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LES RELIGIONS
ET
LES PHILOSOPHIES
DANS
L'ASIE CENTRALE
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' Parîs.^-Typ. Pillet fils aîné, me des Grands- À ngustins, 5.
LES RELIGIONS
PHILOSOPHIES
DANS
L'ASIE CENTRALE
( {>4zf£fUv)rf*A?hoL 1PAR
Û 'il. LE COMTE DE G
GOBINEAU
-IIUSTI* »t riAHCI - ITBt-Ei
DEUXIÈME ÉDITION
^ PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET O, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS
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Tous droits réservés.
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LES
RELIGIONS ET LES PHILOSOPHES
DANS L'ASIE CENTRALE
CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES
Tout ce que nous pensons et toutes les manières dont
nous pensons ont leur origine en Asie. Il est donc inté-
ressant de savoir ce que l'Asie pense encore et comment
elle le fait; une curiosité de ce genre se trouve déjà assez
justifiée par les motifs que j'en allègue, du moins pour
les hommes qui aiment à ne pas perdre de vue les traces
de l'histoire. Mais si l'on réfléchit que nos rapports de
toute nature avec les peuples qui occupent les parties
orientales de notre globe deviennent chaque jour plus
nombreux, plus féconds, et que nos intérêts, les matériels
comme les politiques, les plus relevés comme beaucoup
de ceux qui le sont moins, sont engagés et le deviendront
chaque jour davantage dans de telles questions, on ad-
mettra tout à fait, non plus seulement l'opportunité, mais
bien l'utilité directe et pratique de connaître' du mieux
possible la conscience intellectuelle et moxrite ôfc w»
2 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
peuples, que, bon gré mal gré, nous voulons institu
nos associés.
Avoir affaire aux nations sans les connaître, sans ]
comprendre, c'est bon pour des conquérants; moins b
pour des alliés et même pour des protecteurs ; et ri
n'est plus détestable et plus insensé pour des civilis
teurs, ce que nous avons la prétention d'être.
Je ne crois donc pas me placer en dehors des nécessif
générales de ce temps, ni faire un livre de pure spécu
tion en venant analyser d'aussi près et aussi bien que
le pourrai les notions religieuses, philosophiques, m
raies et même les habitudes littéraires actuelles des ha
tants de l'Asie Centrale. Peut-être les résultats que je v
présenter et les considérations auxquelles ces résuit
donneront lieu pourront-ils fournir l'explication de beî
coup de faits qui, jusqu'à présent, semblent être impi
faitement compris, en admettant même qu'ils le soie
un peu.
Ce qui importe avant tout, dans cette étude, c'est
considérer la vraie nature du génie asiatique.
Lorsqu'un Européen embrasse une doctrine, son int
ligence se porte assez naturellement à renoncer à tout
qui n'y appartient pas, ou du moins à ce qui produir
un contraste trop marqué. Ce n'est pas qu'une telle oj
ration soit chose facile ni simple. Si Ton parvient asi
aisément à reconnaître que le noir et le blanc sont inco
patibles et que, pour conserver l'une ou l'autre de <
couleurs dans un état désirable de pureté, il importe
l'isoler et de supprimer sa rivale, l'esprit possède rai
ment l'énergie suffisante pour rendre la séparation au
absolue qu'elle devrait être, et il conserve le plus s(
vent un peu de l'opinion qu'il n'a plus, ou même enc<
CARACTÈRE MURAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 3
de l'opinion qu'il n'a pas. Il est possible dans des décla-
rations claires, nettes, de rejeter tels ou tels dogmes, mais
il ne Test pas autant de se soustraire à telles ou telles
conséquences de ces mêmes dogmes, à des notions qui
n'existeraient pas sans eux : en un mot, le nombre des
consciences résolument blanches ou noires est rare par-
tout ; ce sont les grises qui se rencontrent le plus fréquem-
ment.
Toutefois, je le répète, il faut convenir, que de tous les
peuples qui furent jamais, ceux de notre partie du monde,
je dis nos contemporains, sont encore ceux qui ont
réussi davantage à se donner des croyances d'apparence
homogène. Il n'en va pas de même des Asiatiques. Ils
sont tellement loin d'un pareil résultat, qu'ils n'en con-
çoivent même pas l'utilité; ils lui tournent le dos et
leur préoccupation est moins de chercher, ainsi que
nous, un état de vérité bien circonscrit, bien déterminé,
clos de murs, garni de sauts de loups infranchissables à
Terreur, que de ne pas laisser échapper une seule forme/
une seule idée, un seul atome de forme ou d'idée percep '
tible à l'intelligence ; voilà ce qu'ils estiment être la
vérité; les antinomies ne les effarouchent pas, l'immen-
sité des terrains les ravit, le vague des délimitations ou
plutôt l'absence de bornes leur semble de première obliga-
tion, si bien que, quelle que soit la thèse soutenue devant
eux, cette thèse sera importante et digne de leur sym-
pathie, non pas suivant la mesure de l'élan qu'on y re-
marquera vers l'exactitude, mais suivant la minutie de la
recherche attachée à quelque point négligé jusqu'alors,
et que sa subtilité permet de faire, sinon même entre-
voir, au moins rêver.
C'est l'usage immodéré de la méthode màv\cl\ve op\fc
4 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
amené cette disposition morale. Elle a aiguisé les int<
ligences très-finement, mais, en même temps, elle les
trempées d'une sorte de scepticisme inconscient q
résulte du besoin même de ne pas mettre de bornes à
curiosité métaphysique. Elle a montré tant de chos
diverses, elle promène si bien les imaginations au mili
des paysages les plus variés, elle est toujours si dispos
à les conduire au fond des abîmes après les avoir f
planer au plus éthéré des hauteurs, qu'il ne reste pi
ni l'envie, ni le besoin, ni le temps de s'attacher défi:
tivement à aucun des résultats qu'elle présente. On
laisse bercer dans cette vague atmosphère, ou mieux, 1'
éprouve sans cesse le sentiment qui fait marcher a^
joie les voyageurs dans certaines contrées de montagne
le chemin est étroit, sans horizon, la route invisibl
les rochers s'élèvent à droite et à gauche, menaçant
dérober la vue du dernier lambeau d'azur qui domi
leur sommet; on ne sait comment on sortira; on avar
pourtant, et enfin le passage se montre ; puis nouvea
doutes, nouvelle issue, et bientôt l'on ne marche p.
pour avancer, mais seulement pour le plaisir de dénoi
la perpétuelle énigme de la route.
Ainsi des Orientaux et de leurs horizons philosop
ques. Nous dirions, et non sans justesse, que l'habitude
est leur jugement de se livrer sans fin ni trêve à i:
gymnastique aussi exagérée a dû le disloquer. C'est
vérité pure ; ils sont pleins de feu et d'une facilité d'
tuition la plus alerte et la plus adroite du monde ;
excellent, comme on dit, à fendre un cheveu en quatre
de ces quatre intangibles ils feront un pont qui port"
voiture ; ils verront matière à des méditations sans
mites, non sans valeur, sur la notion la plus minuscul
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 5
mais il est certain, en même temps, que cette faculté
morale que nous appelons le bon sens et qui, soit dit en
passant, nous déprime pour le moins aussi souvent
qu'elle nous guide, n'est pas chez eux en équilibre par-
fait avec leur puissance imaginative et leur rapidité de
conception; à vrai dire, le bon sens manque chez eux;
aussi n'en aperçoit-on guère la trace dans leurs affaires de
quelque ordre que ce soit. Tout ce qui les mène et les
pousse y est généralement étranger. Leur vie entière s'é-
coule à n'en faire presque aucun usage. Les grandes
choses, peu communes partout, leur sont cependant plus
accessibles et plus familières que les choses raisonnables.
Certes, rien n'est fâcheux dans la conduite des affaires
positives comme ce vacillement perpétuel du jugement.
Aussi yoit-on, dans les siècles actuels, les Orientaux, qui
ne manquent, assurément, pas plus de courage et de réso-
lution que d'esprit, devenir, à tous les degrés, les vic-
times d'aventuriers européens coulés dans un métal bien
inférieur au leur, mais plus rigide. Ce qui n'est pas moins
digne de remarque, c'est que cette infériorité, si fâcheuse
pour eux, à notre avis, ne les affecte pas autant que nous
serions portés à le supposer. Ce n'est pas dans les avan-
tages de la vie matérielle, de la vie sociale ou politique
que les Asiatiques ont placé l'idéal du souverain bien.
La première de toutes les affaires, à leur sens, et je parle
ici de la disposition générale parmi eux, c'est de con-
naître le plus possible et avec le plus de détails possible
les choses supernaturelles. Toutes les nouvelles qu'on
leur en apporte, quelle qu'en soit la source, ont du prix
à leurs yeux. Pour peu qu'ils aient acquis en vous un
certain degré de confiance, les Asiatiques sont disços&aA
vous livrer ce qu'ils savent de cet objet <te \ev\x wro&\ «w
6 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
échange de ce que vous savez vous-mêmes. Ils ont to
soin du monde qu'on ne voit pas; ils le sentent pesc
sur eux ; ils se débattent contre l'impression perpétuel!
du mystère ; ils cherchent quelque chose au-dessus de 1
vie courante et, dans une agitation, dans une attenU
dans un désir, dans une fièvre qui ne se calme pas, o
les voit en alerte, leurs yeux cherchant à s'ouvrir san
mesure, regardant en l'air et partout, inquiets de la vie
venir bien plus que de tout ce qui est au monde. Ils or
peur de manquer Dieu ou même que Dieu les manque.
Si certaines classes de leur société étaient seules ainj
disposées, ce ne serait pas une grande merveille. Mai?
encore une fois, le trait important, c'est que toutes le
classes sont livrées au même démon, et on le sent ausj
vif chez le dernier des muletiers que chez le premier de
moullas. Chacun, à vrai dire, en Asie, a l'esprit ecclésias
tique ; chacun aime à exposer, à démontrer, à prêcher e
à entendre prêcher. Il n'est là personne, pas même te
mauvais garnement qui, à certains moments, ne sach
prendre, non pas tant pour tromper autrui que pour s'édi
fier lui-même, un ton de nez fort dévot et déduire de
considérations dogmatiques dont on ne se serait pa
attendu à trouver même l'instinct le plus superficiel un
à cette chemise déchirée au cabaret, à ce poignard fan
faron et à ce bonnet de travers. Il ne faut pas non plu
méconnaître qu'il ne s'agit pas ici de tels ou tels reli
gionnaires, mais bien de tous les Asiatiques : les obser
vations qui précèdent s'appliquent à la généralité, san
distinction de culte. Voilà donc que ces cultes, sans dis
tinction, je le répète, sont rapprochés les uns des autres
en dépit de leurs divergences, par ces trois première!
causes de sympathie : usage commun des méthodes in«
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 7
ductives poussées à l'excès, curiosité exagérée des faits
théologiques, habitude de divaguer.
Il n'est de vraiment haineuse que l'opinion qui, pétri-
fiée en elle-même, ne parle pas. Les Indépendants de
Cromwell, les Puritains de la Grande Rébellion, étaient
fort dangereux pour les catholiques, parce qu'aucune con-
sidération n'aurait pu amener ces sectaires à raisonner
avec des gens condamnés une fois pour toutes. Mais quand
on dispute, on discute et, quand on discute, on cause, et
c'est ici le cas de répéter après le Maréchal de Montluc
que ville qui parlemente et femme qui écoute sont près
de se rendre. La passion des Orientaux pour les entre-
tiens de philosophie et de religion les a accoutumés à
tout entendre, et quand il est arrivé deux fois que le
moulla le plus disposé à l'intolérance s'est rencontré avec
des juifs, des chrétiens ou des guèbres, voire même avec
des Banians hindous, il se sent disposé à un certain calme,
d'autant qu'avec la mobilité naturelle de son esprit il n'a
pas manqué de conserver en sa mémoire une partie des
arguments contraires à son opinion qu'il a entendu four-
nir, et il les garde moins pour réfléchir sur leur perver-
sité ou leur débilité que pour chercher à en tirer quelque
quintessence qu'il puisse mêler aux notions qu'il possède
déjà. Ces sortes de combinaisons constituent un arrange-
ment des plus usités. Les musulmans albanais se font
un devoir de brûler des cierges à saint Nicolas. Les chré-
tiens mirdites consultent avec respect les derviches. Les
femmes de Khosrova> en Ghaldée, font des offrandes à
Notre-Dame pour obtenir des enfants et, si leur vœu a
réussi, elles ne manquent pas de se présenter à l'église,
afin de remercier, et elles prennent soin de s'informer
des rites qu'il leur faut accomplir afin de faire leurs
8 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
prières à la mode chrétienne, ce qui, suivant elles
montre mieux leur déférence et leur bonne volonté, i
Pondichéry, le territoire n'étant pas très-étendu, la con
ciliation est allée encore au delà ; non-seulement les mu
sulmans ont adopté des Hindous et des chrétiens lusag
des processions, qui leur est primitivement étranger e
qu'ils ont pourtant rattaché tant bien que mal au cuit»
parfaitement hétérodoxe de leurs saints, mais de plus le:
trois communions se font un devoir et un mérite d'ob-
server leurs fêtes en commun et d'assister avec un éga
recueillement à leurs solennités mutuelles. Dans le goû
qui les rapproche, les communautés n'ont pas borné leu
éclectisme à la pompe de processions absolument sem*
blables. Les catholiques ont ajouté à leurs rites la repré-
sentation de drames religieux interminables qui, par 1<
système dramatique dans lequel ils sont composés, n<
permettent pas de méconnaître des copies des tazieht
shyytes et surtout des représentations brahmaniques
Toutefois, ce que j'ai vu de plus complet, en fait de mé-
langes de dogmes, s'est présenté à moi au temple du feu
à Bakou. Ce sanctuaire, soit dit en passant, n'est nulle-
ment ancien comme on le suppose généralement. Il ne
remonte pas au delà du xvne siècle, époque à laquelle
de nombreux marchands indiens fréquentaient les cours
des khans tatares de Derbent, de Goundjeh, de Shamakhj
et de Bakou. Ce sont ces négociants qui se sont avisés de
créer là des lieux de dévotion à leur usage. Les pénitente
par lesquels ces lieux sont habités aujourd'hui n'ont plus
aucune notion de religion positive. Tout s'est fondu, poui
eux, dans la pratique d'une complète insouciance ascé-
tique résultant d'un syncrétisme plus sceptique que
croyant. Je retrouvai là un ancien ami que j'avais connu
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 9
plusieurs années auparavant, parcourant en pèlerin des
contrées assez distantes. Mostanshah me fit assister à une
sorte de service divin qui fut célébré dans une des cel-
lules du temple avec accompagnement des petites cym-
bales guèbres ; sur l'autel, à côté des divinités sivaïques,
se montraient des vases appartenant au culte parsy, des
images russes de saint Nicolas et de la Vierge et des cru-
cifix catholiques ; ces reliques si diverses étaient traitées
avec un respect égal. Les pénitents, tous tant qu'ils étaient
dans le temple, à cause de la chaleur des feux de naphte,
se promenaient à peu près nus, bien qu'on fût à la fin de
décembre. Mais leurs corps maigres ou plutôt décharnés
ne paraissaient pas plus sensibles aux influences physi-
ques que les âmes qu'ils renfermaient aux suggestions du
sens commun. Mon ami ne me cacha pas que la qualifica-
tion qui lui convenait, ainsi qu'à ses compagnons, était
celle depadri, qu'il m'assura être le mot anglais signi-
fiant « brahmane. » Il regrettait seulement que, depuis plu-
sieurs années, il ne fût pas venu à Bakou un homme
versé dans la science pratique des austérités, ce qui
m'expliquait pourquoi je n'apercevais pas de martyrs
volontaires. Du reste, il en prenait son parti comme de
tout au monde. Son langage était devenu aussi bigarré
que sa foi. Depuis que nous ne nous étions vus, il ne se
contentait plus de parler persan avec un mélange de plu-
sieurs dialectes hindous, il y avait ajouté un peu d'an-
glais, un peu de français, un peu de russe et beaucoup
d'allemand, que lui avait appris un ouvrier livonien au-
quel il avait loué la moitié de sa chambre dans le temple,
car il y a en face une fabrique de bougies dont tes^&fe\fô5>
ne se montrent ni scandalisés ni importunés. Qr\\k«hî\\.
qu'ils ne l'aperçoivent pas»
JO CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
Dans les classes plus lettrées que celles auxquelle
appartiennent les exemples que je viens de citer, le
mélanges d'idées sont, sans doute, d'une nature moin
franche, mais ils y sont portés jusqu'à la complication li
plus illimitée. C'est là que l'on entre dans un véritabli
pandémonium où tout pénètre, s'embrasse, se mélange
s'accepte, et n'expulse rien que le doute philosophique
il y a des natures de scepticisme qui s'en passent. L'his-
toire portant témoignage que, dès les âges les plus reculés
l'Asie a ouvert l'oreille à toutes les assertions du super-
naturalisme, on peut comprendre quelle richesse effroyable
de théories s'y est produite, combien elle en a mariées e
que de générations de systèmes mixtes sont sorties d<
pareilles alliances; et rien de tout cela n'a été oublié, riei
perdu. Des transformations, moins importantes qu'on n<
saurait le supposer, ont à peine travesti les plus antiques
théories. C'est ce que j'ai montré déjà dans un autn
ouvrage1; on en verra dans ce livre la preuve la plu*
éclatante, et sans cesse, à côté de ces ancêtres, sont venu*
et viennent se placer leurs enfants et les enfants de leurs
enfants.
Si toutes ces doctrines et nuances de doctrines s'étaieni
isolées, renfermées en des cercles définis de croyants,
il n'y aurait, dans un tel milieu, ni religions dominantes
ni religions d'État possibles. Telle est leur multitude que
le tableau en présenterait une série de petits groupes
insignifiants, au point de vue du nombre des sectateurs.
Mais ce n'est pas ainsi qu'il faut les concevoir et l'on peut
établir comme un fait incontestable que chaque tète
d'homme contient et fait vivre, en suffisante harmonie,
* Traité des Écritures cunéiformes^ Didût,lS6*,
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 11
une troupe plus ou moins considérable de conceptions
contendantes et que, au fond d'un même esprit, ces con-
ceptions, toujours en mouvement, toujours en procès,
dominent tour à tour ou s'éliminent les unes les autres,
de telle sorte que, pendant le cours de sa vie, leur ingé-
nieux appréciateur parcourt une gamme fort étendue de
croyances peu compatibles et souvent directement oppo-
sées.
Ceci n'empêche point que chacun possède en propre
une religion positive. On est musulman, juif, chrétien,
guèbre, hindou, et tel on est né, tel on meurt. Les con-
versions proprement dites, d'une foi à une autre, sont
des plus rares et tellement onéreuses au petit nombre de
ceux qui s'y laissent aller que l'on voit généralement
leurs enfants, sinon eux-mêmes, revenir à la religion des
aïeux. On peut citer à cette occasion l'exemple de beau-
coup de juifs de Perse devenus musulmans, dont les uns
ont fait retour purement et simplement au mosaïsme,
tandis que les autres y ont ramené leurs enfants, tout en
restant dans leur foi nouvelle, et, ce qui est digne de
remarque, c'est qu'il n'en est résulté, pour ces apostats,
aucune querelle avec les autorités du pays, bien que le
Koran édicté des peines mortelles contre un pareil crime.
Mais les raisons politiques qui ont amené le Prophète,
sans beaucoup de succès, à ne vouloir que des musul-
mans dans l'Arabie, et qui ont, de même, porté les Turcs
à se montrer sans pitié pour ce qui constitue chez eux
une désertion civile, n'existent pas ailleurs. La tolérance
pratique des idées l'emporte donc et on laisse chacun
libre de faire ce qu'il entend, à moins que des causes
toutes mondaines ne s'y opposent. Ainsi, \\ faxA cot&y-
dérer, en général, la conscience d'un Asiatique cwasûfe
il CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
composée des ingrédients religieux et philosophique
suivants :
4° Un titre à peu près nu de religionnaire ;
2° Une foi plus ou moins vive dans certains des pré
ceptes du culte avoué ;
3° Une opposition résolue à beaucoup de ces préceptes
fussent-ils des plus essentiels ;
4° Un fonds d'idées tenant à des théories complétemen
étrangères et qui prend plus ou moins de place ;
5° Une disposition constante à favoriser la pérégrina
tion de ces idées et de ces théories et à remplacer le
anciennes par des nouvelles.
Le remplacement est d'autant plus assuré que théorie
et idées auront davantage la saveur du contraste. Alor
Theureux penseur suppose qu'il vient de s'ouvrir su
l'infini une porte inaperçue jusque-là par lui et par lei
autres.
Pareille organisation, ou, si on le préfère, pareilh
désorganisation intellectuelle serait impossible chez nous
et par plusieurs causes. D'abord, la méthode expérimen-
tale en laquelle les Européens ont une confiance absolue
et de routine laisse subsister un si faible goût pour h
supernaturalisme que la plupart des esprits l'excluen
absolument ou du moins n'en admettent que la plus pe-
tite dose. En outre, la discussion, chez nous, est ferme,
un peu brutale, et la plupart du temps sans réticences
essentielles, de sorte que le partisan d'une idée, à moins
de la garder pour lui seul, ce qui constitue un téte-à-téte
de difficile durée, est contraint de la risquer au milieu
du combat, et, par conséquent, de veiller à ce qu'elle
donne peu de prise sur elle. Il sera forcé souvent, bien
loin de lui permettre trop de licence, de la traiter en
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 13
chien de basse-cour, lui coupant la queue et les oreilles
pour laisser moins de prise à l'assaillant. C'est en cet
état qu'il la présente, et le résultat inévitable de ce
genre d'armement en guerre, c'est que le promoteur
d'une théorie, contraint d'avance à examiner ce cham-
pion avec sévérité pour ne pas le voir étranglé du pre-
mier coup, le traite sans complaisance, et lui-même se
refuse, autant qu'il en est capable, à divaguer avec lui.
Si l'idée ne concorde pas assez avec les notions aux-
quelles il est attaché, avant de la produire il l'aura répu-
diée. Ces motifs de sévérité, ces garanties, ces barrières
n'existent pas pour l'Asiatique; on peut dire, tout au
contraire, qu'il s'est arrangé de façon à ce que rien ne
pût gêner l'essor de sa fantaisie, et rien, en effet, ne le
gêne.
C'est une règle de sa sagesse antique, comme de celle
des philosophes de la Grèce, que toute opinion sur les
entités supérieures doit être environnée de mystère. En
premier lieu, le respect qu'on doit aux choses saintes
l'exige. 11 n'est pas raisonnable (je parle ici le langage
des gens que j'observe) de jeter des vérités élevées devant
des esprits indignes de les concevoir, et l'indignité résulte
tout aussi bien de la non-préparation et de la seule igno-
rance que de l'hostilité et du mauvais vouloir. Pour
mériter la participation à une doctrine quelconque, il faut
une initiation dont le caractère et les épreuves varient
suivant les bonnes ou mauvaises dispositions, connues
ou supposées, du néophyte. Quant à la divulgation in-
discrète, l'antiquité, par les accusations si fréquentes de
profanation des mystères dont elle a poursuivi plusieurs
de ses grands hommes, nous a fait assez voir coTctàtew
elle en était révoltée. Cette façon de penaet, \*îna
14 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
d'Asie, s'y est conservée toute entière. C'est une c
causes latentes, mais certaines, qui justifient la réf
gnance des musulmans à laisser les chrétiens ou les ji
entrer dans leurs temples. Il en est de même pour ceu
ci quant à leurs lieux de prières, et pour les guèbi
quant à leurs ateshgâhs. Chez tous, la raison de la c
fense est la même que chez le prêtre de la grande Dia
des Ephésiens.
Ensuite, il n'est pas bon d'exposer sa foi à l'insulte à
incrédules, attendu que l'on peut rencontrer un sophis
qui profitera de sa supériorité d'adresse pour ébranl
chez le fidèle des idées, en elles-mêmes incontestable
mais que leur partisan ne saura pas défendre. De soi
que le malheureux, frappé par son imprudence, décl
des augustes prérogatives du croyant, se trouvera da;
la même position qu'un voyageur dépouillé de son «
par des bandits. L'or et la foi n'auront rien perdu <
leur valeur; mais, dans les deux cas, la victime n'y sei
plus participante. Il est donc de prudence élémentaire <
ne pas affronter des argumentateurs trop retors ; et, di
lors il est nécessaire de ne pas avouer ce qu'on pense <
de cacher avec soin ce qu'on croit.
En outre, une raison forte, bien que d'un tout auti
ordre, milite dans le même sens. Le possesseur de 1
vérité ne doit pas exposer sa personne, ses biens ou s
considération à l'aveuglement, à la folie, à la perversil
de ceux qu'il a plu à Dieu de placer et de maintenir dar,
l'erreur. En tant que sage et jparchant dans la bonn
direction, il est précieux à Dieu; sa prospérité, son sak
importent au monde. Parler à la légère ne pourrait ja
mais produire d'avantages; car Dieu sait ce qu'il veut
et s'il lui convient que l'infidèle ou l'égaré trouve la vrai
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 15
route, il n'a besoin de personne pour opérer ce miracle.
Il faut donc considérer le silence comme utile, et savoir
que parler, en exposant la personne du croyant et sou-
vent la religion même, est inopportun et devient quel-
quefois impie.
Pourtant il est des cas où le silence ne suffit plus, où
il peut passer pour un aveu. Alors on ne doit pas hési-
ter. Non-seulement il faut alors renoncer sa véritable
opinion, mais il est commandé d'accumuler toutes les ruses
pour que l'adversaire prenne le change. On prononcera
toutes les professions de foi qui peuvent lui plaire, on
exécutera tous les rites que l'on reconnaît pour les plus
vains, on faussera ses propres livres, on épuisera tous
les moyens de tromper. Ainsi seront acquis la satisfaction
et le mérite multiples de s'être mis à couvert ainsi que
les siens, de n'avoir pas exposé une foi vénérable au
contact horrible de l'infidèle, et enfin, d'avoir, en abu-
sant ce dernier et en le confirmant dans son erreur,
imposé sur lui la honte et la misère spirituelles qu'il
mérite.
C'est là ce que la philosophie asiatique de tous les
âges et de toutes les sectes connaît et pratique, et que
Ton appelle le Ketmdn. Un Européen serait porté à voir ^ '
dans ce système , qui ne rend pas seulement la réticence
indispensable, mais qui détermine l'emploi du mensonge
sur la plus vaste échelle, il y verrait, dis-je, une situa-
tion humiliante. L'Asiatique, au rebours, la trouve glo-
rieuse. Le Ketmân enorgueillit celui qui le met en prati-
que. Un croyant se hausse, par ce fait, en état permanent
de supériorité sur celui qu'il trompe, et fût ce der-
nier un ministre ou un roi puissant, n'importe', ^\*t
Ybomme qui emploie le Ketmân à son égard, \V esl^N^W,
16 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
tout, un misérable aveugle auquel on ferme la dn
voie, qui ne la soupçonne pas; tandis que vous, dég
nillé et mourant de faim, tremblant extérieurement i
pieds de la force abusée, vos yeux sont pleins de lumiè
vous marchez dans la clarté devant vos ennemis. C
un être inintelligent que vous bafouez; c'est une fc
dangereuse que vous désarmez. Que de jouissances i
fois!
Voilà le système. Mais il ne faudrait pas ici se tromp
L'Asiatique n'a en lui ni l'énergie active, ni surtout l'i
perturbable suite dans les idées qui lui seraient ind
pensables pour appliquer le Ketmân dans toute sa
gueur. Je viens de tracer la théorie ; la pratique ne
pique point de la suivre pas à pas.
11 existe aux environs de Trébizonde et d'Erzeroum <
communautés de religionnaires qui professent extérieu
ment, disent-ils, l'islamisme sunnite. Dans leurs villaj
ils ont des mosquées qu'ils fréquentent le vendredi;
entretiennent des moullas pour leur lire le Koràn
leur commenter les traditions du prophète. Et, cependai
ajoutent-ils tout bas, nous ne sommes pas musulmar
nous allons aux églises, nous entendons la messe, co
fessons la divinité de Jésus-Christ et vénérons les imag
des saints.
Tout cela est rigoureusement vrai et, à force de le di
en confidence à quelques personnes sûres, personne i
l'ignore en Anatolie, et c'est aussi public que le son d
cloches. Il semblerait dès lors que la feinte est inutile
nullement. A l'occasion, ces hommes paraissent deva;
les kadys , et on ne leur dispute pas les prérogatives d
musulmans fidèles. Ils prêtent serment sur le livre <
Dieu; leur serment est aussi valable que celui du shéi
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. il
de la Mecque. Chacun sait quelle est leur opinion ; mais
chacun feint d'ajouter foi à leur mensonge. Il a tous les
effets civils qu'on peut s'en promettre, et, en réalité,
l'injustice n'est pas trop forte; car ces paysans sont
beaucoup moins fourbes qu'ils ne le croient eux-mêmes
Voulussent-ils demain se débarrasser de leur hypocrisie,
ils ne pourraient plus abandonner des croyances qui sont
devenues les leurs, par cela seul qu'ils en ont fait la co-
médie, et, à la fois musulmans et chrétiens, la mosquée
ne leur est guère devenue moins indispensable que
l'église.
En Perse, les Nossayrys, qui ne croient pas au Dieu
individuel ni à la détermination fixe des existences, se
donnent aussi pour musulmans, sont admis sans diffi-
culté à tous les droits des croyants, sont reçus dans les
mosquées et peuvent, en même temps, sans qu'on les in-
quiète, user de leurs droits d'incrédules pour rompre
assez publiquement le jeune du ramazan. Ces Nossayrys,
avec une apparence beaucoup plus musulmane que les
chrétiens dont je parlais tout à l'heure, se tiennent ce-
pendant plus loin de l'islam pour lequel ils n'éprouvent
qu'antipathie. D'ordinaire, outre qu'ils sont Nossayrys,
ils sont soufys. Une des inconséquences remarquables
qu'on peut relever en eux, c'est leur attachement à la
circoncision. Ils n'ont pas, dans leur magasin propre
d'idées et de notions, une seule raison pour justifier cette
pratique, et ils conviennent qu'elle est parfaitement inu-
tile. Néanmoins tous sont circoncis, et ils ne manquent
pas de circoncire leurs esclaves noirs, même quand ils
les achètent à l'âge adulte ou même plus tard. Les femmes
surtout attachent une grande importance à l'observation
de cet antique usage. Un Nossayry, fort inteWigeta^T^^fc
18 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
sur ce sujet, avouait que c'était l'influence conjugale
le contraignait à faire circoncire ses enfants. Au fc
l'habitude impose cette inconséquence : elle est en j
non moins puissante qu'ailleurs, sinon plus.
Les guèbres assurent que l'auteur de leur religi
Zerdusht, n'était autre que le patriarche Abraham;
veulent ainsi que leurs livres sacrés, provenant d'un
prophètes reconnus par l'islam, soient admis par
musulmans comme saints. Au moyen de cette ini
prétation , ils seraient classés parmi les gens des livi
et jouiraient des avantages assurés par Mahomet aux j
et aux chrétiens. Personne n'ignore que la prétention
guèbres est fausse et qu'eux-mêmes n'en sont nullem
dupes. Cependant, on l'accepte officiellement, et j'ai
tendu des musulmans, affectant une grande rigidité, m'
primer, sans y croire, l'opinion la plus flatteuse sur i
Altesse Zerdusht, en m'assurant que c'était un des ne
d'Abraham. Les guèbres tendent, du reste, fortement,
dehors de toute autre considération , aux méthodes is
iniques, et, à force de chercher à se concilier l'esti
des docteurs unitaires, ils ont souscrit à des concessi<
telles qu'on peut considérer aujourd'hui ces dualis
comme des espèces de déistes superstitieux. Leur ancier
foi proprement dite est bien malade dans leurs espri
Ce n'est, du reste, pas si nouveau qu'on pourrait le croi
Dès avant le temps de la réforme sassanide, arrivée se
Shapour, l'esprit unitaire était insufflé par l'araméisi
dans le sein des prêtres zoroastriens.
On pourrait multiplier indéfiniment les exemples
Ketmân en matière religieuse; il n'est pas une comm
nion, pas une secte qui ne s'en donne la gloire ou
plaisir ; tantôt sur un point, tantôt sur un autre, s
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 19
l'ensemble ou sur les détails. Mais, précisément pour
cette cause, je serai si souvent ramené à parler du Ket-
mân et à en montrer Faction et les effets, qu'il est inutile
d'y insister ici davantage. En ce qui concerne les opi-
nions philosophiques, on conçoit aussi que ce principe a
mille occasions de s'appliquer.
D'abord, la disposition de tout le monde à changer fré-
quemment d'avis et à accoupler les opinions les plus
adverses, rend le Ketmân particulièrement commode.
Quand on cache ce qu'on pense, on n'a pas l'inconvé-
nient d'avoir à s'expliquer nettement vis-à-vis de soi-
même , et quand on ne livre que par petits morceaux et
avec des réticences ou des déguisements ce qu'on admet,
on n'est pas aisément pris en flagrant délit de contradic-
tion. Or, c'est ainsi que les Asiatiques se communiquent
leurs idées. On devine, sans doute, la direction générale
de la pensée de quelqu'un que l'on connaît bien ; mais on
n'est jamais sûr que cette direction ne soit pas modifiée
par l'action de quelque croyance nouvelle ou ancienne
dont il ne nous a jamais été fait confidence, et si, par
hasard, une déviation se révèle et qu'on la signale,
l'ami, par crainte, par fausse honte, par caprice, par or-
gueil ou par moins que tout cela, par un sentiment qu'il
ne s'explique pas à lui-même, s'empresse de vous prou-
ver que vous vous trompez, en vous démontrant que
l'idée que vous lui supposez est absurde, inadmissible,
coupable au premier chef, et en vous avouant que sa
vraie façon de voir y est diamétralement opposée. Un
mois après il aura oublié sa belle défense, et, de lui-
même, vous exposera dans tous ses détails le sentiment
contre lequel il s'était tant révolté.
Car, avec les Orientaux, nul secret n'est gpx&fc\oTt%-
20 CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES.
temps. Un des faits qui étonnent davantage quand on
au milieu d'eux, c'est de s'apercevoir que cette grande
fectation de mystère qui entoure la vie de chacun n'
qu'un voile suspendu par en haut, non attaché par
bas, voile léger, que le moindre souffle d'air dérange
qui s'écarte à chaque instant pour laisser voir même
choses les moins nécessaires à rendre accessibles au ]
blic. Du temps de Feth-Aly-Shah, les scènes de son 1
rem défrayaient de leurs détails un peu singuliers tou
les conversations des bazars, et l'on se disait publiqi
ment, librement, le nom du marchand géorgien, du bi
lant cavalier nomade ou de l'élégant Mirza qui a\
trouvé, la veille au soir, l'accès libre et de quelle fa<
il était entré. Si ces indiscrétions se commettent avec
laisser-aller bien étrange en matière si délicate, on p
aisément croire que la chronique scandaleuse des pai
culiers n'est pas plus soustraite aux commérages. En efl
l'indiscrétion va loin sur ce chapitre, et l'on est fo
de conclure bien vite que la clôture des maisons et la v
lure des femmes ont, pour conserver les secrets, jus
ment l'effet contraire à celui que l'on suppose d'abo
Puisque les Asiatiques parlent avec tant d'ingénuité
choses qui les touchent de si près, il n'y a pas à s'étoni
qu'ils aient autant d'intempérance d'imagination et
langue dans le domaine des idées. Le Ketmân leur s
plus à en faire un carnaval perpétuel , à se rendre ins
sissables à force de déguisements et de mobilité, qu'à d
simuler réellement leur pensée. Un musulman sou)
très-avancé, me confiait que la Perse, à son avis, ne c(
tenait pas un seul musulman absolu. Je suis tenté
croire que la proposition doit s'étendre et se transforn
ainsi ; L'Asie centrale ne contient pas un seul religic
CARACTÈRE MORAL ET RELIGIEUX DES ASIATIQUES. 21
naire qui ne reconnaisse que les seuls préceptes de sa foi
et qui les admette tous.
Maintenant, on peut comprendre sans difficulté pour-
quoi j'ai affirmé dans un autre ouvrage que le fanatisme,
en tant que représentant une persuasion exclusive d'une
religion quelconque, était un phénomène antipathique à
l'esprit des Orientaux et n'existait pas chez eux * . Comme
il n'y a pas là de foi entière, il n'y a pas non plus de
préoccupation exclusive. Comme il n'y a pas de groupe
suffisamment considérable uni parles liens d'une doctrine
strictement acceptée, il n'y a pas non plus d'enthousiasme
collectif, ni de haine commune déterminée. Ce qui existe,
ce sont des individualités ou de petites réunions dans
lesquelles on entre et d'où l'on sort sans éclat et sans
bruit, qui se considèrent comme sachant la vérité en
toutes choses et ne voulant pas la dire, mais la laissant
échapper malgré elles, méprisantes pour ce qui ne cadre
pas avec leurs idées du moment, contribuant ainsi à pro-
pager l'esprit de secte et de personnalité égoïste, grande
raison d'être de la débilité politique des Orientaux, et ne
présentant à l'œil de l'observateur qu'un bouillonnement,
une ondulation incessante des doctrines les plus diverses,
ballottées, mélangées par des influences ambiantes, et, en
somme, beaucoup trop faibles et trop occupées de se dé-
fendre pour avoir le loisir, les grands desseins, la témé-
rité et la résolution implacable qui constituent le fana-
tisme.
1 V. mon ouyrage intitulé : Trois Ans en Asie.
CHAPITRE II
L ISLAMISME PERSAN
L'islamisme, mélange à peine déguisé de religions anté-
rieures, est par sa structure très-disposé à subir et même
à servir les dispositions naturelles que j'ai observées dans
les pages précédentes. Il convient donc à merveille à l'es-
prit des Orientaux et à toute nature d'intelligence quiA
s'en rapproche. C'est à ce fait qu'il faut attribuer les
succès vraiment remarquables que les missionnaires ma-
hométans obtiennent aujourd'hui sur tous les points du
continent d'Afrique. Naturellement, les conversions nom-
breuses qui semblent les y attendre et qui éclatent à leurs
premières paroles, les encouragent singulièrement à se
porter vers ces régions si bien disposées pour eux. Ils y
vont en nombre assez notable. Ils offrent ainsi le spec-
tacle d'une sorte de jeunesse et d'énergie de prosélytisme
fort curieuses surtout en ce qu'elles contrastent avec la
situation de l'islam dans d'autres contrées. Vis-à-vis des
races européennes, ce culte s'est toujours trouvé dénué de
séductions. Il a dû se contenter de quelques recrues alba-
naises ou bosniaques. Dans l'Inde, les conquérants arabes,
gaznévides, mongols, afghans n'ont réussi qu'avec b^u-
24 l'islamisme p eus an.
coup de peine à se créer un certain nombre de coreligî
naires parmi leurs sujets. Pour amener ce nombre au chi
respectable qu'il montre aujourd'hui, il a fallu infinim
de violences, de temps et aussi d'immigrations. En Chi
il semble que tous les musulmans indigènes descend
des artilleurs persans de Djynghyz et de Koubilay
que la population locale proprement dite n'a jan
beaucoup goûté leurs enseignements. Partout aillei
l'islam est resté à peu de chose près ce qu'on l'a vu
xe siècle, et il ne parait pas avoir fait aucune conqi
qui, du moins, soit de quelque marque.
Si l'on sépare la doctrine religieuse de la nécessité
litique qui souvent a parlé et agi en son nom, il n
pas de religion plus tolérante, on pourrait presque c
plus indifférente sur la foi des hommes que l'islam. C<
disposition organique est si forte qu'en dehors des
où la raison d'Etat mise en jeu a porté les gouverneme
musulmans à se faire arme de tout pour tendre à l'ui
de foi, la tolérance la plus complète a été la règle foui
par le dogme. Qu'enseigne le Koran? Que la reconni
sance de la vérité ne dépend en aucune façon de la
lonté de l'homme; c'est Dieu qui, à son gré et sans <
nul puisse apprécier ses motifs, àaccorde ou refuse la
mière à l'esprit de sa créature. Tel personnage est
dans les plus profondes ténèbres. Tout lui est révélé,
autre, non-seulement ne voit pas la vérité posée dev
lui, il ne l'apercevra jamais, et cette vérité l'aveugle,
pourrait dire avec malice, et c'est ce que déclare le Ko
quand il affirme que la ruse de Dieu est supérieur»
toutes les ruses. Ainsi cet homme né pour être croya
mais ainsi repoussé, Dieu le mène d'erreurs en erre
jusqu'au but marqué d'avance, c'est-à-dire jusqu'à
L'iSLAkISkË PEftSÀN, t>H
damnation éternelle. Toutes les prédications du monde
n'y peuvent rien faire, et, en conséquence, il est inutile
de se jeter en travers du droit et des voies de la Provi-
dence en cherchant à amener à elle un néophyte dont,
sans doute, elle ne se soucie pas, puisqu'elle ne Ta pas
marqué de son sceau. Aussi a-t-il toujours été de règle
dogmatique que les chrétiens et les juifs ne peuvent être
contraints à changer de religion. Si on leur demande un
tribut particulier, c'est que, n'étant pas musulmans, ne
prenant point part aux charges générales de l'Etat,
comme, par exemple, le service militaire, il est cepen-
dant juste qu'ils contribuent en quelque chose au service
public. Pour ce qui est des idolâtres, le Prophète a été
plus dur en théorie ; mais, dans la pratique, la loi s'est
immédiatement adoucie et a accepté ce qu'elle prétendait
vouloir détruire sans rémission. Qu'on ne s'arrête pas
aux violences, aux cruautés commises dans une occasion
ou dans une autre. Si on y regarde de près, on ne tar-
dera pas à y découvrir des causes toutes politiques ou
toutes de passion humaine et de tempérament chez le
souverain ou dans les populations. Le fait religieux n'y
est invoqué que comme prétexte et, en réalité, il reste en
dehors. Ce que l'islam a eu en vue, presque uniquement,
c'est de recommander la notion d'un Dieu unique, se
révélant par des prophètes. Voilà l'alpha et l'oméga de
sa théologie. Pourvu qu'on reconnaisse ces deux points,
l'islam est satisfait et la plus grande liberté est laissée à
la conscience de l'homme qui les a confessés; cet homme
eùt-il d'ailleurs les opinions les plus différentes de
celles des autres musulmans, il est toujours considéré
comme fidèle, tant qu'il n'abjure pas officiellement. La
conséquence de ce principe a été double et cot&\â&t3fcta\
28 L'ISLAMISME PERSAN.
rants et grossiers. Il en est, sans cloute, et des plus gr<
tesques, mais il faut avouer de même qu'il a existé <
tout temps, partout, et même en Europe, des philosoph
et des savants qui n'étaient pas des modèles de raist
et de bons sentiments, ce qui n'est pas plus à la char]
de la science que les sottises de prêtres ineptes ne sa
raient l'être à celle de l'islam.
Ce qui reste certain, c'est que l'esprit de critique, <
recherche et de discussion suscité, dès les premiers joui
par Mahomet lui-même, ne s'est jamais perdu. C'est
de la vie plus ou moins bien employée, mais c'est de
vie. On en voit aujourd'hui, en Perse, des manifest
Uons fort accusées dans les contestations des trois part
principaux qui se divisent le clergé et les fidèles, et
partagent l'orthodoxie shyyte. Il s'agit des Akhbarys, d
Moushtehedys et des Sheykhys, discuteurs de trois op
nions nouvelles, au moins quant à la forme qu'on le
voit actuellement et qui leur est imposée par les te
dances, les besoins ou les résistances du milieu soci
dans lequel elles se produisent.
Les Akhbarys acceptent, à titre également authentiqu
toutes les traditions courantes soit des prophètes, soit d
Imams. Cette théorie, respectueuse en apparence
beaucoup moins en réalité pour les sources de l'islai
permet à ceux qui la suivent d'admettre, sous coule
d'opinions professées par Aly et ses onze successeurs, ui
quantité notable d'idées et de principes qui, bien év
demment, n'ont rien de commun avec les doctrines <
Koran. Mais du moment qu'on réussit à placer ces idé
et ces principes sous le patronage d'un nom révéré, (
se tient pour dispensé de les comparer avec des prescri]
tions définies qui, sans nul doute, les repousseraient.
J/ISLÀMISME PERSAN. 29
suffit de les justifier par un hadys, une tradition venue
juste à point au moment où un secours était nécessaire.
Cette tradition ipso facto devient authentique de plein
droit et l'opinion qu'elle appuie se trouve du même coup
orthodoxe.
C'est une façon de procéder un peu large sans doute ;
je ne crois pas, cependant, qu'on puisse, à proprement
parler, accuser les Akhbarys de mauvaise foi déclarée et
encore moins d'avoir inventé la masse énorme de docu-
ments dont ils se piquent de disposer. On en trouverait
l'étoffe, sinon toujours la forme, dans les Agoual-al-
Houkkema ou « Dires des philosophes, » « formules, » qui
sont presque absolument d'origine sassanide ou perse,
mais traduites, retraduites et remaniées. Je ne cite ici que
la principale source ; sans aucun doute on doit en indi-
quer d'autres, comme, par exemple, les doctrines judaï-
ques et une dérivation notable des enseignements indiens.
A la faveur de ces autorités si variées, toutes ramenées,
quand il le faut, à n'être que l'opinion officiellement
exprimée de quelqu'un des Imams, les Akhbarys se don-
nent comme les plus purs des Shyytes, parce qu'ils dé-
montrent sans peine qu'ils sont les plus éloignés d'ac-
cepter les notions rigoureuses des Arabes et des Turks
sunnites sur la critique de la tradition. En conséquence,
ils se vantent d'être les hommes de la religion nationale
par excellence, ce qui implique, suivant nos façons de
parler, la prétention à un patriotisme plus exalté que
celui de leurs contradicteurs.
Ainsi, se proposant de haut à la sympathie publique,
les Akhbarys croient pouvoir entretenir et professent,
en toute sécurité de conscience, des maximes peu mu-
sulmanes. Ils n'acceptent pas la résurrecWoxv ç&oc&s^
30 L'ISLAMISME PERSAN.
des corps et assurent qu'après le dernier jugement le
hommes revêtiront de pures apparences. Rien qui n
soit complètement immatériel ne subsistera ni dans le
élus ni dans les damnés. Les jouissances des uns, h
souffrances des autres seront d'une nature puremei
idéale.
Les Akhbarys se montrent faciles à vivre et ils comp
tent parmi leurs sectateurs un grand nombre d'homme
du peuple et de petits fonctionnaires ; c'est à peu prè
l'opinion bourgeoise. Pourvu qu'une idée soit placé
sous le couvert du nom d'un des Imams, elle est assuré
de leur plaire et accueillie sans qu'on l'examine de plu
près. Ce système ne s'accorde pas avec une érudition u
peu sévère. Si, pourtant, les théologiens sérieux, surtoi
dans le haut clergé, surtout à Téhéran, réprouvent le
Akhbarys et se font gloire de réfuter leurs doctrines, i
est cependant des villes, comme Hamadan, par exemple
où la majeure partie du clergé et son chef, l'Imam-Djum
lui-même, sont des Akhbarys déclarés.
Les Sheykhys ont bien un point de contact avec le
opinions que je viens d'indiquer. Bien que ne repoussan
pas tout à fait l'idée de la résurrection des corps, ils on
repris une ancienne opinion d'Avicenne au sujet de l'en
lèvement au ciel de Mahomet et du miracle que le pro
phète accomplit lorsqu'il fendit la lune en deux avec soi
doigt, le shekk-el-Kamar. Ils prétendent que, dans ce
deux cas, comme lorsqu'il s'agit des nombreux miracle
inconnus au Koran, mais prêtés à Mahomet par 1
shyysme, il ne faut pas songer à l'admission d'une réa
lité matérielle, mais, au contraire, recourir à un sem
figuré. Ainsi, pour le premier fait, ils proposent l'hypo-
thèse d'une vision ; pour le second, celui d'une interpré
L'ISLAMISME PERSAN. 34
tation parabolique, et de même, dans chacun des autres
faits de ce genre, l'explication rationnelle la plus conve-
nablement indiquée par le sujet lui-même.
Hadjy-Sheykh-Ahmed, qui passe pour l'auteur de cette
théorie, était un Arabe de Bahreyn. Il professait, il y a
une quarantaine d'années, à Tebryz et est mort à Ker-
bela. Bien qu'il ait laissé plusieurs ouvrages de théo-
logie, il n'a jamais avancé ouvertement dans ces livres,
de l'aveu même de ses disciples les plus passionnés, rien
qui puisse mettre sur la voie des idées qu'on lui prête
aujourd'hui. Mais tout le monde assure qu'il pratiquait
le Ketmân et que, dans l'intimité, il était d'une extrême
hardiesse et d'une grande précision dans l'ordre de doc-
trines qui porte aujourd'hui son nom. Ce qui est cer-
tain, c'est que la croyance sheykhye compte de nombreux
partisans parmi les personnages les plus instruits du
clergé. Ce sont les principaux adversaires des Akhbarys.
Ils s'élèvent avec force contre le nombre immodéré de
traditions et le peu de critique ou plutôt l'absence com-
plète de critique avec laquelle on les adopte. Ils ne
manquent pas de rappeler à l'observation des règles
prescrites par les anciens exégètes et qui sont, en effet,
sévères ; bref, ils se rapprochent, à cet égard, de la façon
de raisonner et d'agir des Sunnites. Ils n'accepteraient
cependant pas ceci comme un compliment, car ils se
piquent, à leur tour, d'être les plus zélés comme les
plus scrupuleux des Shyytes. Se tenant dans une position
moyenne entre le puritanisme des Sunnites et le laisser-
aller un peu fantasque des Akhbarys, ils ne ressemblent
pas mal aux Puséytes anglais, d'autant plus hostiles au
catholicisme qu'ils s'en rapprochent davantage. LesShey-
khys, généralement savants, sont un peu \>\vmfctews>.
32 L'ISLAMISME PERSAN.
L'orgueil scholastique est leur grand péché. Quant a
Moushtehedys, ils s'arrangent de façon à se faire tou
tous.
Ils n'approuvent pas la légèreté des Akhbarys en n
tière de traditions et reconnaissent volontiers qu'
document de cette nature, pour être authentique ou
moins considéré comme tel, doit avoir subi victorieu*
ment l'épreuve des quatre ordres de témoignages in
qués dans les écoles. Sur ce point ils ne faiblissent p
quant à la théorie; mais, dans la pratique, ils s'humai
sent. Leur cœur se fend à refuser ce qu'on leur of
comme venant de l'héritage des Imams, et, alors, sans
faire trop prier, ils ferment les yeux sur les démonsti
tions qu'on ne leur donne pas. Sur le point des mirac
du Prophète et des Imams, ils se montrent surtout plei
de laisser-aller et de bon vouloir. Ils n'acceptent pas 1
interprétations latitudinaires des Sheykhys et préfère
s'en tenir au fait brut. L'examen porté sur de pareils s
jets leur semble d'un exemple mauvais et de conséquent
fort dangereuses. Ils entrevoient au bout quelque chc
comme la ruine de la religion et comme un rationalisi
qui, pour être rigoriste d'apparence, n'en est pas moi
au fond très-hostile à la foi. Puis, en tant qu'Asiatique
ils tiennent aux miracles. En général, les Moushtehed
se recrutent parmi les mondains, les ecclésiastiques q
s'occupent plus d'affaires judiciaires ou administra tiv
que de questions théologiques, les grands officiers
l'État, les hommes importants de l'administration.
Il ne faut pas perdre de vue que si l'on peut, approj
mativement, classer les trois opinions ainsi que je
fais, il est nécessaire pourtant d'ajouter qu'il est ra
que, dans le cours de sa vie, un Persan n'ait point pas
à
L'ISLAMISME PERSAN. 33
de l'une à l'autre et ne les ait point toutes les trois pro-
fessées.
Je laisse ici de côté les fractions et les nuances et m'en
tiens à ces trois grandes divisions du shyysme. L'opinion
sunnite, bien plus partagée encore en elle-même, existe
peu en Perse, où le sentiment national la repousse. De-
puis les Seféwys, l'horreur un peu exagérée que l'on
professe pour elle a toujours été en augmentant; mais la
religion a moins à faire dans cette querelle que la poli-
tique. Je n'en parlerai donc pas; ce qui suffit, c'est de
montrer que, de toutes les religions existantes, l'islam est
certainement la plus morcelée, et cela de deux manières . ~~
d'abord, par le nombre infini de ses sectes reconnues;
ensuite, par l'habitude de tous ses fidèles, habitude que
je m'efforce d'exposer et de faire comprendre, d'entre-
tenir toujours dans les esprits, à côté des préceptes du
Koran, un certain nombre de notions qui viennent des
points de l'horizon les plus opposés. La cause de cette
extraordinaire liberté critique, c'est, sans doute, ainsi
que je l'ai montré, le vague et la pauvreté originelle
de la formule : « Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet .,
est le prophète de Dieu, » formule qui, pourtant, au
point de vue théorique comme au point de vue pratique,
contient tout l'islam. Mais pourquoi ce vague? pourquoi
cette pauvreté? C'est ce qu'on ne saurait comprendre
qu'en sortant de l'islam et en remontant à ses^origines. -
Dans la première partie de son existence, le Prophète,
singulièrement tourmenté de questions philosophiques
et religieuses, n'était pas une exception parmi ses com-
patriotes. C'était un homme de tribu, mais non un no-
made. Issu d'un sang très-noble, bien que de la branche
la plus pauvre d'une grande famille, il était maxctoa&ài ç\,
34 L'ISLAMISME PERSAN.
avait nécessairement la nature de sentiments ordinair
sa caste dans toute l'Asie. Qui dit là marchand, dit pi
seur, personnage dévot, occupé des problèmes supérieu
Mahomet était donc, nativement, dans cette voie. Qua
séries d'idées se présentaient comme éléments de so
tion pour toutes les questions qu'il pouvait agiter en ]
même : les pratiques de son peuple ; le judaïsme, pi
fessé par un nombre considérable d'Arabes ; le christ
nisme qui comptait aussi suffisamment de sectateui
enfin, le chaldaïsme, ou pour me servir de l'expressi
même du Prophète, le sabysme.
Les pratiques de son peuple s'offraient à lui com:
dignes de considération, en général, mais inadmissib
sur certains points et insuffisantes sur d'autres. Le p
phète respectait le temple de sa ville natale, acceptait
vénération dans laquelle il avait été nourri pour la Pier:
Noire, le puits de Zemzem, etc.; mais, comme chacun i
vait que les idoles dont on avait rempli l'enceinte saci
étaient là assez nouvellement; que, d'ailleurs, leur pi
sence s'unissait à des règles superstitieuses, grossières
répugnantes pour des natures un peu relevées, Mahon
trouvait à réformer dans les institutions qui avaient e
touré sa jeunesse. Cependant, il n'éprouvait aucun désir
supprimer l'essentiel de cette foi ancienne, même qua
à la partie purement cérémonielle, et, en effet, il r
rien tenté de semblable. Ainsi donc, vis-à-vis du cul
ancien, Mahomet n'est qu'un réformateur, et encore i
réformateur timide, modéré; lui-même ne se donne p
pour autre chose.
Comme moyen de reconnaître les côtés faibles du cul
existant, comme instrument de critique, il est évide
par le Koran que Mahomet eut recours au judaïsme,
L'ISLAMISME PERSAN. do
qu'il lui accorda une grande confiance pour établir son
exégèse et appuyer sa polémique. Mais, en même temps,
il n'est pas moins certain que ce judaïsme n'était point
celui de la Bible, et que Mahomet n'a jamais vu ce livre.
Toutos les sources où le prophète a puisé se retrouvent
dans la Gemara et le Talmud, et peut-être plus bas en-
core, c'est-à-dire dans les anecdotes traditionnelles cir-
culant parmi les docteurs israélites ou forgées par les
ouailles de ceux-ci au moyen de récits mal transmis ou
mal compris. Mahomet avait acquis sa science plus par
voie orale que par lecture, bien qu'il ne fût nullement
resté étranger à ce mode d'études. Il avait beaucoup en-
tendu, et de toutes sortes de personnes, les unes réelle-
ment savantes dans la littérature talmudique, les autres
moins et se contentant des traditions populaires. Il a
admis le tout, à titre égal, comme opinion des juifs sur
eux-mêmes. S'il n'a pas consulté la Thora, les livres
essentiels et originaux de la foi israélite, il ne semble
pas qu'il l'en faille accuser. Les juifs avec lesquels il
était en rapport devaient être hors d'état de les lui mon-
trer, car, avec un respect profond pour l'Ancien Testa-
ment, les juifs d'Asie, à cette époque, ne le négligeaient
pas moins qu'ils ne le font aujourd'hui, où les traditions
des docteurs, les dires des savants et les sentences des
saints personnages, absorbent la totalité de leur atten-
tion. Pour nous, qui ne connaissons aujourd'hui l'histoire
des patriarches que par la Bible, la façon dont Mahomet
la rapporte, le point de vue souvent si bizarre sous le-
quel il envisage les faits bibliques qu'il raconte, nous
causent un externe étonnement ; mais il faut observer que
c'est précisément ainsi que les juifs d'Asie racontent et
comprennent les mêmes faits et les modifient et Ves arc\-
36 L'ISLAMISME PERSAN.
pli fient et les changent. Mahomet ne mérite aucunemc
le reproche qu'on lui a fait d'avoir brodé sur le tei
biblique et inventé des choses inconnues avant lui. D'
bord, il y a peu de vraisemblance à ce qu'il ait pu
agir ainsi, parce que la contradiction eût été trop i
surée, trop certainement victorieuse. Les juifs rempl
saient les villes et les campements de l'Arabie, et sing
lièrement Yatrib, la ville du prophète, Medinet-Ennet
Ensuite, on ne voit pas quelle eût été l'utilité d'un sj
tème aussi grossier. Les passages où Mahomet se sert è
traditions bibliques seraient tout aussi bons pour sa d<
trine s'ils étaient tirés directement de la Bible que a
rompus comme on les voit. D'ailleurs, le fait seul que
plus grande partie de ces versions apocryphes se retrou
dans les livres talmudiques tranche la difficulté. Du pe
nombre de ceux qu'on n'y voit pas, une certaine par
est cependant admise par les juifs comme vraie. Un fail
reliquat reste, dont l'origine paraît perdue, mais cela
valait pas la peine d'être inventé, et, j'en suis convainc
ne l'a pas été plus que le reste. Les motifs qui ont poi
Mahomet à se préoccuper de la tradition biblique devaie
nécessairement l'obliger à prendre cette tradition là où
science de son époque la cherchait de préférence. Il '.
fallait agir sur les savants de son pays, il fallait leur fai
voir ce que c'étaient que les hommes du Vieux Testamei
et comment Dieu leur avait parlé, ce qu'il leur avait d
ce qu'il leur avait commandé. Assurément il ne pouv
remplir cette tâche que suivant les moyens avoués p
la science d'alors. Prétendre retourner à la Thora, q
personne ne connaissait et qu'on avait embaumée da
la vénération et dans l'oubli, c'eût été vouloir créer u
science nouvelle, vouloir beaucoup étonner tout le mon
L'ISLAMISME PERSAN. 37
et se mettre sur les bras nombre d'affaires qui n'étaient
pas les siennes, qui n'étaient surtout pas celles d'un pro-
phète. Mahomet a donc suivi la seule voie ouverte, et,
incontestablement, il l'a fait d'instinct, sans nulle idée
qu'il aurait pu ou dû agir autrement, afin d'éviter les re-
proches que les critiques chrétiens ne lui ont pas mé-
nagés, et qu'en bonne foi il ne pouvait pas prévoir.
On doit le défendre de même sur ses connaissances en
matière de doctrine chrétienne. Je lui sais un certain gré,
je l'avoue, d'avoir posé en principe que les chrétiens de
son temps corrompaient l'Évangile, reproche, du reste,
qu'il adressait aussi aux juifs par rapport à leurs livres
saints. Probablement, si on lui avait demandé de prouver
cette allégation, il l'aurait spécifiée en la faisant tom-
ber sur certains dogmes que nous reconnaissons comme
fort authentiques; mais il n'en est pas moins vrai que
dans la forme générale donnée par lui à son accusation,
il a raison : les chrétiens de sa connaissance avaient fal-
sifié les Évangiles.
On ne voit pas que Mahomet ait jamais été en relation,
du moins en relation suivie, ni qu'il ait pu l'être, avec des
catholiques. Au moment où il vint remplir sa mission,
l'Arabie et les provinces environnantes n'en comptaient
plus guère. Les hérésies aujourd'hui existantes dans ces
contrées, appuyées d'autres hérésies désormais dispa-
rues, y dominaient absolument, et les livres dont on se
servait n'étaient autre chose que des commentaires sur
les Écritures, infectés des hérésies de leurs auteurs et se
réclamant de quelques-uns de ces nombreux évangiles ou
actes apocryphes par lesquels l'Orient, dans les premiers
siècles de l'Église, s'est rendu si célèbre. Toutes les fois
que Mahomet cite le Nouveau Testament, il \e la\l atexxit
38 L'ISLAMISME PERSAN.
suivant nous; mais il cite très-juste d'après un apocryp
quelconque, et en envisageant ainsi les choses, on p<
mettre de côté, sur ce point encore, les accusations
supposition d'écrits.
Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'appuyé sur des c
cuments hébreux et chrétiens également erronés, et s'«
posant ainsi à faire pénétrer toutes les faussetés dont <
documents étaient chargés au sein de sa propre doctrii
Mahomet professe pour les deux religions qu'il appell
son aide un respect profond et sincère. Il dénonce ai
indignation ceux de leurs sectateurs qui les vicient ou
pratiquent mal ; il proclame son estime pour leurs sain
il se fait leur champion, et, les prenant l'une et l'au
par la main, il les propose aux Arabes comme deux <
voyées célestes, comme deux manifestations divines, d
les ordres doivent être écoutés, qui, ayant fixé suce
sivement et possédant la tradition, doivent donner
moyens de la retrouver toute pure, et c'est pour acee
plir cette tâche que lui, Mahomet, a été suscité. Il n'
pas Dieu, il n'est même pas, comme Moïse, l'instrum
direct de Dieu. Il n'a pas, comme le Christ, le don <
miracles; mais il est l'homme ignorant et faible qu':
plu à Dieu de choisir pour recevoir ses commandeme
par l'intermédiaire de Gabriel. Ces commandements, Y
change les lui apporte tout rédigés; ils ne contienn
aucune parole qui soit de lui, il donne tout « sans ai
mentation ni diminution; » en un mot, le livre est di
et le prophète ne l'est pas, et ce livre divin est le comj
ment nécessaire et la correction des livres juifs et ch
tiens corrompus par leurs sectateurs.
Ainsi, au moyen de ces trois livres, la Thora, que
prophète n'a pas lue, les Évangiles qu'il reconnaît p
L'ISLAMISME PERSAN. 30
falsifiés, maïs qu'il semble avoir pratiqués directement,
enfin le Koran, apporté par Gabriel, que veut Mahomet? Pas
autre chose que retrouver et rétablir dans sa pureté pri-
mitive la foi des anciens Arabes, des anciens prophètes,
des anciens patriarches, d'Abraham, de Noé, d'Adam et
d'Eve. Pas d'innovation, rien qui accuse dans son esprit
l'idée de temps révolus amenant une ère plus heureuse
pour l'humanité; il prétend revenir au passé le plus loin-
tain, à la croyance de l'Eden bien purifiée et dégagée de
tout ce que la série des siècles y avait ajouté de scories et
mêlé de cendres. Or, le noyau de cette foi, ce n'était ni
dans l'Évangile, ni dans la Thora qu'il le cherchait et
l'apercevait encore, puisque ces deux livres ne sont pour
lui que des instruments de critique et de théologie com-
parées ; il est dans son point de départ même, dans l'objet
de ses plus vives préoccupations, dans la foi dos Arabes,
abstraction faite de l'idolâtrie qui s'y est mêlée. Considé-
rons donc avec lui ce que c'est que la foi des Arabes.
CHAPITRE H!
LA FOI DES ARABES
ORIGINE ET DÉVELOPPEMENT DU SHTTSHE
La foi des Arabes, c'est une branche fort maigre et
très-sèche du chaldaïsme. On comprend sans peine que,
dans les siècles reculés, les hommes du désert n'avaient
ni le loisir, ni le goût de se jeter dans toutes les recher-
ches philosophiques des écoles de la Mésopotamie, mais
ils n'avaient pas non plus la puissance intellectuelle de
chercher ailleurs que là leurs opinions religieuses. Par le
commerce, par les caravanes, parla politique, par les dé-
prédations même, les Bédouins d'alors, tout comme ceux
du Bas-Empire, tout comme ceux d'aujourd'hui, étaient
en relations trop suivies avec les peuples les plus cul-
tivés de leur sang et de leur race pour avoir pu s'en
isoler, et ils ne l'avaient pas fait ni voulu faire. Leurs
mœurs étaient nécessairement différentes des mœurs des
villes assyriennes ou babyloniennes, différentes dans le
sens d'une austérité que la pauvreté et l'habitude guer-
rière soutenaient; mais, parlant un dialecte des mêmes
langues, voyant les faits des mêmes yeux, souvent tribu-
taire des mêmes rois, l'Arabe du désert qui voulait croire
à quelque chose avait dû se renseigner dans \es gcaxvà&&
42 LA FOI DES ARABES.
villes auprès des prêtres et des savants, et cela dès la
plus haute antiquité.
Aussi lui en voit-on les principales doctrines. Il ne
connaît pas tous les raffinements des philosophes, mais
il connaît les principes premiers, et, ce qu'il n'ignore pas
davantage, ce qu'il sait peut-être mieux encore, ce son!
les superstitions que professent les basses classes "ou
même les classes élevées dans les pays qui l'ont instruit
11 croit à l'unité divine, stricte, rigoureuse, sans mo-
ralité définie, voulant le mal aussi souvent que le bien,
et mettant sa justice dans le fait seul de sa volonté. Cette
unité est respectable, assurément, parce qu'elle est toute-
puissante, mais elle l'est encore bien plus parce qu'elle
est toujours agissante, et que, toujours prête à frapper,
elle peut atteindre partout. Se répandant dans le monde
sous toutes sortes de formes, elle existe majestueuse
dans les planètes; elle est aussi à reconnaître dans les
autres manifestations cosmiques. Celles-ci sont fortesj
celles-là sont faibles. Il s'agit de vénérer le tout, de ne
pas se faire d'ennemis dans ces forces émanées de la
force unique. Mais l'esprit de l'homme, malheureuse-
ment, no se prête pas à suivre avec aisance, dans toutes
ses diversités, un système aussi complexe; il aime à se
fixer. Le Bédouin finira donc par vénérer théoriquement
la force unique, ce qui n'a jamais cessé d'avoir lieu, et
par so choisir, pratiquement, des protecteurs beaucoup
plus souvent implorés parmi les forces émanées. C'est
ce qui arrive à tout moment dans la vie mondaine aux
solliciteurs de grâces. Ils estiment plus fructueux d'ob-
tenir la bienveillance de quelques autorités subalternes
que de rechercher celle d'un maître suprême. Ainsi les
Arabes s'occupaient à discerner quelle était la divinité
LA FOI DES ARABES. 43
secondaire qui leur offrait le plus d'avantages, et ils s'at-
tachaient presque uniquement à elle, sans nier le moins
du monde le caractère auguste des autres. De là ces dis-
cussions dont la Bible a gardé et transmis plus d'un sou-
venir, où un dieu est opposé en mérite à un autre dieu.
Ce genre de culte était renforcé par toutes les pratiques
de la divination et de la magie, apprises aussi dans les
villes syriennes avec le culte des planètes : celui de Hobal
apporté de Belka, celui d'Asàf et de Nayelàh, celui de
Mény, de toute l'armée céleste, enfin. Naturellement, à
cet ordre de notions se rattachait, jusqu'à l'infiniment
petit, la longue série des superstitions domestiques *.
Il est vrai que les Arabes du désert ont l'esprit moins
tourné à cette sorte de recherche ténébreuse que les
Arabes des villes, cependant ils n'en pratiquaient pas
moins, dans bien des cas, l'immolation des enfants devant
les idoles, à la manière des Chananéens. En somme, tou-
tefois, à l'exemple des autres peuples sémitiques, l'unita-
risme en religion a toujours été pour eux une tendance
assez forte, et qu'ils n'ont jamais perdue de vue entière-
ment, même quand ils ont cédé à des influences diffé-
rentes . Les allures indépendantes, qui leur sont chères dans
la vie de ce monde, leur inspirent assez de propension à
une critique négative ou du jnoins fort restrictive dans les
choses de l'autre. C est ainsi qu'ils ont contrarié absolu-
ment le vœu de Mahomet et ses efforts pour faire de
l'Arabie une terre d'une orthodoxie irréprochable. Même
de son temps, et sous ses premiers et habiles successeurs,
il fut impossible de gagner ce point. Aujourd'hui, il
n'existe pas dans tout l'Islam un seul pays qui soit moins
* Traité des Écritures cunéiformes, t. Il, pas».
44 LA FOI DES ARABES.
musulman. Certainement, les mêmes tendances à Top-
position existaient avant Mahomet contre la religioi
existante, et il ne fut pas le premier à s'élever ave<
passion contre les idoles et contre les pratiques su-
perstitieuses que leur culte entraînait. Le désir géné-
ral était de trouver une forme de doctrine ramenant ven
Tunitarisme par des chemins agréables au genre d'esprii
de la nation. On ne trouvait pas le judaïsme assez arabe;
on ne voulait pas se soumettre à ses théories trop israé-
lites, précisément parce qu'on était porté, comme lui el
par identité de sang, à faire ce qu'il avait fait, en voyant
dans la famille arabe le centre du monde. On ne voulait
pas non plus du christianisme, comme trop compliqué.
Le dogme de la Trinité sonnait mal aux oreilles des lo-
giciens du désert.
En réalité, le passé qu'on regrettait était encore ap-
préciable à tous les souvenirs, si, même, çà et là, il n'en
restait pas de fortes traces, ce qui est le plus probable.
C'étaient les débris des doctrines les plus élevées des
écoles mésopotamiques, que l'on pouvait apercevoir au
milieu de la littérature philosophique, théologique, as-
trologique, médicale des Syriens, des Juifs, des Perses *.
D'importantes universités étaient en possession sécu-
laire de répandre et d'augmenter l'éclat de cette littéra-
ture, plus certainement de corrompre la masse énorme de
notions qui s'étaient concentrées dans les diverses scien-
ces qu'elle embrassait. C'étaient Néhardéa, Bumbedita,
Rishihr, d'autres villes encore. Là, affluaient des troupes
nombreuses d'étudiants de toutes les races et de toutes
les croyances, des chrétiens aussi bien que d'autres. Si
1 Traité de$ Écritures cunéiformes, t. II, pass.
LA FOI DES ARABES. 45
célèbres que pussent être les écoles d' Antioche eu d'Édesse
pour renseignement de la foi catholique, il ne faut pas se
dissimuler que leur éclat était loin d'effacer celui de ces
centres scientifiques, et tout ce qu'il pouvait, c'était de
soutenir, sans trop pâlir, le rayonnement rival. La meil-
leure preuve qu'on en peut donner, c'est que les disciples
chrétiens qui allaient étudier les sciences sémitiques ne
manquaient pas, lorsqu'ils continuaient à rester dans la
foi, triomphe assez rare, de rapporter avec eux un butin
fâcheusement hétérodoxe, et qui aboutissait à étendre, à
consolider, à animer d'une nouvelle ardeur ces innombra-
bles sectes gnostiques presque jumelles de l'Église, et que
l'esprit occidental a seul à peu près réussi à étouffer.
Tant d'écoles célèbres que je viens de nommer exer-
çaient donc une influence immense sur tout l'Orient.
Elles représentaient, pour lui, qj, méme'en dehors de lui,
la science par excellence. Elles se vantaient, et non sans
raison, d'avoir recueilli l'héritage de cette érudition an-
tique, nourrice des premiers philosophes de la Grèce,
et qui, après avoir fourni des notions premières à Thaïes,
à Pythagore et à leurs émules, n'avait pas été moins gé-
néreuse pour Platon. Enfin, ce n'était l'objet d'aucun
doute, que les doctes critiques d'Alexandrie, que les
néoplatoniciens, dans toutes leurs nuances, s'étaient trou-
vés en communion beaucoup plus étroite encore avec
les écoles mésopotamiques, et n'étaient autre chose que
des disciples restés plus ou moins fidèles dans la forme,
mais, en tous cas, des disciples avoués de la doctrine
sémitique. On conviendra qu'une science qui pouvait
se parer de tels souvenirs et invoquer de tels témoi-
gnages, non-seulement n'était pas à mépriser, mais devait
encore compter sur une vénération universeWe.W fe\&\\.
46 LA FOI DES ARABES.
difficile que sa réputation n'eût pas pénétré dans le
camps des tribus arabes, dont le contact avec les popula
lions urbaines était, en définitive, si fréquent; mais i
serait plus extraordinaire encore qu à la Mecque, où ve
liaient et revenaient tant de voyageurs et de gens curieu
et même instruits, on n'eût pas su ce qui, depuis de
siècles, faisait l'objet de la vénération enthousiaste d
toute l'Asie. Surtout, il serait radicalement impossibl
que Mahomet, enfant d'une grande maison en possessioi
de la grande charge de Gardien du temple de la Kaaba
et où se devaient agiter souvent des questions religieuses
que Mahomet, marchand et voyageur, ayant fréquent
les villes de Syrie et conversé avec tant de gens, qu<
Mahomet, enfin, plein de curiosité pour apprendre e
plein de zèle pour comprendre, et plein d'ardeur pou:
combiner des idées, n'eut pas été, de tous ses concitoyens
celui qui avait encore le plus de notions et la plus hauU
idée de la science araméenne.
Tous ces motifs, qui semblent de poids, ne sont ce
pendant en eux-mêmes que des inductions raisonnables
dénuées de preuves matérielles. Ils vont prendre la va-
leur qui leur appartient devant certaines observations de
fait.
La science araméenne , comme toutes les sciences du
monde, a donné naissance à une esthétique littéraire. Il
lui a été indispensable de connaître, à son point de vue,
et de fixer les règles et les conditions du beau en matière
de compositions écrites. Les différentes sociétés civilisées
ont vu se produire un phénomène analogue, et le ré-
sultat obtenu pour elles par l'intelligence locale a été
conforme aux conditions d'existence de la langue et du
goût, ainsi qu'à l'expérience que cette intelligence avait pu
LÀ FOI DES ARABES. 47
acquérir. Il n'en a pas été autrement, dans les pays de
langage sémitique, qu'en Grèce et en Italie. Seulement les
conditions linguistiques se sont trouvées telles que la
beauté littéraire s'est produite là d'une façon toute spé-
ciale , et que le goût aussi bien que le genre des connais-
sances ont rendu ce qui a passé pour être la perfection du
style absolument inséparable des puissantes vertus se-
crètes attribuées aux écrits. Ainsi un document bien
composé , bien rédigé , suivant toutes les règles , n'a pas
seulement eu le mérite d'être beau suivant les idées sé-
mitiques ; il a encore, par cette cause même, possédé une
énergie mystérieuse qui, en l'assimilant aux forces de la
nature, en a fait un redoutable instrument d'action ma-
gique. Telle est la composition littéraire comme on la
comprenait dans les universités fameuses que j'ai nom-
mées tout à l'heure. Un docteur, un sage concevait et
exécutait son œuvre de telle façon que, dans quelque di-
rection qu'on en lût les lignes, il en devait sortir un sens
religieux et théologique ; en outre, en changeant, d'après
des règles fixes, la valeur des lettres, de nouveaux sens,
également continus, se présentaient; ensuite, il fallait
que toutes les lettres fussent allitérées les unes avec les
autres; enfin, il ne suffisait pas que des sens multiples se
rencontrassent dans le texte, il fallait encore que certains
de ces sens fussent d'une nature favorable, certains au-
tres d'une nature néfaste. De pareils tours de force n'é-
taient assurément pas faciles à exécuter, et, par consé-
quent, leur nombre n'était pas infini; mais il n'y a pas de
doute que rien ne devait être plus glorieux que de trou-
ver une combinaison nouvelle dans ce genre; ce devait
être le plus grand succès de la vie d'un savant, et l'œuvre
la plus considérable que le temps pût enfanter. En effet, ces
48 LÀ FOI DES ARABES.
textes qui, à les lire, ne présentent guère que des com-
binaisons de noms divins, renferment, ipso facto, toute
l'énergie de ces différents noms, en tant qu'ils manifes-
tent tels ou tels attributs de la puissance divine. Ils exer-
cent sur la nature une influence irrésistible; ce sont des
formules médicales d'une force extrême; et, quanta la
philosophie, que pourrait-elle trouver de plus profond et
de plus auguste que ces écrits qui , sous la couverture
étroite d'un mot bi-syllabique ou même d'une seule
lettre, offrent à la méditation du savant les secrets les plus
variés et cela à l'infini? C'est ainsi que la science sémiti-
que aboutissait à la production des talismans. Les talis-
mans, maîtres de toutes les imaginations, se fabriquaient,
à la vérité, en Asie, mais couraient le monde occidental
tout entier. Les Mecquois avaient des talismans, ainsi
que tout le monde, et n'en pouvaient ignorer le mode de
production. Ainsi Mahomet devait savoir, et il savait
aussi bien que personne, que l'unitarisme sémitique au-
quel il voulait faire revenir son peuple n'allait pas sans
cette certaine science, de certaine nature, qui en était
déjà sortie et qui était la plus célèbre du monde d'alors,
chez les Asiatiques, chez les Grecs, chez les Romains,
et que cette science , pour être vraiment auguste , ne
pouvait s'exprimer qu'au moyen d'un certain style qui
faisait ressembler les œuvres de toute l'école aux talis-
mans que l'on avait l'habitude séculaire de tant redou-
ter et vénérer.
Le Koran fut écrit suivant ce système. Il a plu au pro-
phète de se taxer lui-même d'ignorance, afin de bien établir
qu'il aurait été incapable d'inventer la sublimité de forme
et de fond qu'on trouve dans son ouvrage. Il attache tant
de prix à la qualité de pauvre d'esprit qu'il fait remarquer
LA FOI DES ARABES. 49
plusieurs fois que Dieu seul était capable d'exécuter un
chef-d'œuvre comme celui qu'il présente, et il met au défi
ses contradicteurs de rien produire d'approchant. Sous ce
rapport, je ne crois pas qu'il ait trop présumé de la por-
tée de son argument; car, en arabe, aucune composition
ne saurait se comparer, en effet, au mérite supérieur de
la rédaction et des pensées de certaines parties du Koran;
et, soit que les circonstances n'aient jamais été si favo-
rables qu'au moment où ce livre fut écrit, soit qu'il ne se
soit jamais rencontré un second écrivain aussi habile à
manier la langue, il est incontestable que tous les efforts
pour produire quelque chose de beau en arabe n'ont ja-
mais abouti, tant nombreux qu'on les ait vus, qu'à des
essais de qualité inférieure et toujours à des copies.
Aussi n'est-ce pas sérieusement qu'il faut discuter la qua-
lification d'ignorant que se donne Mahomet et que des
critiques chrétiens ont assez naïvement relevée pour
s'en servir contre lui ; il ne faut pas accepter cette pré-
tention, sans quoi on serait obligé d'entrer avec le pro-
phète dans l'hypothèse du livre dicté par l'archange Ga-
briel. Car, pour savant, au point de vue arabe, suivant
les possibilités du temps et du pays, savant dans les apo-
cryphes chrétiens, dans les traditionnalistcs juifs, dans
la philosophie araméenne, savant et rompu au manie-
ment du style difficile de cette philosophie, savant par une
connaissance inouïe du vrai caractère de la langue arabe
et de ses ressources propres , et du genre de beautés qui
ressort de son génie particulier, le Prophète l'est à un
degré supérieur et avec un génie qu'il serait puéril de
nier ou de prétendre méconnaître. 11 a su, notamment
dans l'adoption du style talismanique, manier l'allitéra-
tion et accumuler les sens multiples comme personne ne
KO LA POI DES ARABES.
Ta jamais pu faire. De même qu'au dire de Kabbalistes, 1
Bible renferme quarante-neuf sens purs et quarante-nei
sens impurs, de même, sur la déclaration d'El Djahedh
le Koran présente d'une part la louange de Dieu, de Tau
tre le blasphème, antinomie absolument indispensabl
dans un livre sacré, suivant les idées chaldéennes. Ce n
sont pas là de ces résultats qui s'obtiennent par inspira
tion; il faut, pour les produire, des modèles parfaits
l'étude, la méditation, le travail, la patience et le temps
Considérée sous cet aspect, la grande œuvre de Mahc
met, l'Islam, est une religion qui s'est donnée pour but d
remonter le cours des âges, afin de retrouver l'unitarism
absolu des ancêtres arabes, c'est-à-dire des ancêtres assj
riens. Épurer l'arabisme de son temps, voilà donc ce qu
le Prophète se propose; pour instruments, il emploie le
notions chrétiennes et juives, et il les choisit de préfé
rence parce que ces religions lui présentent une forme d
l'unitarisme plus exacte que les productions contempo
raines de la même idée. Seulement, par les raisons que j'a
indiquées, il ne consent à accepter ni l'une ni l'autre reli
gion : elles se sont séparées de l'araméisme. Il se sert auss
et surtout de cet araméisme et avec une prédilection mar
quée; c'est là qu'il va chercher et la forme et même beau
coup de ses idées , sans compter ce que ce système avai
déjà en commun avec le judaïsme et les dogmes chrétiens
L'araméisme est placé vis-à-vis de lui à peu près dans h
même situation que l'arabisme, ou plutôt c'est identique-
ment la même chose. Il y reconnaît la vraie foi, souilléi
par des accumulations d'erreurs idolàtriques successives
C'est ce terrain qu'il lui faut déblayer et sur lequel frap-
pent ses colères les plus fortes. Mais, par cela même
que c'est le terrain aimé, favorisé, celui qu'on doit ren-
LA FOI DES ARABES. 51
dre à la foi véritable, le terrain fécond où celle-ci ger-
mait jadis et prospérait, il est aussi tout naturel que le
Prophète accorde aux partisans de cette ancienne loi,
qu'il appelle les Sabys , les mêmes prérogatives qu'aux
chrétiens et aux juifs. Il voit en eux, bien qu'égarés, des
. adorateurs du Dieu unique. Enfin, de cent manières, il
laisse apercevoir qu'il est au fond leur homme. Il admet
leur magie, leur astrologie, leur algèbre, leur talis-
manique, leur doctrine sur la puissance active des sons,
des lettres , des mots combinés avec l'énergie des nom-
bres; c'est là le milieu de connaissances qu'il accepte;
et, pourvu qu'il détruise l'idolâtrie qui s'y est glissée, il
ne prétend y rien changer ou bien peu de chose.
Aussi sa morale est-elle très-imparfaite. Elle reste
absolument celle de l'ancien sémitisme, et, en réalité,
au point de vue où se place Mahomet, il n'en peut être
autrement. Personnellement, le Prophète était, parmi
les Arabes et même entre tous ses contemporains, un
homme de mœurs douces, graves, aimant la justice,
d'une bienveillance étendue, d'une indulgence grande
et d'un désintéressement sans bornes. Mais ce sont
là , chez lui, des questions de tempérament, et non pas
de principes. Il n'a cherché à rien changer, dogma-
tiquement, au fond de la morale connue, reçue, prati-
quée autour de lui, avant lui. Il a fait beaucoup de bien,f
assurément, mais sans esprit de suite, sans système, sans
aucune notion nettement sentie , encore moins démontrée
du droit. Il s'est opposé, avec une assurance généreuse, à
la continuation des inhumations d'enfants naissants, usage
qui, dans les tribus du désert, souvent menacées de fa-
mine, remplaçait l'exposition usitée dans l'empire gréco-
romain; il a étendu l'usage des compositions pécuniaires
52 LÀ FOI DES ARABES.
pour meurtre ; il a rendu presque impossibles dans la pra-
tique les condamnations régulières pour adultère en exi-
geant la présence de quatre témoins oculaires; dans les
cas où il a dû subir l'action des préjugés un peu sangui-
naires de son peuple, il n'a jamais manqué de faire re-
marquer que Dieu aimait ceux qui pardonnent; enfin, pour
ne pas trop étendre la liste de ses bienfaits très-réels et
nous en tenir au principal, il a créé la position légale des
femmes dans le mariage, et elle est loin d'être aussi dure
que nos idées nous portent à le croire. Mais, encore une
fois, cette législation, toute louable qu'elle est, surtout si
on la compare à celle qu'elle a renversée, présente de
grandes lacunes, offre de nombreuses inconséquences,
manque de sérieux, parce que c'est une œuvre du sang
et des nerfs, et que l'essentiel . les principes logiques, y
manquent, comme à toutes les conceptions de l'esprit
sémitique, et, en effet, l'unitarisme sémitique auquel le
Prophète remonte et se rattache le plus étroitement qu'il
peut, ne possède rien de ce genre. Dans sa notion de la
nature divine, ce qui domine, c'est l'infini d'abord, la
toute-puissance ensuite, et sur ces deux attributs, comme
les rameaux d'un arbre sur les maîtresses branches, se
ramifient les autres idées que les sectateurs d'un culte
pareil se font des perfections appartenant à l'Être souve-
rain. La justice y reste dans un état dindéfinition com-
plet. On la compte, assurément, parmi les qualités de la
Toute-Puissance ; mais qu' est-elle, cette justice? Je l'ai
déjà dit : rien autre que la volonté; et cette volonté de
l'essence infinie, constamment présentée sous un aspect
rébarbatif, contient autant le mal que le bien; elle n'a
rien de pur, rien de net.
C'est là un défaut considérable assurément, et qui
LA FOI DES ARABES. 53
exerce sur les esprits asiatiques la plus déplorable in-
fluence. La justice n'est pas une de ces conceptions que
les théologiens, après les fondateurs de religions, peu-
vent laisser impunément aux siècles futurs à reconnaître
et à déterminer. L'idée de mystère ne saurait s'adjoindre
à elle; on ne saurait la vénérer à l'état voilé, comme
une Isis; il faut qu'elle se montre toute entière et toute
nue comme la vérité, parce que le monde a soif de la
justice, et il faut encore que la notion en soit si complète
qu'on ne puisse se tromper sur son caractère sans le vou-
loir. Le catholicisme a atteint sur ce point capital un dé-
gré de précision qui ne laisse rien à souhaiter ; et, suivant
l'exposition de saint Thomas, il a établi que, dans la défi-
nition de cet attribut, il faut d'abord la volonté pour bien
déterminer que l'acte juste est nécessairement libre ; en-
suite admettre la constance et la perpétuité, pour qu'il soit
fort et bien établi. Ces points fondés, arrive la formule :
« La justice est une habitude d'après laquelle quelqu'un,
par une volonté constante et perpétuelle , rend à chacun
son droit. » On ne voit pas que les âges modernes, dans
leurs philosophies successives, aient ajouté beaucoup de
choses à l'expression de l'Ange de TÉcole.
Mais l'Islamisme n'a produit rien de semblable sur ce
point capital. Partout le vague, l'incertitude; la crainte
infinie des jugements de Dieu, qu'il n'y a aucun moyen
de prévoir, et la déférence absolue avec laquelle on dé-
clare s'y soumettre, voilà tout ce qu'il sait dire. Encore
une fois, le Prophète n'a modifié nullement l'ancienne
conception de la morale, se bornant à adoucir les usages
autant qu'il était en lui, par bonté et douceur natu-
relles plus que par un système réfléchi. En matière dog-
matique, on a vu de même qu'il nv avait vou\u cjate isXw&r
54 LA FOI DES ARABES.
ver les anciennes bases, les antiques croyances c
l'araméisme. On peut donc prononcer avec assurant
que l'originalité manque essentiellement à son dogme,
que, s'il n'a pas fait avancer, au point de vue moral, 1«
populations sur lesquelles il a étendu son influence, il
simplement voulu, au point de vue de la foi, leur fai:
rebrousser un peu chemin sur la route déjà parcouru
La conséquence de ce défaut de nouveauté a été nati
Tellement ce que nous avons déjà observé; l'islam n
réussi qu'à jeter un instant d'incertitude dans les espri
de ses sectateurs, et bientôt on a pu s'apercevoir qu'ai
cun des abus intellectuels du passé n'était vraiment d
truit. Seulement, comme l'islam, avec ses formul
vagues et inconsistantes, semblait inviter tout le mom
à le reconnaître sans forcer personnne à abandonn
rien de ce qu'il pensait, il est devenu ce que nous
/ voyons, le manteau commode sous lequel s'abritent, <
se cachant à peine, tout le passé et les idées hybrid
qui bourgeonnent chaque jour sur un sol qui contie
tant de choses en putréfaction.
La plus grande preuve qu'on en puisse donner, c'e
l'existence même du shyysme persan.
Lorsque les Arabes eurent renversé l'empire sass
nide, à la bataille de Kadessyeh, leurs succès furent r
pides et, au premier abord, aussi inconcevables que cei
dont ils avaient à se réjouir du côté des provinces gre
ques. La raison en est la similitude parfaite de décoi
- position où se trouvaient les deux grands États qu'ati
quait le jeune Mahométisme. Sans rien ôterde l'énerç
sauvage, de l'enthousiasme belliqueux des arrivan
sans nier leurs vertus conquérantes : dévouement, s
briété, grandeur d'àme, intrépidité ; sans méconnaître
LA FOI DES ARABES, 55
génie de leurs chefs, il est manifeste que s'ils avaient eu
en face d'eux en Orient, comme il est arrivé en Occident,
des populations attachées à leurs maîtres et des chefs
militaires capables d'user avec discernement des res-
sources immenses que possédaient les contrées envahies,
les résultats eussent été tout différents de ceux que l'on
a vus, et les Amrou et les Khaled se fussent fait rudement
et promptement rembarrer dans leurs déserts. Mais les
contrées byzantines étaient pourries de vices, désarmées
et disloquées par les hérésies, et Tes territoires persans
ne l'étaient pas moins par des causes tout analogues.
Les mages, en fondant, sous l'abri de la politique sassa-
nide, une religion d'État qui prétendait ne tolérer aucune
foi dissidente à côté d'elle, faute que les Arsacides s'étaient
refusés à commettre, n'avaient pas pris garde que le sol
était d'avance miné sous leur édifice. Dans le sud et
dans tout l'ouest de la monarchie, les polythéismes grec
et assyrien, fondus ensemble par le néo-platonisme, do-
minaient chez les populations. Dans le nord, les tribus
ne voulaient reconnaître et pratiquer le parsysme que sous
les formes libres du culte primitif, qui n'admettait pas de
clergé; elles repoussaient donc les emprunts nombreux
faits par la nouvelle cléricature à l'araméisme, préten-
daient que chaque chef de famille devait rester l'unique
prêtre de l'autel domestique, et n'acceptaient pas d'autre
autel. Et, par-dessus ces résistances ou par-dessous, ou à
côté, se glissaient à travers mille fissures un groupe notable
de sectes chrétiennes, un nombre considérable de com-
munautés juives assez puissantes pour avoir leurs princes
et leurs gouvernements particuliers, déployer des éten-
dards, souâoyep des soldats, conduire des guerres pri-
vées, et d'autres associations encore, plus modestes peut-
56 LA FOI DES ARABES.
être, mais non moins obstinées dans leur foi, des boud
dhistcs, des manichéens, et aussi des brahmanistes, ce
derniers dans le Kerman et les districts d'Hormouz.
L'énergie avec laquelle le parsysme renouvelé pro
voqua, accepta, soutint la lutte, n'est pas sans mérite
quelque considération. Par le grand nombre d'emprunt
que ses promoteurs firent au judaïsme, au christianisme
à la philosophie chaldéenne, il est clair qu'il se proposai
la tdche qui a souvent séduit de grands politiques, mai
qui n'a jamais réussi à aucun. Il voulait, en contentant toi
le monde, en acceptant quelque chose de toutes les idée
et , en remplaçant les anciens cultes par un syncrétism
habile, faire succéder une ère de concorde universelle
la discussion générale. Il est curieux que cette volont
toute philanthropique, chaque fois qu'elle s'est produit
avec une pareille netteté, n'a jamais manqué d'aboutir
des violences. Le parsysme fut, en effet, amené à étr
essentiellement persécuteur, et quand il n'en venait pa
à une tyrannie ouverte, il se montrait taquin, agressi
oppresseur, odieux aux populations. Il l'était d'autar
plus que l'administration politique le soutenait, et tout
la haine que celle-ci pouvait s'attirer, il ne manquait pa
de la partager avec elle.
La bataille do Kadessyeh fut un signal de délivranc
pour les dissidents, et on vient de voir qu'ils étaient non
broux. Los Juifs, que l'on massacrait de temps en temp*
et les chrétiens, que l'on déportait, respirèrent sous l'au
torité d'un prophète qui les déclarait vrais croyants quoi
que incomplets et n'exigeait plus d'eux qu'un impôt en le
exonérant des obligations militaires. Les innombrable
gens do métiers que frappait une réprobation légal
fondée sur ce qu'ils souillaient le feu, l'eau, ou la terr
LA POÎ DES ARABES. o7
par leurs professions et que Ton maltraitait en consé-
quence, s'empressèrent de se convertir et allèrent grossir
les rangs avides des vainqueurs. Voilà ce qui explique
assez les prompts succès, l'extension subite de l'islam
dans l'Asie centrale.
Cependant, le gouvernement n'était pas resté pendant
plus de quatre siècles aux mains de religionnaires aussi
savants et aussi fermes que les parsys sans que l'in-
fluence de ces derniers, impuissante à tout saisir, n'eût
réussi du moins à s'étendre beaucoup. S'ils avaient d'ail-
leurs été vaincus, c'était avec la monarchie nationale, avec
la patrie elle-même. Ils se trouvèrent, au bout de quelque
temps, quand bien des griefs furent oubliés, représenter
cette patrie opprimée. Débris des anciens pouvoirs, ils
avaient conservé richesses, honneurs, influence locale
beaucoup plus qu'on ne le croit, car on a fort exagéré les
instincts oppresseurs et surtout spoliateurs des musul-
mans. Les chefs féodaux des tribus et des villages qui
étaient parsys à l'ancienne mode, sous les Sassanides, et
odieux au clergé triomphant, devinrent parsys à la nou-
velle et chers au clergé opprimé. Quand des princes turks
ambitieux voulurent se créer des royaumes dans les do-
maines des khalifes, ils ne manquèrent pas de remarquer
ces dispositions et, tout musulmans qu'ils étaient, souvent
musulmans excessifs comme Mahmoud de Ghazny, ils les
encouragèrent. La littérature, sauf quelques réserves de
formes, se piqua d'être guèbre au fond parce qu'il lui était
commandé d'être persane. Tout le monde devenu libre de
maudire les Arabes s'en donna à cœur joie, même les
petits-fils de ceux qui les avaient tant accueillis, et les
souvenirs affaiblis de l'ancien mécontentement s'effacè-
rent devant les souvenirs grandioses de l'ancien sacer-
nft LA FOI DES ARABES.
doce, qui devinrent autant de regrets. Ce fut cette puif
sance éclipsée qui devint désormais l'objet de tous 1<
rêves. On n'avait plus de descendants de l'ancienne dj
nastie; mais on pouvait refaire la nationalité si l'o
réussissait à reformer un clergé semblables celui que l'o
pleurait. A dater de ce moment, le patriotisme persa
eut pour expression la recherche d'une formule religieuf
qui lui fût propre et qui se rapprochât, autant que 1<
temps le pouvaient permettre, des anciennes apparence
Car, de quitter brusquement l'islam, il n'en pouvait pî
être question. Le monde entier, alors, était musulms
pour un Oriental. C'était la puissance politique, c'éta
l'éclat, c'était la civilisation. Volontiers on réduiss
l'islam à n'être qu'un mot; les philosophes y travai
laient à leur manière, avec non moins d'ardeur que 1
princes sassanides, gaznévydes, bouydes, deylémites à
leur; mais ce mot, il le fallait; il en était, absolume
comme nous, où les incrédules, sans tenir en aucune faç<
à la messe, font cependant un si grand éclat de ces terme
« civilisation chrétienne » — « monde chrétien. »
C'était à l'unité du khalifat qu'on en voulait. On étoi
fait sous cette domination unique, étendue de l'Espagne
l'Inde, et les Persans aspiraient à leur autonomie. L
Persans attaquèrent donc la légitimité des khalifes. Ils
firent les champions du droit, méconnu des Alydes et
trouvèrent ainsi établis sur un terrain où, devenus maîtr
d'une théorie légale plus exigeante que la légalité reçi
plus arabes que les Arabes, plus musulmans que lei
rivaux, ils les assaillirent au nom de principes que ceu
ci avaient mauvaise grâce à nier et qui étaient tous cont
eux. Ce fut le commencement du shyysme et, dès 1
premiers jours, cette levée de boucliers occasionna
LA FOI DES ARABES. 50
grands troubles et causa de grands malheurs. Mais elle
servit au delà de toute espérance la cause nationale et
raviva merveilleusement les données morales et les
croyances de l'ancien Iran.
En apparence, il ne s'agissait que d'une opinion sur le
droit des Abbassides à occuper le trône. En réalité, des
habitudes absolument opposées aux dogmes de Mahomet
reparurent et s'établirent graduellement. Chaque ville,
de la réunion de ses docteurs, forma un clergé; ce clergé
reprit une hiérarchie, s'attacha à couvrir de ses membres
unis le pays tout entier et, avec le temps, y réussit. Il ne
pouvait pas justifier son existence par le Koran, ni même
par les traditions authentiques du Prophète, qui, au con-
traire, avait voulu que chacun des croyants restât maître
et libre dans sa foi. Il s'arma donc de maximes antiques
et, les métamorphosant en dires du Prophète et des
imams, il établit dogmatiquement que le Koran, sous
peico d'infidélité, ne pouvait être lu et commenté que par
des moullas. Ces maximes antiques, auxquelles j'ai déjà
fait allusion plus haut, furent prises un peu partout, dans
les écrits des philosophes comme dans ceux des parsys,
mais préférablement dans les derniers, et ainsi, graduel-
lement, il arriva un jour où la religion sassanide se trouva
virtuellement ressuscitée, à peu de chose près, dans le
shyysme. Ce jour suivit de peu l'avènement des Séféwys,
qui se trouvèrent ainsi être à leur tour des espèces de Sas-
sanides musulmans.
En allant au fond des choses, voici aujourd'hui ce
qu'est le shyysme : Dieu infini, éternel, unique, n'exerce
pas sur le monde une action directe. Il en a posé les lois,
il a établi les conditions de la damnation et du salut ; on
retournera à lui. Le Prophète est invoqué plutôt pour la
V.
60 LA FOI DES ARABES.
forme qu'en fait. Il est la plus excellente des créatures.
Est-il créature? On en peut douter, tant il se confond avec
Dieu sur bien des points. En tous cas, le Koran est in-
créé, il a existé de toute éternité dans la pensée divine.
En somme, Dieu, le Prophète, le Koran reviennent assez
bien à une unité enveloppante qui représente la notion
du Zerwanè-Akerené, le temps sans limites, d'où le par-
sysme des derniers âges tirait tout le reste des existences
et au moyen de laquelle il prétendait donner satisfaction
à l'uni tarisme araméen.
Ce qui est vraiment actif, c'est le corps des imams.
Le monde n'est conservé, justifié, conduit directement
que par eux et leur action. En dehors d'eux, il n'y a que
ténèbres. Ne pas s'en tenir à eux, c'est courir au-devant
de la Géhenne. Avec eux, tout est salut. Ils sont douze,
mais en y regardant de près on aperçoit en eux deux faits
bien distincts : chez Aly, le rôle tout divin, tout conser-
vateur, tout sauveur d'Ormuzd, tandis que ses descen-
dants ressemblent aux Amshaspands à s'y méprendre. Si,
au contraire, on contemple l'imamat, réduit à une exis-
tence concrète, c'est encore Ormuzd que l'on retrouvera.
Quant au monde, à la matière, au Sheytan sémitique qui
y préside et qui est en contention perpétuelle avec les
imams, on y aperçoit sans peine Ahriman et sa défaite
assurée. 11 n'est pas très-extraordinaire qu'un pareil
système soit odieux aux sunnites ; ils n'ont pas grand
peine à le reconnaître à travers ses déguisements et
malgré ses habiletés de langage. S'ils lui donnent le nom
qui lui appartient en l'accusant de parsysme, ils n'ont
pas tort. Mais ce qu'ils méconnaissent à leur tour, c'est
qu'une religion aussi vague que la leur, aussi inconsis-
tante dans sa profession de foi, pouvait seule permettre
là foi des arabes. <h
une pareille intrusion. S'il y a scandale, c'est un scan-
dale que l'islam rendait inévitable en prenant si peu de
soin de l'écarter. En effet, l'islam, moins exigeant que
le parsysme sassanide, semble avoir plutôt voulu fonder
un empire terrestre qu'une religion proprement dite.
On pourrait l'accuser d'avoir surtout tenu à enrôler,
sous ses étendards, aux plus faciles conditions possibles,
le plus de gens, le plus d'esprits différents. Réellement,
cette foi n'est pas une foi dans l'idée d'un système bien
défini ; c'est un compromis, une cocarde, un signe de
ralliement; on peut à peine y rien trouver d'obligatoire
et, c'est pourquoi, favorisant la mobilité de l'esprit asia-
tique, ne le gênant en rien, il lui est agréable en presque
tout et ne menace aucunement de tomber en ruines de la
façon dont nous l'entendons en Europe. Mais on verra
tout à l'heure qu'une transformation de plus, après toutes
celles auxquelles il s'est constamment prêté, est impos-
sible.
l—
CHAPITRE IV
LE SOUFYSMB — LA PHILOSOPHIE
Quelque regret que j'en éprouve, on ne peut véritable-
ment citer le christianisme que pour mémoire dans une
revue des opinions vivantes de l'Asie centrale. Ne serait-
ce que pour l'honneur du nom de chrétien, on voudrait
avoir ici quelque chose de favorable à dire. Malheureuse-
ment, je ne l'ai pas trouvé. Tous les vices des musulmans
se rencontrent chez les gens qui professent le christia-
nisme, catholiques ou schisma tiques. D'une ignorance
effrayante, ils ne sauraient exercer aucune action sur leurs
compatriotes, sinon sur la partie la plus basse et par les
superstitions. Quand, par un grand hasard, il m'est arrivé
de rencontrer un prêtre chrétien indigène qui s'occupât,
outre le soin exagéré de ses intérêts temporels, de quel-
ques questions plus élevées, j'ai constaté qu'il était soufy .
Rien de plus simple. Dans le manque de contact avec les
choses de l'Europe et ne lisant jamais de livres théologi-
ques, n'en ayant même point et n'éprouvant aucun désir
d'en posséder, ces ecclésiastiques n'ont d'autre reflet de
science que ce qui leur est renvoyé par le monde musul-
man qui les entoure, et comme le soufysme est adopté à
64 LE SOUFYSME ET LÀ PHILOSOPHIE.
peu près par tout le monde, ils en entendent forcément
parler, se plaisent, en tant qu'Asiatiques, à ses subtilités,
goûtent son panthéisme et le mêlent à leurs doctrines pro-
pres. J'ai même connu un prêtre élevé à Rome, renvoyé
sans ordination, consacré cependant, par la suite, à l'aide
de quelque fraude, et qui était un soufy de la plus vul-
gaire espèce.
Cette dégradation est si réelle et si générale, la morale
même, chose à peine croyable, se montre chez ces
malheureux si inférieure de tous points à celle des mu-
sulmans, qu'on ne sait comment s'expliquer des véri-
tés si tristes. Pour moi, après y avoir réfléchi long-
temps, je serais tenté de croire que la cause en est dans
la bassesse originelle des classes sociales auxquelles ap-
partiennent primitivement les chrétiens. Soit Koptes en
Egypte, soit Ghaldéens en Perse, ce sont des restes de
populace urbaine ou agricole. Les classes supérieures
n'ont pas résisté longtemps aux séductions du pouvoir,
de la richesse, de la considération, et ont promptement
embrassé une religion victorieuse qui ne leur demandait
guère de sacrifices. Ce qui est demeuré chrétien, c'est ce
qui ne valait pas la peine d'être converti.
Les Juifs ne méritent pas tant de dédain. La plus grande
partie, à la vérité, s'occupe uniquement de soins maté-
riels et présente ce laisser-aller extérieur, ce délabre-
ment de visage et de vêtements qui ne leur ont valu nulle
part ni beaucoup de sympathie ni beaucoup d'estime ;
mais on leur retrouve, en Asie comme ailleurs, cette
énergie morale, cet orgueil religieux qui les élève et les
fait surnager sur tant de catastrophes, et cela uni à une
préoccupation vive, chez quelques-uns d'entre eux, de
leurs dogmes, de leurs livres, de leurs sciences. Ce que
LE SOUFYSME ET LÀ PHILOSOPHIE. 65
les presses européennes ont surtout envoyé à l'Asie de*
puis cent ans, ce sont des livres hébreux. On rencontre
ces volumes en nombre assez considérable, et il n'est
si petite communauté, dans des villes insignifiantes, dans
des villages de l'intérieur, qui ne possède les ouvrages
essentiels en éditions de Venise ou de Livourne. On a vu
tout à l'heure qu'on ne pouvait rien dire d'analogue des
Églises chrétiennes. Les juifs ont des docteurs dont quel-
ques-uns, en fait de connaissances talmudiques et philo-
sophiques, sont très-savants. J'ai été frappé d'un étonne-
ment véritable, le jour où l'un de ces érudits m'a parlé
avec admiration de Spinoza et m'a demandé des éclaircis-
sements sur la doctrine de Kant. Ces noms, ces idées,
des lueurs d'autres idées qu'on devrait leur supposer in-
connues arrivent jusqu'à eux dans les ouvrages qu'ils
font venir surtout d'Allemagne et dont l'entrepôt est
Bagdad. Du reste, ils entretiennent des communications
les uns avec les autres "sans que -les distances les arrê-
tent. Pour des intérêts dogmatiques, pour des points doc-
trinaux, pour des questions de droit civil, ils se main-
tiennent en rapports constants avec le grand rabbin de
Jérusalem qui, qualifié, dans leur style officiel, de « Roi
d'Israël, » décide souverainement sur toutes les ques-
tions litigieuses. Son opinion fait loi et n'est jamais
contredite. Très au courant des noms et de la façon
de penser de leurs coreligionnaires européens les plus
puissants, les juifs sont visités dans l'Inde et en Perse par
des missionnaires ou plutôt des collecteurs qui recueillent
parmi eux, pour les juifs de Jérusalem, des aumônes qui
ne sont pas refusées. C'était par ces voyageurs qu'autre-
fois les nouvelles circulaient. Aujourd'hui les juifs se ser-
vent aussi à l'occasion des moyens de communication dont
4.
66 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
disposent les Européens et qui sont plus fréquents et
plus rapides, sinon plus sûrs. Non seulement ces corres-
pondances traitent de questions d'intérêt ou de nationa-
lité, mais elles ont aussi pour objet la discussion de
points de doctrine et même l'échange de productions litté-
raires, tantôt, mais rarement, en hébreu proprement dit,
tantôt en chaldéen, ou araméen, et avec des recherches
d'élégance linguistique très-raffinées. Ces compositions ne
sont pas toujours d'un caractère sérieux. Il y a peu de
mois, les juifs lettrés de Téhéran étaient occupés d'une
satyre en vers, déclarée par eux admirable et dont un
rabbin de Jérusalem était l'auteur.
En aucun temps la hardiesse des spéculations philoso-
phiques n'a fait défaut aux juifs. Rien parmi eux n'est
changé sous ce rapport, et on cite principalement à
Bagdad plusieurs savants qui, par la témérité de leurs
objections, sont dignes de ce que leur nation a produit de
plus hétérodoxe. L'esprit juif est chercheur de sa nature
et aime à acquérir, dans les richesses de ce monde, aussi
bien ce qui est science que ce qui est or. Il faut, en
outre, observer qu'un nombre très-restreint des juifs de
Perse se prévaut d'une origine hébraïque. La masse des-
cend de prosélytes, et il en résulte des prétentions à la
noblesse qui ne sont point contestées aux familles que
l'on reconnaît être venues de Terre-Sainte. Celles-ci, re-
gardant leurs coreligionnaires comme d'un sang moins
pur, ne s'unissent pas volontiers à eux par mariage. Mais,
do leur côté, les descendants des prosélytes doivent à
leur origine de posséder les qualités d'esprit actives et
turbulentes de leurs concitoyens persans. Us entrent vo-
lontiers en discussion avec les musulmans et, en ce mo-
ment même, des rabbins vont faire imprimer à Téhéran
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 67
une réfutation en règle d'un moulla qui a publié, il y a
six mois, un livre contre certains points de leurs doctri-
nes. Le soufysme leur plaît et les attire; mais- il me
semble à remarquer que les plus habiles d'entre eux sont
surtout séduits par la philosophie proprement dite. Ce qui
est l'objet de leurs études favorites, c'est la talismanique
et tout ce qui s'y rattache, et, sur ces points, les musul-
mans sont assez disposés à les reconnaître comme leurs
maîtres et à accorder plus de confiance aux charmes com-
posés par les juifs qu'à ceux dont ils sont eux-mêmes les
auteurs *.
En fait de doctrine courante, celle qui se fait le plus
remarquer, c'est celle des Soufys. Il est indispensable
d'en dire ici quelques mots.
En Europe, on s'est intéressé particulièremenl à cette
face des idées persanes. D'habiles gens s'en sont occupés
et ont donné des traductions et des appréciations fort
exactes en soi, mais peut-être insuffisantes pour faire bien
comprendre la nature, la portée et la raison du succès de
cette philosophie.
Elle a commencé de très-bonne heure sous l'islam et
en revêtant avec exagération quelques-unes de ses livrées,
en vantant jusqu'à la folie, la nature et le rôle du Pro-
phète , elle s'est fait admettre, elle s'est fait même ad-
mirer là où des doctrines cependant moins dangereuses
qu'elle rencontraient l'exclusion et l'anathème. Elle
était propre à séduire et à tromper l'esprit asiatique, et
cela parce qu'elle le sert merveilleusement suivant ses
goûts. Si elle est courtisanesque pour le Prophète, elle
est, à la vérité, profondément, sincèrement unitaire. Elle
1. Traité des Écritures cunéiformes^ tom. II.
68 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
accepte avec joie tout ce que le Koran enseigne à cet
égard; seulement, et là est sa particularité, elle l'exagère
et profite du vague des formules pour aller bien au delà
de ce que Mahomet a voulu. Sous ses apparences de
piété dévouée, elle pousse le principe jusqu'au pan-
théisme le plus absolu, ne reconnaît d'être, d'existence
qu'en Dieu, nie tout ce qui n'est pas Dieu, voit Dieu
partout et en tout et rejoint par toutes sortes de détours
et de faux-fuyants l'araméisme le plus condamné. Mais,
je le répète, ses allures sont d'un islamisme irrépro-
chable. Le soufysme pratique le Ketmân mieux qu'aucune
autre secte. Il excelle dans l'art de dérouter les investi-
gations menaçantes, et ce n'est que rarement qu'un de
ses adeptes enivré se compromet au point de crier en
public ce que tous les doctes pensent en secret : Dieu,
c'est moi I
Le soufysme, grâce à son Ketmân, grâce à son adresse,
séduit toutes les classes de la société orientale. Il a per-
fectionné à l'excès ses moyens d'action. Il a des chefs,
des conseils, des moines, des missionnaires et une si
grande multiplicité de degrés, qu'il est bien difficile qu'un
esprit quelconque ne rencontre pas à s'y loger. Les sages:
les ouréfas, mesurent la science à chacun suivant la force
ou la faiblesse de son esprit. S'ils s'aperçoivent qu'un*
maxime scandalise leur néophyte, ils ont toujours sous k
main un double sens qui leur permet de lui démontrer qu'i
s'est récrié à tort. Si, au contraire, son estomac théolo-
gique est robuste, ils lui prodiguent les aliments de k
plus difficile digestion. Les rêveurs sont communs er
Orient. Pour les rêveurs, ils tiennent prêts les plus
amplps, les plus séduisants sujets de divagation, et ne se
fiant pas encore assez aux puissances naturelles de l'ima-
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 69
gination humaine surexcitée, pour aller aussi loin qu'ils
le souhaitent, ils recommandent l'usage de F opium et du
beng, élevés ainsi à la dignité de véhicules religieux. On
peut assez supposer ce que ces pratiques seules valent de
popularité à une doctrine auprès d'un peuple qui a la pas-
sion effrénée de l'ivresse physique aussi bien que morale.
L'ivrognerie est, en effet, un vice général dans l'Asie
centrale. On ne se douterait jamais que la religion offi-
cielle prohibe absolument l'usage même modéré des bois-
sons fermentées, ni encore moins que la loi civile, sous
cette inspiration, ait édicté et applique encore assez sou-
vent, contre les contrevenants, des peines d'une dureté,
on pourrait dire d'une férocité disproportionnée à l'objet.
Rien n'y fait, et les délits que Mahomet a voulu prévenir
sont de tous les jours, de tous les instants et de toutes les
personnes. Les prêtres aussi bien que les princes passent
les nuits à boire. Les dames de la famille royale, tout au-
tant que les filles du bazar, tombent, vers le minuit, ivres
mortes sur leurs tapis, et le thé froid, comme on appelle
par décence l'arak, l'eau-de-vie d'Europe même, remplis-
sent les théières et en coulent incessamment à flots. Ce
n'est pas le plaisir de banqueter en compagnie ni de par-
courir les degrés successifs de l'excitation et de la gaieté,
c'est encore moins le goût du breuvage en lui-même qui
amènent ces excès. Les Asiatiques n'aiment ni la saveur
du vin, ni celle des spiritueux. Quand ils boivent, ils s'ar-
ment d'un mouchoir, font, avant d'avaler, une grimace de
dégoût, s'exécutent comme un patient qui s'administre
une médecine, et s*essuient ensuite la bouche avec toutes
sortes de démonstrations d'horreur. Si quelques-uns des
grands achètent à grands frais des vins d'Europe, c'est
affaire d'ostentation et pour que leurs hôtes admirent leur
70 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
magnificence ; en réalité, ils ne reconnaissent que deux
classes de boissons : celles qui enivrent lentement et celles
qui enivrent vite. Depuis quelques années, ils commen-
cent à tenir le porter en haute estime, parce qu'ils le
classent dans la seconde catégorie. Arriver le plus promp-
tement possible à ne plus discerner la saveur de ce qu'ils
avalent et à tomber dans la torpeur, voilà ce qui les
charme. Le sommeil de l'abrutissement est l'objet de
leurs vœux. Je connais des hommes profondément ins-
truits, avides de connaissances, goûtant avec délices les
jouissances philosophiques les plus raffinées, et qui ne
sauraient se passer d'être ivres-morts tous les soirs. Ce
qu'il faut admirer, c'est la façon dégagée dont ils portent
un pareil régime ; mais je reviens aux soufys, qui pa-
raissent être, en grande partie, coupables d'avoir implanté
ces habitudes dans les populations.
Ce n'est rien dire de nouveau que de les déclarer pan-
théistes; toutefois cette qualification, exacte si l'on con-
sidère les tendances de leur doctrine, ne peut rigoureu-
sement s'appliquer en réalité qu'à certaines classes de
soufys. Les degrés inférieurs n'ont pas toujours une cons-
cience nette de la conséquence dernière de leurs opinions
et s'en tiennent, avec plus ou moins de discernement, à
la lettre des déclarations de leurs grands docteurs Mah-
moud Shébestéry, Djélaleddin, surnommé « le Moulla du
Roum», ou FérydEddyn, « l'Épicier. » Sur la foi des ap-
parences qu'ils n'ont pas pénétrées, ils reconnaissent le
Dieu individuel du Koran , et ne supposent pas qu'après
leur mort il leur soit réservé autre chose plus que de
l'approcher dans une intimité supérieure à celle à la-
quelle seront appelés les religionnaires qui n'ont pas le
bonheur de partager leurs doctrines. On n'est donc pas
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 71
tout à fait dans le vrai en prenant le panthéisme pour le
dogme essentiel des soufys. Le plus grand nombre, au
contraire^ ne s'en doute pas. En réalité, le soufysme a
pour caractère dominant d'offrir un enchaînement de doc-
trine fort lâche qui place en échelons des notions de signi-
fications très-différentes, si différentes qu'elles n'ont entre
elles qu'un seul et unique rapport, et ce rapport c'est un
quiétisme adapté à chacune d'elles, une disposition d'âme
passive qui entoure d'un nimbe de sentimentalité inerte
toutes les conceptions imaginables de Dieu, de l'homme et
du monde. D'union entre les soufys des différents grades,
il n'en existe pas d'autre que cette disposition générale à
tout faire passer en spectacle devant l'homme intérieur,
quel que soit cet homme et quelque jugement qu'il porte
des choses du dehors. Aussi la concorde et la bonne en-
tente ne sont-elles nullement des vertus à l'usage des dif-
férentes classes de soufys, dans leurs rapports récipro-
ques. Elles se méprisent singulièrement. Les ouréfas, les
hommes des hauts degrés, considèrent ceux des plus bas
et même ceux des degrés moyens comme à peine supé-
rieurs à la brute, et il n'y a pas de secte religieuse ou
philosophique qui réduise plus complètement en système
l'usage du mépris dogmatique. Un soufy de grade supé-
rieur, arrivé à se considérer lui-même comme Dieu, admet
sans peine et professe avec hauteur que la création au
milieu de laquelle il se trouve momentanément et impar-
faitement détenu, est toute entière digne de ses dédains.
11 parle des prophètes comme d'avortons qui avaient en-
core grand chemin à faire pour arriver jusqu'à lui. Il ne
reconnaît aucune distinction , quant à lui , entre le bien
et le mal; car, au point de vue où il en est, toutes les
antinomies se résolvent dans le fait unique de son exis-
72 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
tence intérieure. Qu'on ne suppose pas, toutefois, poui
rester juste, que cette abrogation de toute règle moral*
ait de bien grandes conséquences pratiques. Les ouréfai
sont des vieillards sans force, assez ascétiques de fait
sauf l'opium ou le beng, et qui se sont fait de longu
main une nature de l'indifférence. Ce qui les persuad
surtout de leur qualité divine et l'attribut qu'ils en pri
sent davantage, c'est l'immobilité de leurs sensations
Que le prototype originel de ces ouréfas des premiers de
grés se trouve chez les bouddhistes, c'est, je crois, c
qu'il serait difficile de révoquer en doute. En tout cas
on peut prononcer hardiment que la vaste association
qui, à parler rigoureusement, n'en est pas une, dont j
viens de retracer les principaux traits, a été, est encor
excessivement funeste aux pays asiatiques par la natur
de ses influences. Le quiétisme, le beng et l'opium, l'ivro
gnerie la plus abjecte, voilà surtout ce qu'elle a produit
On a souvent reproché à l'islam d'avoir exagéré 1
croyance au fatalisme et partant propagé les principe
délétères qui en sont la conséquence. C'est une erreur €
une injustice. Il n'est facile à la logique d'aucun cuit
de faire concorder la prescience divine avec la liberté d
l'homme, et, cependant, pas de religion positive qui n
reconnaisse la nécessité de concilier ces deux termes, (
ne refuse d'admettre que l'un soit sacrifié à l'autre. Ma
homet devait avoir plus de peine que tous les autre
législateurs religieux à opérer la fusion, parce qu<
préoccupé surtout du soin de déterminer, à part et d'ur
façon bien distincte, la personnalité divine, afin de sorti:
une fois pour toutes, des pires conséquences du par
théisme araméen, il avait exagéré tant qu'il avait p
l'expression de l'omnipotence, de l'omniscience, et c
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 7.1
tous les attributs propres à mettre un abîme entre le
Créateur et la créature. Cependant, il n'avait pas méconnu
non plus le péril que cette façon de parler pouvait provo-
quer, et avait répété, en plus d'une occasion, — on le
voit dans le Koran, on le voit dans les hàdys ou tradi-
tions, — que l'homme est libre, qu'il répond de son salut
et de sa damnation; qu'il peut être fidèle et qu'il peut
être coupable, et qu'en lui ouvrant le paradis ou l'enfer,
Dieu ne fait qu'exercer sa justice et le rémunérer d'après
ce qu'il a librement mérité.
Que l'expression de deux ordres d'idées si différents
offre ici des termes difficiles à concilier, cela, encore une
fois, est incontestable. Il serait aisé, en opposant les uns
aux autres, les passages que je rappelle, de les mettre en
contradiction flagrante. On parviendrait, peut-être, à dé-
montrer qu'en bonne logique l'une des thèses est plaidée
avec une force supérieure, de sorte que l'autre reste anéan-
tie ; peut-être aussi arriverait-on simplement à les détruire
Tune par l'autre, de sorte qu'il ne resterait rien des deux '
propositions. Mais, en agissant de la sorte, on aurait
prouvé seulement que le prophète arabe était un dialec-
ticien assez faible qui ne connaissait pas les ressources de
l'École ; je ne vois pas que ce résultat vaille la peine d'être
recherché. Ce qu'il faut savoir, ce qu'il faut démêler, c'est
son intention, et elle n'est pas douteuse. 11 a voulu, incon-
testablement, sauver le libre arbitre et donner, imposer
à l'homme la responsabilité de ses actes. Les docteurs ne
s'y sont pas mépris et ils ont appuyé dans le même sens.
Aly, lui-même, a prononcé que tous ceux qui niaient le
libre arbitre étaient des hérétiques. El Ghazzaly n'est pas _
moins explicite et n'entend pas raillerie. Pour les shyytes
comme pour les sunnites, il n'y a pas le moindre doute
5
74 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
que c'est la doctrine orthodoxe. Mais ceux qui l'ont sapée,
ceux qui la nient, ce sont les quiétistes, ce sont les diffé-
rentes classes de soufys, absolument comme, chez nous,
les amis de madame Guy on et les jansénistes auraient fait
si on les avait laissé aller, absolument comme les calvi-
nistes zélés font de nos jours. Ce quiétisme, et non l'islam,
voilà la grande plaie des pays orientaux, et quand je dis
orientaux, il y faut comprendre l'Inde musulmane d'une
part et l'Afrique de l'autre, tout aussi bien que la Turquie
et l'Egypte. Le malheur a voulu qu'il y eût, pour lui
venir en aide, des secours de toutes les natures. J'en ai
nommé quelques-uns; en voici deux autres encore : le
spectacle constant des révolutions politiques et l'attrait
de la poésie.
On ne comprend que trop avec quelle facilité devaient
se laisser glisser dans l'atonie des gens qui voyaient se
succéder sous leurs yeux, avec les dynasties différentes, la
ruine des villes, la cessation du commerce, la dispersion
des familles, le massacre des individus. Quand on a con-
templé deux ou trois fois dans sa vie le cortège d'un
prince tatare venant couper la tête à un prédécesseur
mongol , turk ou arabe qui en avait fait autant à son de-
vancier, et qu'à la suite de ces événements on a passé
par autant de situations fort diverses; quand on a été,
comme Sady, un grand personnage, puis un soldat, puis
le prisonnier d'un chef féodal chrétien; qu'on a travaillé
comme terrassier aux fortifications du comte d'Antioche,
et qu'enfin on a regagné le Fars et Shyraz à pied, on
n'est pas loin de convenir que rien de ce qui existe n'est
réel ou du moins ne vaut la peine qu'on s'y attache. C'est
la solidité des attaches qui fait les deux tiers de leur prix;
l'instabilité, à la longue, amène l'indifférence. Un scepti-
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 7;i
cisme immense a de bonne heure, pour ces causes, en-
vahi l'Orient tourmenté, et le quiétisme, après tout,
qu'est-ce autre chose qu'une forme du scepticisme, où
lame croit conserver encore assez de vigueur pour tran-
sporter ce qui lui reste de foi au sein d'une abstraction?
Une fois là, ce trésor, cette foi prend vie, s'enfle, grandit,
s'exalte, s'enfièvre dans l'impalpable, et d'autant plus
énergique qu'elle ne travaille que sur elle-même, ne re-
connaît plus la raison que dans ses rêves, et l'activité que
dans le sommeil des facultés pratiques. Je le répète, voilà
ce qu'a produit le soufysme; et ce qu'il souffle aux Orien-
taux, ce n'est pas l'annihilation de l'homme, c'est la dé-
pravation de ses forces.
Mais la séduction n'eût pas été aussi puissante, malgré
tout ce qui l'appuyait, si, après s'être emparée de l'âme et
du cœur et avoir détourné les tendances actives de leurs
buts véritables, elle n'avait su également conquérir l'es-
prit. Elle n'y manqua pas et le pouvait d'autant mieux
que le soufysme, aux époques malheureuses, comptait
dans ses rangs la plupart des hommes d'intelligence. Ces
hommes, rebutés par les maîtres militaires, et, en face
de la brutalité du sabre, n'ayant pas l'emploi de leurs
facultés, se sont repliés sur eux-mêmes, et ils ont produit
des œuvres littéraires qui sont souvent d'une admirable
beauté. Voilà donc la poésie qui achève de conquérir ceux
que le quiétisme ne suffisait pas à prendre . Les vers et le
désenchantement des poëtes soufys sont dans toutes les
mémoires et dans toutes les bouches. On les cite dans le
bazar, dans la boutique du marchand, chez les grands,
comme dans les réunions dévotes du clergé. Il serait ex-
traordinaire que l'influence ne s'en fit pas sentir sur des
homme» qui, dès l'enfance, bercés de ces maximes délé-
76 LE S0UFYSME ET LÀ PHILOSOPHIE.
tères , sont accoutumés à en faire cas comme de la plus
sublime sagesse. A force d'ouïr répéter que le monde ne
vaut rien et même n'existe pas, que l'affection de la
femme et des enfants n'a rien que de faux, que l'homme
sensé doit se renfermer en lui-même, se borner à lui-
même, ne pas compter sur des amis qui le trahiraient, et
que c'est dans son cœur seul qu'il peut trouver la féli-
cité, la sécurité, le pardon facile de ses fautes, la plus
tendre indulgence, et finalement Dieu, il serait bien
extraordinaire que le plus grand nombre de ceux qui
reçoivent de pareilles leçons et qui les voient si uni-
versellement approuvées, ne finissent pas par accepter
comme des vertus l'égoïsme le plus naïf et toutes ses
conséquences , dont la principale est le plus entier dé-
tachement de tout ce qui se passe autour d'eux dans la
famille, dans la ville et dans la patrie.
C'est là qu'il faut chercher la source principale de ce
qui frappe d'abord dans la contemplation des populations
orientales : le dédain radical que ces nations éprouvent
pour leurs gouvernements, quels qu'ils soient, et, en
même temps, la facilité placide avec laquelle elles les ac-
ceptent et les supportent. On peut penser et dire beau-
coup de mal, en effet, du plus grand nombre des adminis-
trations asiatiques, et l'on restera encore au-dessous de
la vérité. Cependant il n'y a pas plus dans ce monde de
choses absolument mauvaises qu'il n'y en a de parfaite-
ment bonnes. Les sujets persans, arabes , turcs, hindous
soijt loin d'être aussi opprimés qu'on se le figure, et si le
but de ce livre le permettait, il ne me serait pas mal aisé
de montrer que la liberté pratique leur est, au contraire,
assurée sur une grande échelle , que les spoliations sont
surtout des grapillages, et que des obstacles, résultant
à
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 77
du code religieux, des mœurs et de l'imperfection des
moyens gouvernementaux, arrêtent à chaque instant
l'action même légitime du pouvoir. Il s'en faut donc de
beaucoup que les peuples souffrent à un degré qui expli-
que leur dégoût de toute vie publique. En outre, si mau-
vaise opinion que l'on puisse avoir de la masse des
hommes qui conduisent d'ordinaire les affaires, il ne laisse
pas de s'en trouver parmi eux, et plus souvent qu'on ne
le croit, ayant à la fois capacité et bon vouloir. Règle gé-
nérale, on ne leur sait gré ni de l'un ni de l'autre, et
ce que l'opinion publique est portée à leur reprocher le
plus amèrement, ce sont encore les tentatives de réfor-
mes ; elle supporte ces essais plus impatiemment qu'elle
ne fait les allures surannées , rapaces et souvent insen-
sées, inhérentes aux vieux systèmes. C'est tout simple-
ment parce que cette opinion publique s'y trouve moins
dérangée dans sa somnolence. Son repos est troublé par
les efforts d'une amélioration. Les novateurs lui deman-
dent du travail, de la compréhension, un changement
d'attitude. Les gens s'en indignent; mais, comme l'intel-
ligence est' vive en eux, elle s'éveille lorsque le ministre
détesté est à peine tombé depuis deux jours; on lui rend
justice, on analyse, on apprécie ses intentions, on le
porte aux nues et les éloges servent à lapider ses succes-
seurs.
Je dis que, dans cet ordre, les populations supportent
aisément le pire régime, et cela, saus aucun doute, pré-
cisément par le même motif qui les mutine contre les
réformes. Pour protester, il faudrait se lever et marcher,
s'unir, s'entendre, agir; mais rester chacun dans son iso-
lement, voilà ce qu'on est habitué à appeler sage. Un
coup reçu de temps en temps est un inconvénient dont la,
78 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
douleur s'efface ; quant aux coups qu'on voU distribuer
à côté de soi, la sagesse quiétiste enseigne essentielle-
ment à ne pas se mêler des affaires des autres.
Tant que le soufysme, à ses différents degrés, régnera
sur l'esprit asiatique, il n'y aura pas de ressources contre
les maux qu'il engendre. Il est bien fort, il est bien an-
cien , il est bien ancré dans les mœurs et singulière-
ment servi par le climat, tout autant que par cette vieille
expérience de la vie qu'on ne peut refuser à des sociétés
qui, datant de si loin, ont vu tant de choses. Et, cepen-
dant, comme rien n'est plus compliqué que cet esprit
asiatique, comme rien n'obéit à des ressorts plus nom-
breux, plus différents et agissant, Dieu sait comme, sous
l'empire des causes les plus diverses et pour les buts les
plus étrangers les uns aux autres, il ne faut pas mécon-
naître , tout en avouant que le soufysme est un des élé-
ments intellectuels les plus puissants et les plus géné-
ralement agissant de ces pays, qu'il n'a réussi nulle part à
supprimer, d'une façon aussi complète qu'il l'aurait voulu,
les manifestations des autres instincts. Pas de soufy qui
n'ait encore dans la tète, plus ou moins complètement,
un, deux, trois systèmes ou fragments de systèmes agis-
sant en sens inverse. De là cette agita tiou curieuse de
tous les esprits, ce trouble dans la nonchalance, cette
surexcitation dans la torpeur, cette passion de parler po-
litique chez des gens qui posent en principe que la poli-
tique ne doit pas les intéresser; de là, enfin, chez des
sceptiques qui voudraient être somnolents, la continua-
tion d'une recherche curieuse de la vérité ou pou* mieux
dire de la nouveauté.
La religion qu'ils ont faite à leur image, le shyysme,
où ils ont transporté et ravivé le,s dogmes priijçipsux des
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 79
parsys ne donnait pas aux Persans une morale pratique
appropriée suffisamment à leurs goûts. C'est pour cela
qu'ils ont pris et développé le soufysme. Mais celui-ci ne
saurait répondre non plus à toutes les questions que le
shyysme a lui-même soulevées et laissées de côté. Il est
bon de s'être ressaisi du dualisme, mais faut-il pour cela
abandonner l'idée unitaire? Le voudrait-on, on ne le pour-
rait pas. Cette idée est trop éclatante dans le Koran et,
mieux que cela, trop inséparable des instincts sémitiques,
et ces instincts, on les a en grande partie dans les veines.
Il faut donc quelque chose d'autre que la religion de
l'État et que le soufysme, et voici la philosophie.
Elle est née en Asie, elle y est immortelle. Avant les
temps historiques, elle s'y établissait toute puissante, et
l'on peutbien admettre qu'elle y vivra autant que le monde.
Si, dans des circonstances particulièrement contraires, il
lui est arrivé d'y subir des éclipses, celles-ci ont été cour-
tes; elle a toujours résisté aux plus violents orages et
brûlant alors, comme une lampe abritée contre le vent,
au fond de quelques chambres de savants, elle a bientôt
remontré au monde sa flamme vacillante, diminuée, char-
bonneuse, obscurcie, jamais éteinte.
Les Mongols, au xme sièle, n'en purent venir à bout et,
cependant, il n'y eut jamais d'adversaires plus acharnés et
plus avides d'en finir avec elle. A leur arrivée, ils avaient
été pris à son égard de cette haine que l'ignorance lui voue
plus qu'à toutes les autres connaissances humaines. Quand
un peu calmés, ils voulurent organiser et administrer,
ils découvrirent que, faisant obstacle à la religion, elle
n'entrait pas dans leur plan et ils la livrèrent volontiers
à toutes les sévérités des moullas. Les persécutions furent
grandes et elles échouèrent. Le temps passa, ces vio-
80 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
lences étaient usées et il vint un moment où, dans l'im-
patience de la fatigue qu'éprouvaient le public et même
les rois de sentir trop pesamment le joug de la cléricature
shyyte, on se rappela Avicenne, on voulut le relire, et
alors ses sectateurs, qui n'étaient nullement morts, sor-
tirent de leurs retraites pleins de ses doctrines.
La dynastie des Séfewys commençait alors sa gloire.
Les magnifiques collèges d'Ispahan participaient à la
splendeur de l'Etat par l'activité de leurs études. On peut
voir encore ces édifices, bâtis vers la fin du xvne siècle,
et admirer leurs coupoles émaillées de bleu, leurs cel-
lules alignées autour de jardins qu'encombrent les roses
et les platanes. De nombreux et célèbres professeurs
attiraient là des auditeurs de tous les âges et de tous
les rangs, venus des différentes parties de l'Asie, et la
maison régnante témoignait d'un zèle passionné pour les
travaux de l'esprit, au point que la mère de Shah-Abbas
le Grand s'était chargée elle-même d'aller toutes les se-
maines avec ses femmes recueillir le linge des étudiants
et le remplacer par du linge neuf. Elle ne voulait pas,
disait-elle, que des préoccupations d'un ordre si misé-
rable pussent détourner l'esprit des élèves et des maîtres
des contemplations sublimes auxquelles il devait rester
uniquement attaché.
Dans une situation si favorable, au milieu des docteurs,
des littérateurs de tout genre, des hommes de guerre et
des hommes d'État, on ne tarda pas à distinguer un
moulla, natif de Shyraz, qui se nommait Mohammed, fils
d'Ibrahim. Adonné principalement aux recherches philo-
sophiques, ce personnage devint assez tôt fameux. Tout
le monde se pressa à son cours, tout le monde voulut
l'entendre ; les rois lui prodiguèrent leur estime, les
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 81
jpcoples leur vénération, et c'est encore lui qui, après
.-avoir fourni à l'ère des Séfewys, cette recrudescence phi-
losophique indispensable à toute grande époque, a main-
tenu jusqu'à nos jours son autorité sous le nom fameux
*de Moulla-Sadra, ou, comme on l'appelle plus couram-
iment, Akhound, « le maître par excellence. »
Moulla-Sadra n'a point seulement beaucoup enseigné et
formé de nombreux élèves; il a aussi beaucoup écrit, et on
ne l'estime pas moins comme théologien que comme phi-
losophe. Son œuvre se compose d'environ une vingtaine
de volumes, dont plusieurs sont consacrés à des commen-
taires sur différents chapitres du Koran. On lui doit encore
aine dissertation sur les traditions authentiques. 11 a laissé
•environ cinquante traités sur la théodicée, où des recher-
ches relatives à la nature divine l'entraînent plutôt vers le
terrain philosophique qu'elles ne le soutiennent dans les
domaines propres de la théologie orthodoxe. On a de lui
quarante-quatre ouvrages sur des points obscurs de la
doctrine, composés pendant un long séjour dans les mon-
tagnes de Goûm, où il s'était retiré pour vaquer sans dis-
traction à l'étude. Il a écrit de plus quatre livres de
voyages. Il fit sept pèlerinages à la Mecque, et, au retour
du septième, il mourut à Basra.
Son père avait été vizir du Fars et, s'étant vu longtemps
sans enfants, avait adressé à Dieu de nombreuses prières
pour en obtenir. Il eut Sadra comme récompense d'inces-
santes aumônes et nommément pour avoir distribué un
jour, à des passants, trois tomans qu'il avait sur lui. Dès
son enfance, le philosophe fut surnommé Sadra, à cause
de son mérite supérieur. Confié aux soins d'un précepteur
habile, il ne tarda pas à faire de remarquables progrès.
Un jour son père lui ayant confié le so\x\ e\, \^ «qxn^\-
82 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
lance de la maison et ayant, ensuite, voulu sq fçpdre
compte delà manière dont l'eqfant s'açquittait.dftsa.tàche,
il remarqua qu'une somme de trois torpans figurait inva-
riablement dans le compte de chaque jour au chapitre des
aumônes. Surpris, le vizir demanda des explications. L'en-
fant lui dit : Mon père, c'est le prix que te cojlfte ton fils.
Devenu plus grand, il employait tout son .argent à
acheter dès livres et était surtout avide d' apprendre ce
que les Grecs avaient écrit. Étant venu de Shyraz à
Ispàhàn, il fit connaissance, dans un bain de cette ville,
avec le séyd Aboulkassem-Fenderesky^ un des métaphy-
siciens lés plus subtils de l'époque. ïl n'était nullement
connu de cet érudit, qui, en se voyant saluer t lui dit :
Sans doute tu es étranger, mon enfant? — ^Oui, répondit
Sadria. — Et de quelle famille es-tu? J)e quelle ville?
Pour quel motif te trôuves-tu à Ispahan ?
Sadra répondit : Je suis du Fars et venu ici pour suivre
mes études.
— Et quel est celui de nos savants dont tu prêteras
entendre les leçons ?
— Celui-là même que vous me désignerez.
— Si ce que tu souhaites est de .dégourdir ta cervelle,
adresse-toi à Sheykh Behay ; mais si tu prétends dégourdir
ta langue, prends pour maitre Emyr Mohammed Bagher.
Sadra répondit : Je ne me soucie point de ma langue,
et, de ce pas, il s'en alla trouver Sheykh Behay et se mit
à étudier, sous la discipline de ce professeur, les sciences
philosophiques et théologiques, tant et si bien que celui-
ci reconnut un jour n'avoir plus rien à lui apprendre. 11
l'envoya donc, lui-même, trouver Emyr Mohammed Ba-
gher sous prétexte d'un livre à emprunter.
Sadra, sans aucun soupçon des intentions de son maître,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 83
se présenta devant le dialecticien et s'acquitta de sa com-
mission. Dans ce moment même, Myr Mohammed Bagher
donnait sa leçon, de sorte que Sadra y assista.
Lorsque le jeune étudiant revint auprès de Sheykh
Behay, celui-ci lui demanda : Que faisait le professeur?
Sadra répondit : Il enseignait.
— Ses leçons, reprit Sheykh Behay, valent mieux que
les miennes. Je n'avais nul besoin du livre que tu rap-
portes, mais je souhaitais que tu pusses juger par toi-
même du mérite de l'homme. A dater d'aujourd'hui,
quitte-moi et suis son enseignement.
Sadra obéit et, en peu d'années, il arriva à la perfec-
tion d'éloquence qu'on lui a connue.
Mais, avant de se fixer définitivement à Ispahan et d'y
devenir le maître des maîtres, le philosophe eut à tra-
verser beaucoup de peines et de fatigues. Car si, depuis
l'avènement des Séfewys, le développement philosophique
était un besoin général des esprits et le desideratum des
princes de la dynastie nouvelle, rien de solide n'avait
réellement été fait et la science se contentait encore d'as-
pirations assez stériles. Surtout elle redoutait le clergé,
et cette peur la paralysait. On a vu qu'une pression si
fâcheuse avait pris naissance à la suite des invasions
mongoles. Je ne l'ai peut-être pas assez expliqué.
Jusqu'au moment où Djenghyz-Khan et ses succes-
seurs vinrent renverser l'établissement politique en
Perse, les grands instituteurs philosophiques avaient été
Avicenne et Mohy-Eddin. Le premier, surtout, usant lar-
gement de l'imposante situation qu'il s'était acquise, de
son influence sur l'esprit des sultans, du respect qu'inspi-
raient sa grande indépendance de fortune et sa célébrité,
n'avait pas pris beaucoup de pr6ca\itiot& &Ne&YSstas&.*X^
84 LE SOUFYSME ET LA PH'LOSOPHIE.
réagissant contre tout ce que la religion enseignait depuis
quatre cents ans, s'était donné pour tâche de restaurer,
au xie siècle, la philosophie chaldéenne, en la déshabil-
lant même un peu des voiles alexandrins sous lesquels
les anciens philosophes la lui livraient. Il y eut autour
d'Avicenne une énorme éclaircie, une grande abattue
dans le dogme mahométan. Les plus anciennes théories
I panthéistiques de l'Assyrie se réveillèrent.
Mais quand les Mongols furent venus, au xme siècle, ce
mouvement s'arrêta. Les conquérants voulaient de l'ordre
et de la régularité politique. C'est une observation peut-
être inattendue. On ne se fait pas, en Europe, une idée
tout à fait juste de la domination mongole proprement
dite, que l'on confond trop avec les premiers temps de
la conquête. Ces maîtres prétendaient créer une orga-
nisation civile aussi forte que possible, et quand, dans une
préoccupation toute pratique, ils eurent embrassé l'islam,
ils trouvèrent logique de soutenir fortement cette re-
ligion et se montrèrent dès lors on ne peut moins favo-
rables à la philosophie d'Avicenne et de ses continua-
teurs. Ce n'est pas qu'à ce moment ils fussent restés
insensibles aux sciences ni aux arts. Ils protégèrent
activement certaines branches de connaissances ; ils
n'eurent pas un goût exquis en littérature, peut-être,
mais ils donnèrent beaucoup d'argent et accordèrent
beaucoup d'honneurs aux poëtes et aux écrivains, et,
quant aux artistes, ils en firent un cas tout particulier.
Les constructions de l'époque mongole furent d'une ma-
gnificence inouïe; les mosquées de Tebriz, de Sultanieh,
de Véramin, en portent encore témoignage, bien qu'en
ruines; mais pour la philosophie, rien de bon. Ils n'eu-
rent à son endroit que des rigueurs et se firent forts de
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 85
l'exterminer. On a vu plus haut qu'ils n'y avaient pas
réussi. Ce n'est pas qu'à ce moment l'orthodoxie ait profité
beaucoup de ces dispositions favorables et de la chute
ou du moins de l'humiliation de sa rivale. Elle y poussa
tant qu'elle put, il est vrai, mais ce fut pour être assaillie
elle-même par un côté qu'elle ne songeait pas à défendre.
Une erreur complète, abus désastreux de sa victoire, ve-
nait d'être commise en son nom, et ici se montrait, dans
tout son jour, le génie persan. Le chaldaïsme, vaincu
sous la forme avicenniste, garda le silence, et aussitôt ce
fut le mazdaïsme qui prit la parole et le fit avec autorité,
sous l'habit du clergé mahométan. Ce fut, en effet, pen-
dant la période écoulée du xme siècle à la fin du xvie, que
le shyysme local, se développant de plus en plus, laissa
le plus loin ses anciennes formes, ranima, restaura le
magasin presque entier des idées, voire des habitudes guè-
bres, et leur fit prendre la place des prescriptions moham-
mediques. Ce fut alors que, sous des apparences discrètes,
on vit renaître le véritable dualisme, dont j'ai déjà parlé.
Avec le retour à ces idées fondamentales, avec la fabrica-
tion illimitée des hadys ou traditions, qui fit rentrer l'an-
cienne théologie dans le domaine que la foi arabe croyait
avoir conquis, le shyysme alla chaque jour se développan
s'admira avec raison comme expression véritable d<
nationalité persane et, en même temps que, en dépit
Prophète, il rétablissait tout ce passé qu'on aurait \
croire à jamais décédé et qui se retrouva si vivant, il res-
suscitait aussi l'institution d'un clergé hiérarchique dont
Mahomet n'aurait jamais admis les constitutions. Les cho
ses avaient marché ainsi jusqu'à l'avènement des Séfewys.
Le premier de ces princes était de tous les Soufys le plus
éloigné, non-seulement de l'islam, mais même d'une reli-
86 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
gion positive quelconque. C'était un panthéiste, et il est
certain qu'il se proposa, pendant quelque temps, de
laisser choir tout l'établissement islamique. Cependant il
changea d'avis. Les dangers lui parurent trop grands et
les avantages trop frivoles, et, voyant le shyysme si to-
pique, lui et ses successeurs se prirent pour lui d'un
amour sagace. Ils activèrent ses développements, lui don-
nèrent toute l'ampleur et toute l'autorité qu'il pouvait
prétendre. Alors la religion de l'État fut fondée et elle ne
se soucia ni du véritable islam ni non plus de la philoso-
phie d'Avicenne.
Celle-ci remuait pourtant et donnait des signes d'exis-
tence. Elle trouvait un peuple disposé à l'accueillir, car,
du moment que le shyysme était installé dans son triom-
phe, il cessait d'être une philosophie, ne procédait que
par décrets et ne satisfaisait plus à l'immortel instinct de
méditation, de spéculation, de transformation intellec-
tuelle, qui partout est le ressort principal du cerveau
humain, partout, dis-je, en Asie comme ailleurs. Les an-
ciennes théories spéculatives commencèrent de nouveau
à attirer tous les regards. Elles attirèrent ceux de Moulla-
Sadra comme ceux de la multitude, et c'étaient là des re-
»rds pénétrants au delà de l'ordinaire,
ânsi que nous l'avons vu tout à l'heure, le jeune
,mme avait renoncé au monde et aux dignités pour se
jonsacrer entièrement à l'étude; et comme l'étude, en
Asie, repose essentiellement sur l'enseignement oral ;
que, d'ailleurs, les philosophes avicennistes étaient dis-
persés, peu nombreux, craintifs devant le clergé à demi
mage (car cette dernière restauration, à peine en jouis-
sance, était fort animée à empêcher l'avénementde l'autre),
JtfouJJa-Sadra passa plusieurs années soit dans sa retraite
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 87
. au fond» des montagnes de Goum, soit à voyager dans
toute la Perse, recueillant de bouche à oreille toutes les
scholies que l'expértence et la confiance des sages lui pou-
vaient livrer. Il commença lui-rtiême bientôt à professer
•dans les villes où il passait, et comme il n'avait pas de
rivaux ni pour l'éloquence, ni pour l'élégance de l'exprès-
. sion, ni pour la facilité de5 l'exposition, ta l'écoutait avi-
t.dementf-et il eut de nombreux auditeurs, parmi lesquels
.il choisit et distingua des élèves d'une valeur hors ligne.
. Mais, lui aussi, il avait peur des mottllas. Exciter leur
.méfiance était inévitable, mais donner un fond solide,
fourni* une preuve à leurs aoeusations, c'eût été s'exposer
à des persécutions sans fin et compromettre du même coup
l'avenir de la restauration philosophique qu'il méditait. Il
se conforma donc aux exigences des temps et recourut au
grand et merveilleux moyen du Ketmân. Quand il arrivait
dans une ville, iLprenait soin de se présenter humblement à
tou6 les moudjteheds ou docteurs du pays. Il s'asseyait au
bas de leur salon, de leur talar, se taisait beaucoup, par-
lait avec modestie, approuvait chaque parole échappée
de ces bouches vénérables. On l'interrogeait sur ses con-
naissances ; il n'exprimait que des idées empruntées à la
théologie shyyte la plus stricte et n'indiquait par au
côté qu'il s'occupât de philosophie. Au bout de quel
jours, le voyant si paisible, les moudjteheds l'engageai!,.,
d'eux-mêmes à donner des leçons publiques. Il s'y me1
tait aussitôt, prenait pour texte la doctrine des ablutions
ou quelque point semblable et raffinait sur les prescrip-
tions et les cas de conscience des plus subtils théoriciens.
Cette façon d'agir ravissait les moullas. Ils le portaient
aux nues; ils oubliaient de le surveiller. Ils désiraient
eux-mêmes le voir promener leur imagination sut de&
88 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
questions moins placides. Il ne s'y refusait pas. De la
doctrine des ablutions il passait à celle de la prière, de
celle de la prière à celle de la révélation, de la révélation
à l'unité divine, et là,- avec des prodiges d'adresse, de
réticences, de confidences aux élèves les plus avancés, de
démentis donnés à lui-même, de propositions à double
entente, de syllogismes fallacieux dont les initiés seuls
pouvaient trouver l'issue, le tout saupoudré largement de
professions de foi inattaquables, il parvenait à répandre
l'avicennisme dans toute la classe lettrée, et lorsqu'il
croyait enfin pouvoir se livrer tout à fait, il écartait les
voiles, niait l'islam et se montrait uniquement logicien,
métaphysicien et le reste.
Le soin qu'il prenait de déguiser ses discours, il était
nécessaire qu'il le prit surtout de déguiser ses livres;
c'est ce qu'il a fait, et à les lire on se ferait l'idée la plus
imparfaite de son enseignement. Je dis à les lire sans un
maître qui possède la tradition. Autrement on y pénètre
sans peine. De génération en génération, les élèves de
Moulla-Sadra ont hérité de sa pensée véritable et ils ont
la clef des expressions dont il se sert pour ne pas expri-
mer mais pour leur indiquer à eux sa pensée. C'est avec
correctif oral que les nombreux traités du maître
. aujourd'hui tenus en si grande considération et que,
fjfson temps, ils ont fait les délices d'une société ivre de
gg^BÏalec tique, âpre à l'opposition religieuse, amoureuse de
hardiesses secrètes, enthousiaste de tromperies habiles.
En réalité, Moulla-Sadra n'est pas un inventeur, ni un
créateur, c'est un restaurateur seulement, mais restaura-
teur de la grande philosophie asiatique, et son originalité
consiste à l'avoir habillée d'une telle sorte qu'elle fût
acceptable et acceptée au temps où il florissait. En Perse,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 89
on trouve que le service est grand et vaut la gloire dont
il a été payé. Cependant la sympathie qu'il a excitée et
excite encore est telle qu'on ne se contente pas pour lui
de Véloge restreint que je viens d'en faire. On assure que
l'Akhound a fait plus que de raviver la flamme d'Avi-
cenne et de la faire brûler dans une nouvelle lampe;
on prétend que, sur plusieurs points, il a exprimé une
opinion indépendante de celle du grand homme et Ta
même contredite. Il est difficile, en effet, que dans le long
cours d'une existence philosophique très-active et très-
savante, l'Akhound, vivant d'ailleurs dans des temps et
dans un milieu fort différents de ceux d'Avicenne, n'ait
pas trouvé l'occasion de faire acte de personnalité doctri-
nale. Je n'ai pourtant rien vu qui impliquât des diffé-
rences bien sérieuses, et personne n'a jamais pu m'en
indiquer qui valussent la peine d'être relevées. Presque
tout ce qu'on cite ne consiste que dans des questions de
méthode ou porte sur des points secondaires. Non; le
vrai, l'incontestable mérite de Moulla-Sadra reste celui
que j'ai indiqué plus haut : c'est d'avoir ranimé, rajeuni,
pour le temps où il vivait, la philosophie antique, en
lui conservant le moins possible de ses formes avicenni-
ques, et de l'avoir rétablie dans de telles conditions que# <£***
non-seulement elle s'est répandue dans toutes les écol^^i» *''
de la Perse, les a fécondées, a fait reculer la théologie/ "Tr:
dogmatique, a forcé celle-ci, bon gré mal gré, à lui céder
une place à côté d'elle, mais a, pour ainsi dire, réparé
au bénéfice de la postérité, dont les générations actuelles
font partie, toutes les ruines métaphysiques causées par
l'invasion mongole. Surtout elle a fourni les moyens
d'arriver au grand résultat que voici : depuis Moulla-
Sadra, la trace de la science n'a plus été ^wlws^ w\
00 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
effacée; elle est constamment restée visible sur le sol,
et, malgré des circonstances qui se sont montrées très-
défavorables, la flamme de la torche a tenu bon ; elle a
vacillé sous le vent, mais ne s'est point éteinte. Rien de
plus équitable que de conserver beaucoup d'estime et de
reconnaissance pour le grand esprit qui l'avait su si bien
allumer.
Mais il ne faudrait pas se figurer Moulla-Sadra vivant
à perpétuité en derviche et courant sans fin les villes et
les déserts. Sans doute, il garda toute sa vie cet extérieur
ascétique, ces habitudes de détachement mondain qui
sont les marques nécessaires de la haute science en Asie ;
cependant, appelé par les rois, sollicité par eux avec res-
pect, tour à tour vénéré et suspect, il devint le profes-
seur le plus éminent du premier collège d'Ispahan, alors
capitale de l'Empire, et tint un rang considérable parmi
les grands du siècle.
Il eut pour contemporains et pour élèves une série de
philosophes plus ou moins connus aujourd'hui. Je me
contenterai de nommer ceux qui ont acquis et conservé
une certaine célébrité et dont les ouvrages sont encore
dans les mains des étudiants. Autant que possible je ré-
\ duirai le nombre de ces célébrités exotiques. Pourtant je
crois d'autant moins inutile d'en présenter la dynastie
jusqu'à nos jours, qu'on n'est pas en Europe sans se faire
une opinion beaucoup trop sévère, tranchons le mot, tout à
fait inexacte de l'état intellectuel des Asiatiques depuis
deux cents ans. On les suppose tombés dans un état d'igno-
rance qui n'est pas vrai. Voipi donc la liste des philoso-
phes les plus célèbres qui ont vécu depuis Moulla-Sadra.
Il s'agit ici, bien entendu, de philosophes et non de théo-
Joglens. Les traités théologiques des hommes que je vais
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. !»i
citer ne sont que des déguisements nécessaires et qui re-
couvrent fréquemment l'expression d'idées métaphysi-
ques fort hérétiques.
Moulla-Mohsen-Feyz, élève de Moulla-Sadra, s'occupa
particulièrement de la logique et de la métaphysique. Il a
laissé sur ces matières près de trois cents traités, qui
sont, pour la plupart, des commentaires sur différentes
parties des travaux de son maître.
Moulla-Abd-Ourrezâk a écrit des commentaires et des
annotations. Il est à remarquer en passant que certains
manuscrits portent sur les marges les scholies de l'un ou
de quelques-uns de leurs possesseurs successifs. Quand
ce possesseur est célèbre, ou seulement que ses opinions
sont goûtées , les commentaires ainsi tracés par lui sont
recueillis plus tard, forment un livre et entrent dans la
circulation scientifique, sans qu'il y ait eu, à proprement
parler, de la part de l'auteur, aucun effort pour en ame-
ner la publication. Remarquons encore qu'au moyen de
ces annotations, qui sont dans les habitudes de tous les
savants orientaux, ceux-ci ont trouvé, pour se débarrasser
du courant de leurs idées et de tout ce dont ils ne veulent
ou ne pourraient pas faire un livre, un moyen qui leur
tient lieu de ce que les revues et les journaux sont pour
les savants d'Europe. Il est cependant probable que cet
exutoire est moins épuisant et aussi moins frivole, par-
tant moins menaçant pour l'avenir de la science que celui
auquel nos érudits sacrifient aujourd'hui. Moulla-Abd-
Ourrezàk marque une phase particulière dans l'emploi du
Ketmân. Il semble que les soupçons des moullas et leur
antipathie pour cet enseignement aient augmenté après
la mort de Moulla-Sadra. Ils firent, à cette époque, quel-
ques démonstrations contre les élèves àut^Xx^^OcsRx-
04 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
prévaloir. La philosophie se trouva dan9 une crise ana-
logue à celle qu'elle avait traversée sous la domina-
tion mongole, bien que moins dangereuse et surtout
moins longue. Les Afghans, ayant renversé la dy-
nastie régnante, l'anarchie s'ensuivit, puis le régime
militaire de Nader Shah, et les convulsions civiles ame-
nées par la compétition des Zendys et des Kadjars, de
sorte qu'à la fin du siècle dernier, les sciences spécula-
tives privées de l'attention, et partant de la protection des
princes et des grands, se trouvèrent en butte à toute
l'animosité du clergé. Alors les précautions de Moulla
Abd-Ourrezâk ne furent pas trouvées de trop. On en eut
grand besoin pour se soutenir contre les accusations pas-
sionnées de moullas malveillants, plaidant devant des
chefs militaires grossiers. Pendant cette période difficile,
on fit beaucoup usage, beaucoup abus du Ketmân, dans
les livres d'abord, puis aussi dans l'enseignement oral, et
les choses furent poussées si loin que le désordre se mit
clans l'école ; les uns crurent que la philosophie n'ensei-
gnait à peu près que ce qu'elle disait ; les autres admirent,
au contraire, qu'elle en pensait beaucoup plus long qu'elle
n'en divulguait sous le manteau et qu'elle dépassait Avi-
cenne. On exagéra encore les principes panthéistes sous
l'influence des idées soufytes. En somme, il y eut en ce
temps, un trouble marqué dans la dicsiplinephilosophique.
Après Moulla Mohammed Aly Noury, Moulla Mohammed
Hérendy passa pour exceller en métaphysique. 11 avait
étudié sousMirza AboulkassemMuderrès. Il s'occupa aussi
de théologie et de jurisprudence. Il a laissé un livre très-
consulté sur ces matières; mais les mathématiques Font
surtout occupé, et il a composé nombre de traités sur
cette science.
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 0»
Aga Seyd Jousèf, surhomme « l'Aveugle, » ne fut pas
arrêté par son infirmité. Bien qu'occupé de jurisprudence,
à titre spécial, il n'en devint pas moins professeur pour
les sciences philosophiques, et jouit, à titre de métaphy-
sicien, d'une grande considération. 11 était élève de Mirza
Aboulkassem Muderrès.
SheykhMehdy Meshhedy n'a pas formé d'élèves qui aient
fait parler d'eux. On le cite comme bon métaphysicien.
Moulla Ahmed Yezdy, savant exercé, et avec cela hardi
métaphysicien, a écrit des commentaires estimés sur
les marges d'un grand nombre de livres. Il a exécuté le
même travail pour beaucoup de poëtes soufys. 11 était
élève de Moulla Moustafa Goumshehy.
Moulla Ismaïl a occupé une place considérable parmi les
philosophes de son temps. Il a écrit quatre traités cités
et consultés journellement. Il avait étudié sous Moulla
Aly Noury.
Hadjy Méhémed Djafer Lahedjy étudia pendant environ
quarante ans, et professa ensuite pendant trente ans. Il
a écrit de£ commentaires sur les poëtes soufys. Il a été
commenté lui-même par Aga Aly , actuellement profes-
seur au collège du Sipèhsalar à Téhéran. C'était encore
un élève de Moulla Aly Noury.
Moulla Agay Kazwyny, célèbre par ses connaissances
en philosophie, par sa subtilité à comprendre et à exposer
les doctrines des soufys. Aga Aly Téhérany a travaillé sur
les livres de ce savant, qui sortait de l'école de Moulla
Aly Noury.
Moulla Abdoullah Zenvéry, Muderrès, ou le Professeur.
— 11 est le père d'Aga Aly Téhérany. Excellent théo-
logien et métaphysicien profond, également versé dans
l'éthique et dans les mathématiques, il s'est fait et a cou-
% LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
serve une grande réputation par l'élévation de sa pen-
sée et de sa pénétration. Il a composé un commentaire
estimé sur les hadys. Un ouvrage de lui, plus célèbre en-
core, et d'une orthodoxie fort scabreuse, c'est un traité
sur l'unité divine. En théologie, il était élève d'Aga Seyd
Mohammed Bydabàdy, et en philosophie il avait eu les
leçons de Moulla Aly Noury. Il lui est arrivé l'aventure
suivante : Un jour qu'il donnait sa leçon, un de ses élèves
entra précipitamment dans la salle et s'écria que les fer-
rashs du roi remplissaient la rue. Moulla Abdoullah pour-
suivit le raisonnement qu'il avait commencé. Mais, bien-
tôt, un domestique paraît et annonce que les ferrashs et
les officiers se dirigeaient vers la maison. En effet, quel-
ques instants après, le roi lui-même, avec les grands de
l'empire, arrêtait son cheval devant la porte. Il mit pied à
terre, et entrant seul dans la classe, alla s'asseoir dans un
coin, après avoir engagé Moulla Abdoullah à continuer.
Cependant lui-même ouvrait un livre, et prenait connais-
sance du passage commenté. La leçon finie, le monar-
que, qui l'avait écoutée avec l'attention la plus soutenue
(car Feth-Aly-Shah s' occupait personnellement de philoso-
phie), demanda au professeur de lui indiquer les élèves
les plus distingués. A tous ceux-là il fit distribuer immé-
diatement une certaine somme à titre de récompense,
alloua des traitements pour tous les élèves, afin qu'ils pus-
sent suivre sans distraction leurs études, et ayant fait
un beau cadeau au professeur, il le quitta après l'avoir
salué avec beaucoup de respect. 11 est admis, en Asie,
par tout le monde, que la science est au-dessus de tout,
et si la pratique est loin de toujours répondre à cette
théorie, on n'est pourtant jamais que charmé, on n'est
jamais étonné de voir les souverains y rendre hommage.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 9*
En même temps que Moulla Abdoullah, enseignait Hadjy
Mohammed Ibrahym Nakhshè-Fouroush , ou « le ven-
deur de peintures. » Il a fait preuve de vivacité d'esprit
en métaphysique. Il s'est aussi distingué parmi les sou-
fys. Il a été particulièrement étudié et commenté dans ces
derniers temps par Aga Aly Téhérany, dans ses leçons au
collège de la Mère du Roi. Moulla Aly Noury et Moulla
Ismaïl furent ses maîtres.
Aa Séyd Riza Laredjany. — Son enseignement a été
fort suivi et estimé. Il était élève de Moulla Aly Noury. Il
a été également l'objet des leçons et des travaux critiques
d'Aa Aly Téhérany.
Moulla Mohammed Taghy Khorassany. — Versé dans
les études théologiques et dans la philosophie, il a con-
sacré sa vie à l'enseignement. 11 était élève de MouJla
Aly Noury.
Moulla Ibrahim Noudjoumabady. — Excellent dans les
différentes branches de la théologie, et également accom-
pli comme métaphysicien. Élève de Moulla Aly Noury.
Moulla Bagher Feshendy, habile en théologie et en mé-
taphysique, a surtout élaboré la théodicée, terrain dan-
gereux pour les philosophes, et où les guette l'œil du
clergé shyyte. Moulla Bagher Feshendy s est tiré d'af-
faire en empruntant la phraséologie des soufys, et sur-
tout en se couvrant de nombreuses citations de Djelaleddin
Roumy, l'auteur du Mesnévy. Au fond il est avicenniste
déclaré, comme son maitre, Moulla Aly Noury.
Aga Séyd Gawwam Kazwyny, très-versé dans la méta-
physique, et même assez hardi, écrivait sous Feth Aly
Shah, et ce roi, comme on l'a vu, autorisait et protégeait
beaucoup les travaux intellectuels. Aga Séyd Gawwam
jouit aussi de beaucoup d'estime comme t\\èo\o^wA\^
98 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
même écrit un commentaire sur le Koran. Il s'était formé
sous Moulla Aly Noury.
Moulla Rizay Tebrizy était fort habile en métaphysique.
11 connaissait à fond les doctrines de Moulla Sadra, et les
a enseignées avec éclat. 11 était éloquent. Son maître
avait été Moulla Aly Noury. Il professa à Ispahan, au col-
lège de la Grande-Aïeule.
Moulla Sefer Aly Kazwyny, habile traditionniste, a été
aussi fort remarquable comme philosophe. Il a étudié
sous Moulla Aly Noury.
Sheykh Sadray Tenkany. — Estimé comme théologien,
il étudia la philosophie sous Moulla Aly Noury.
Mirza Selman Tebrizy. — Excellent métaphysicien et
médecin très-estimé, élève de Moulla Aly Noury.
Mirza Mohammed Hassan Neway, fils de Moulla Aly
Goury. — Très-apprécié comme philosophe et comme
soufy, d'un esprit pénétrant, il se forma sous son père,
et sous Moulla Mohammed Aly Noury pour la philosophie ;
mais dans toutes les autres branches de connaissances, ce
fut son père seul qui l'instruisit. Aa Aly Téhérany a passé
cinq ans à étudier auprès de lui le Ketab-è-Esfar, le She-
wahed d' Avicenne, le Heyyat-esh-Shefa et le Ketab-Mefa-
tih-algaïb.
Moulla Mohammed Hamzé, de Balfouroush, très-habile
en théologie et en philosophie, a écrit un commentaire
sur les opinions de Moulla Sadra, et réfuté les idées de
Sheykh Ahmed Akhshany.
Mirza Aly Naghy Noury, fils de Moulla Aly Noury, élève
en philosophie de son père et de son oncle, a laissé une
réputation de grand savoir.
Mouïïa Abdoullah Goumshey, bon métaphysicien. Il a
beaucoup enseigné.
LE S0UFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 99
La cinquième génération après Moulla Sadra a compté
parmi ses philosophes les plus éminents :
Son Excellence le Hadjy Moulla Hady, de Sebzewar,
qui vit encore aujourd'hui, âgé à peu près de soixante-dix
ans. Il est tout à fait hors ligne. C'est un savant éminent,
un érudit solide, un maître accompli dans les études mé-
taphysiques, et dans tout ce qui tient aux hautes connais-
sances. Il a composé un grand nombre de commentaires
sur les œuvres diverses de Moulla Sadra. 11 est élève de
Moulla Ismaïl. Ce personnage jouit en Perse d'une consi-
dération sans égale, et il n'est pas de membre du clergé
qui ne lui cède dans le respect qu'il inspire aux popula-
tions et même au gouvernement. Sa réputation de science
est tellement étendue, qu'il lui vient à Sebzewar, son lieu
de naissance, où il est rentré depuis longues années,
pour n'en plus sortir, des élèves et des auditeurs partis
de l'Inde, de la Turquie et de l'Arabie. Il appartient à une
famille modeste, mais non dénuée de fortune, et de ce
qu'il a hérité de son père, il a toujours vécu fort hum-
blement sans avoir jamais cherché, par aucun moyen,
ni le commerce, ni la poursuite des emplois, à aug-
menter son revenu. Il s'est absorbé dans l'étude. Sa cou-
tume est, au commencement de chaque année, de rece-
voir de son fermier ce qui lui revient en espèces et en
nature du produit de sa terre. 11 met à part une certaine
somme pour son entretien, en ayant soin de le calculer
sur le pied le plus modique. Le reste, il le donne immé-
diatement aux pauvres, et ne reçoit jamais de cadeaux
d'aucune nature ni de qui que ce soit. Chaque jour, à la
même heure, avec une grande précision, rappelant en
cela, comme sous d'autres rapports, la mémoire du pro-
fesseur Kant, il se rend à la mosquée pour donner sa leçon
100 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
à ses nombreux élèves. Quand il parait à la porte de sa
petite maison, appuyé sur son bâton, la foule, qui l'at-
tend, le salue avec une vénération profonde et l'accompa-
gne jusqu'à sa chaire. Il y monte et parle au milieu
d'un silence respectueux. Tout ce qu'il dit est écrite l'ins-
tant par les auditeurs. On lui reconnaît une éloquence
égale à la hauteur de sa doctrine. Sa leçon terminée, il
rentre dans sa demeure, où, sauf quelques instants donnés
au sommeil, et quelques instants plus courts encore em-
ployés à ses repas, d'une frugalité ascétique, il travaille
et médite. Le peuple ne doute pas qu'il n'ait ïe don des
miracles. Parmi ceux en assez grand nombre qu'on lui
attribue, je citerai celui-ci. 11 y a peu d'années, des cava-
liers du gouverneur du Khorassan, venant de Meshhed pour
se rendre à Téhéran, demandèrent à Sebzewar de l'orge
pour leurs montures. Comme on ne voulait pas leur en
livrer, ou que le prix qu'on en demandait leur semblait exa-
géré, ils prirent l'orge de force ; mais les chevaux refusè-
rent de manger. La population ne manqua pas de redou-
bler de clameurs contre les ghoulams, et de leur faire bien
sentir que c'était le ciel qui châtiait leur brutalité. Les ca-
valiers, très-surpris et plus effrayés encore, se rendirent à
la maison de Son Excellence Hadj y Moulla Hady, et le sup-
plièrent d'intercéder près de Dieu en leur faveur. Le
Moulla, après leur avoir vivement reproché leur méchan-
ceté et leur endurcissement, leur imposa de payer immé-
diatement l'orge volée, ce qu'ils firent sans hésitation. —
Allez maintenant, leur dit-il, les chevaux mangent ! Et ils
mangeaient, en effet. Le principal ouvrage de Hadjy Moulla
Hady a été imprimé à Téhéran. C'est le Shereh-menzoumék,
ou « Commentaire sur le Poëme. » L'ouvrage est formé de
trois parties distinctes. D'abord un texte poétique, où les
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. |j01
idées du philosophe sont exprimées avec une concision élé-
gante mais serrée, par conséquent obscure; puis un com-
mentaire perpétuel, où le sens de chaque vers est analysé
mot par mot; enfin des scholies marginales qui renché-
rissent sur les interprétations du commentaire et ne les
rendent pas toujours plus saisissables, car, suivant la
méthode commune, s'il s'agit d'éclairer les adeptes, il
n'est pas moins important d'égarer les autres, de sorte
qu'on peut se perdre aisément dans un réseau artistement
disposé de contradictions voulues. Le grand mérite de
Hadjy Moulla Hady est d'avoir repris l'œuvre de Moulla
Sadra. De même que celui-ci restaurait Avicenne dans la
mesure possible, de même celui-là restaure à la fois et
Moulla Sadra lui-même et son auteur, usant de toute la
latitude que peut lui donner la liberté plus grande du
temps où nous vivons. Il est, en effet, bien que voilé en-
core, plus explicite que l'Akhound, et se rapproche du
grand maître avec une plénitude de franchise qui n'avait
pas été vue depuis des siècles. Là est la cause de l'en-
thousiasme qu'il excite, et pour cette raison on ne peut
nier qu'il marque un moment intéressant dans l'histoire
philosophique du pays. Je connais plusieurs de ses élèves,
et la pente de hardiesse sur laquelle il les a mis est des-
cendue par eux avec un élan tout à fait remarquable, et
qui ne saurait manquer d'avoir des résultats. C'est en
vue de cette école principalement que j'ai traduit en per-
san, avec l'aide d'un savant rabbin, Moulla Lalazâr Ha-
mâdany, le Discours sur la méthode de Descartes, que le
roi Nasreddyn Shah a daigné faire publier.
Au temps que Hadjy Moulla Hady commençait à étu-
dier, on comptait encore d'autres célébrités.
Moulla Abdoullah Ghylany était un èî\xà\\> ^fetAXxwDX.
102 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
et d'un jugement sain. Il a enseigné la philosophie à Kaz-
wyn, et il y avait étudié sous le Moulla Agay.
Moulla Jousèf de Kazwyn. — Aussi bien que le précé-
dent, ce savant a contribué à donner aux écoles de sa
ville la grande réputation qu'elles avaient conquise dans
ces dernières années. Kazwyn a été et est encore un des
points principaux de la doctrine sheykhye, et les théolo-
giens ont dû beaucoup de leurs arguments et de l'éclat de
leurs leçons au voisinage immédiat des philosophes qui
leur ont prêté un secours utile, dont ils ne se vantent
pas. Moulla Jousèf était élève de Moulla Agay.
Aga Séyd Aly Tenkany. — C'était un homme d'une
vaste instruction. Il a professé la philosophie à Téhéran.
Il était élève de Moulla Abdoullah Muderrès.
Moulla Housseyn Aly Thalegany. — Homme très-labo-
rieux et fort instruit dans les traditions et dans les choses
philosophiques, il a enseigné à Téhéran et était élève de
Moulla Abdoullah Muderrès.
Redjeb Aly Kény, à peu près l'égal du précédent, a
enseigné comme lui à Téhéran, et a eu le même maître.
Aa Mohammed Rézy Goumshehy. — On lui reconnaît
une intelligence de premier ordre et une grande science.
11 a étudié sous Hadjy Mohammed Djœfer Laredjany et
sous Mirza Mohammed Hassan Noury, quant à la philoso-
phie et à la théologie; pour ce qu$. est des doctrines du
soufysme, où il excelle, il a eu pour maître Hadjy Séyd
Ryza. Il professe, en ce moment, à Ispahan.
Mirza Mohammed Hassan Djelyny. — Homme habile,
professeur à Ispahan, où il occupait une chaire il y a peu
d'années et commentait les poëtes soufys, les traditions
du Prophète et des Imams. Élève de Hadjy Mohammed
Djœfer Laredjany,
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 103
Aga Riza Kouly, de Kazwyn. — Il se distinguait par des
connaissances élevées et un jugement sain. Établi à Kaz-
wyn, il avait été l'élève de Moulla Agay, de cette ville.
Aga Séyd Sàdek Kashany. — Cet homme très-distingué
a professé à Kashan, sa ville natale. Il a laissé une grande
réputation de dialecticien.
Moulla Murteza Kouly Thalégany. — Très- versé dans
les sciences philosophiques , élève de Moulla Abdoullah
Muderrès, il a professé à Téhéran.
Mirza Mohammed Housseyn Kermany. — Soufy et, en
mépie temps, profond dans la doctrine avicennistç. Il a
étudié sous Mirza Mohammed Hassan Djelyny, à Ispahan,
et il a travaillé aussi sous la discipline de Hadjy Mulla
Hady, à Sebzewar. Pendant quelque temps, il a professé
à Téhéran. Mais s'étant soustrait un beau jour aux opi-
nions diverses qu'il avait acceptées jusqu'alors pour em-
brasser les doctrines exclusives des Bàbys, il lui a fallu
fuir, et il est aujourd'hui compté parmi les docteurs les
plus éminents et les plus zélés de la secte nouvelle. Il
a réussi à faire beaucoup de partisans à ses coreligion-
naires actuels parmi les philosophes et les étudiants.
Moulla Aboulhassan Ardestany est célèbre et con-
sidéré parmi les philosophes et les soufys. Il enseigne
en ce moment à Téhéran. 11 a étudié sous Mirza Mo-
hammed Hassan Djelyny et sous Mirza Mohammed Hassan
Noury.
Sheykh Aly Naghy Thalégany. — C'est un docteur
d'un esprit vif, juste, perçant et d'une grande érudition.
Excellent métaphysicien, élève de Moulla Agay Kazwyny,
il professe actuellement à Téhéran.
Moulla Zeyn-Alabedyn Mazendérany. — Il a écrit des
commentaires estimés sur des ouvrages cfe\feYrctt&\ %^ *&V
104 LE SOUKYSME ET LA PHILOSOPHIE.
également bon théologien. Son maître était Hadjy Mo-
hammed Djœfer Laredjany.
Mirza Mohammed Hady, séyd d'Ispahan, bon philo-
sophe, élève de Moulla Ismaïl; il était estimé comme tra*
ditionniste»
Agâ Hady Shyrazy. — Homme supérieur par les dons
de l'intelligence; habile, tout à la fois, en philosophie et
en théologie. 11 était élève de Mirza Hassan Djelyny.
Hadjy Mohammed Ismaël Ispahany, très-docte en phi-
losophie, est élève de Hadjy Mohammed Djœfer Lare»*
djany et de Mirza Mohammed Hassan Noury. C'est un
homme d'une ferme intelligence. Il enseigne aujourd'hui
à Ispahan.
Aga Aly Téhérany, professeur au Collège de la Mère du
Roi à Téhéran, est un personnage remarquable à tous
égards. Faible de corps, petit, noir, maigre, avec des
yeux de féû et une intelligence au-dessus de la portée
Moyenne. Il a étudié sous son père Moulla Abdoullah
Muderrès, sous Moulla Agay, de Kâzwyn, sous Hadjy
Mohammed Djœfer Laredjany, sous Hadjy Mohammed
Ibrahim, sous Seyd Rézy et, enfin, sous Mirza Moham-
med Hassan Noury. On lui doit déjà un assez grand
nombre de scholies sur des philosophes connus. La théo-
logie, qu'il a d'abord enseignée, a été abandonnée par lui,
et sa réputation est telle qu'ayant quitté le Collège de la
Mère du Roi , où il professait , il a pu continuer ses cours
dans sa propre maison , sans rien perdre de sa popularité
ni du nombre de ses élèves. Il prépare en ce moment un
livre sur l'histoire de la philosophie depuis Moulla Sadra
jusqu'à ce jour, et ce sera, je.crois, le premier qu'on ait
fait sur une pareille matière depuis Shahrestany.
H est à observer que le catalogue qu\ ^tfe&to ç&\ ç*.-
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. 105
trémement incomplet. D'abord il ne contient que les noms
des hommes qui ont tenu ou qui occupent aujourd'hui
les positions les plus éminentes dans la science en quel-
que sorte officielle , c'est-à-dire les noms des professeurs
de collèges depuis 1666 jusqu'à ce jour. Mais il y aurait
erreur grave à ne pas remarquer qu'un très-grand nom-
bre des élèves de ces doctes personnages sont entrés dans
la vie civile ou se sont renfermés dans la retraite , sans
renoncer aucunement aux études qui avaient occupé plu-
sieurs années de leur vie. Les disciples des philosophes
persans n'ont pas d'âge ni d'état propres; on en voit aussi
bien de soixante ans que de vingt autour des chaires des
mosquées, et aussi bien des cavaliers et des personnages
administratifs ou politiques, des princes ou des gouver-
neurs que de jeunes moullas. Il en est aujourd'hui en Asie
comme chez nous au moyen âge, quand, autour de la
chaire d'Abélard, se pressaient des écoliers, mais aussi
des docteurs, des chevaliers, des bourgeois, qui venaient
écouter avec une égale passion les leçons du métaphysi-
cien.
En outre, on a pu observer qu'à l'exception du Hadjy
Moulla Hady, de Sebzewar, personnage absolument in-
comparable, et qu'il n'était pas possible de passer sous
silence, les notes sur lesquelles j'ai travaillé ne s'occu-
pent que des trois écoles d'Ispahan, de Kazwyn et de
Téhéran. Mais il s'en faut que le mouvement intellectuel
soit renfermé dans ce cercle. Il y a eu , il y a aujourd'hui,
des philosophes considérés et savants à Hamadan, à Kir-
manshah, à Tebriz, à Shyraz, à Yezd, à Kerman, à Mesh-
hed et dans beaucoup d'autres localités. Si le voisinage
des Turkomans inspire aux théologiens d' Asterabad wwç,
soif et une icretè de polémique qui les tet\d aws&\ cfôfe-
106 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE.
bres qu'insupportables aux docteurs des autres villes, il
est d'autre part certain que l'école de Nedjèf, qui, bien
que située en pays turk, est toute persane, fournit, en
général des argumentateurs beaucoup plus doux, et que
la théologie n'y est pas tellement et si exclusivement en
honneur qu'on n'y rencontre des philosophes habiles. Il
faut compter parmi eux pour le savoir, non moins que
pour le rang, Séyd Murtéza, Imam-Djumê de Nedjèf,
le personnage le plus considérable du shyysme et qui,
de l'aveu unanime, est digne par l'ascétisme de sa vie,
la pureté de ses mœurs, l'étendue de ses connaissances
philosophiques aussi bien que théologiques, d'être com-
paré à Hadjy Moulla Hady de Sebzewar, bien que moins
érudit.
Comme, cependant, il faut être exact, on ne peut pas
nier que l'école de Nedjèf a fourni dans ces derniers
temps le modèle des théologiens emportés. Mais ce doc-
teur doit à cette réputation méritée une existence si avan-
tureuse et si agitée, qu'il porte avec lui la preuve que ses
procédés d'enseignement et de discussion ne sont pas ce
qu'ils devraient être pour cadrer avec le goût général.
Ce polémiste si turbulent s'appelle Moulla Aga, et il est
lesghy de nation, né à Derbend, sur les bords de la Cas-
pienne. Cette origine est une circonstance atténuante
assurément pour ses vivacités ; mais si un Lesghy , de
Derbend , est fort excusable de se montrer peu endurant,
il l'est moins de s'être fait docteur. A la vérité, il est
resté guerrier. On le voit monter dans sa chaire, le gama
ou sabre droit au côté, le sourcil froncé et l'aspect,
comme on dit, un peu loup-garou. Cependant, ses cours
sont très-suivis, parce que sa science est réelle et son
habileté profonde. Il se plait même à traiter les questions
LE SOUPYSME ET LA PHILOSOPHIE. 407
les plus ardues et les plus épineuses, et on assure que,
lorsqu'il n'est pas contredit, lorsqu'il ne suppose pas
qu'il pourrait l'être, lorsqu'il trouve son auditoire atten-
tif à son gré et à son gré intelligent, il se laisse guider
par les idées seules et devient fort éloquent, fort instruc-
tif et très-persuasif. Mais, pour qu'il en soit ainsi, il est
indispensable que tout marche à sa guise , et il suffit de
bien peu de chose pour déranger l'équilibre très-délicat
de ses facultés. S'il s'aperçoit qu'un seul des auditeurs
est inattentif, ou, ce qui est pire, que ses élèves n'ont
pas l'air de comprendre ses déductions , il ne tarde pas à
s'irriter. Il insiste avec emportement sur les points ma-
lencontreux. Il commence à mêler d'assez gros mots à
son argumentation, il s'emporte, se jette en bas de sa chaire
et tire le gama sur son troupeau, qui crie et s'enfuit.
C'est surtout dans la controverse contre les hétérodoxes
qu'il est tenté violemment de recourir aux armes tempo-
relles. Alors le zèle et la foi, très-vifs chez lui , l'empor-
tent irrésistiblement, et lorsque ses arguments intellec-
tuels ne font pas tout l'effet qu'ils devraient, l'indignation
le saisit, et il met encore la main au sabre. Mais il lui est .
arrivé de trouver dans ce genre de discussion des adver-
saires aussi véhéments que lui-même, et d'une de ces
conférences il est sorti avec une large cicatrice qui lui
partage le visage en deux.
Cet accident n'a nullement refroidi la passion du théo-
logien lesghy. Il est venu il y a quelques mois à Téhéran ;
et précédé comme il l'était de sa grande réputation, les
plus grands personnages de l'empire se sont disputé
lhonneur de lui offrir l'hospitalité. Le Moayyir-el-Mema-
lek, grand trésorier, l'a emporté sur ses rivaux.
Ce dignitaire est un homme dévot, ma\s tfeslfcxvs&vxtfi
408 LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE*
homme du monde qui a des goûts délicats, somptueux et
variés. Il aime à bâtir. L'enceinte de son palais, ou plutôt
de ses palais et de ses jardins, va bientôt avoir envahi
tout un quartier. 11 est célèbre pour ses collections d'an-
ciennes porcelaines chinoises, qu'il fait rechercher et
acheter partout. Il se procure à grands frais toutes sortes
de produits de l'industrie européenne. Il veut avoir, dans
ses serres, des arbres et des plantes de toutes les contrées
de la Perse, et, malgré tant d'affaires, il trouve des loi-
sirs pour des distractions d'une toute autre espèce. La
chronique scandaleuse du bazar s'occupe fréquemment
de lui ; il est rare qu'une anecdote scabreuse se produise
dans Téhéran sans que les beaux garçons qui le servent
ou les dames qui habitent son enderoun n'y soient pour
quelque chose. Enfin, c'est un homme fort occupé, très-
élégant dans ses mœurs, très-poli , on ne saurait lui con-
tester ce mérite; mais qui, malgré la grande piété dont
il se pique, ne peut naturellement pas réunir des mérites
si différents, sans prêter un peu le flanc à la médisance.
Le premier jour où Hadjy Moulla Aga Derbendy, vint
s'installer chez lui, il fut facile de voir que l'austère phi-
losophe ne serait pas longtemps satisfait. On l'avait logé
superbement dans un pavillon à trois étages, et on
s'empressa, sur les ordres du Moayyir, d'apporter le thé.
Le moulla crut remarquer tout d'abord que le samovar
et les différents ustensiles étaient d'argent. C'est là ce
qu'on peut appeler l'abomination de la désolation pour
un musulman exact; car le prophète a défendu, quoique
sans succès, l'usage de ces superfluités, voulant expres-
sément que les métaux précieux fussent réservés à l'usage
exclusif du commerce. Le moulla en fit l'observation avec
quelque sévérité. Sur quoi le Moayyir, un peu confus,
LE SOU F YS ME ET LA PHILOSOPHIE. 109
répondit que son service à thé n'était qu'en plaqué. Le
moulla fronça le sourcil, et jetant un coup d'œil scanda-
lisé sur les trop jolis serviteurs qui s'empressaient à le
servir, demanda si ceux-là aussi étaient en plaqué?
Après un début pareil, il n'était guère possible que la
bonne intelligence se maintint longtemps entre le doc-
teur et son hôte. Peu de jours s'écoulèrent et le moulla,
prenant son bâton, déclara que ce n'était pas un séjour
agréable pour lui qu'une maison où ses méditations étaient
sans cesse troublées par le bruit du centour et du dombek ;
que, d'ailleurs, il avait cru saisir dans l'air les émana-
tions révoltantes du vin et de l'arak ; que, dès lors, il
s'en allait, et il s'en alla.
Il vint se loger dans une petite maison, à l'aspect tout
à fait ascétique, auprès de la Mosquée Royale. Les nou-
vellistes et les mauvaises langues de Téhéran, qui s'é-
taient beaucoup et joyeusement occupés de ses débuts,
attendaient de lui plus encore, et leur espoir ne fut pas
trompé.
Hadjy Moulla Aga Derbendy ne tarda pas à monter en
chaire, et il commença une série de sermons sur l'état
moral du gouvernement. Il dit que l'islam n'existait pas
dans la capitale de la Perse, ou bien que, s'il existait, il
y était chaque jour foulé aux pieds dans ses prescriptions
les plus importantes. Il consacra un sermon spécial à
peindre, en traits fort accusés, les rapines du Ministre
des Travaux Publics, et comme son auditoire n'était pas
moins plein de ce sujet que lui-même, il eut un succès
énorme. A quelques jours de là, il continua la démons-
tration de sa thèse, en prenant à partie les vertus du
Ministre de l'Intérieur, et l'enthousiasme des auditeurs ne
fut pas moins considérable.
1
HO LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE*.
Le roi ne tarda pas à être instruit par les victimes des
travaux apostoliques d'Hadjy Moulla Aga Derbendy. Il
ne déteste pas, en thèse générale, que ses ministres soient
vilipendés et il ne parait tenir, en aucune occasion, à ce
que le public ait sur leur compte des illusions qu'il serait
d'ailleurs difficile de lui imposer. Cependant, quand le
prédicateur eut paisiblement raconté à un auditoire, aussi
attentif que nombreux, pourquoi \e Débyr-el-Moulk, se-
crétaire général de l'État, n'avait pas d'enfants et ne ju-
geait pas même à propos d'entrer jamais dans son ende-
roun, trouvant ailleurs son plaisir, le roi parut trouver
que les choses avaient été poussées assez loin et il fit
prier l'Imam-Djumé d'interdire l'abord de la chaire au
savant professeur. L'Imam-Djumé mit beaucoup d'égards
dans l'accomplissement de sa mission et Hadjy Moulla
Aga promit de ne plus prêcher. Mais il ne promit pas de
s'enfermer dans la solitude. Il était devenu le personnage
populaire de la capitale. Une foule d'admirateurs l'entou-
rait sans cesse et l'entourait pour recueillir de sa bouche
tous les jugements hardis dont on était devenu si friand
et qu'il ne croyait pas devoir celer à ce qu'il voulait
bien considérer comme son intimité. De sorte que les
Colonnes de l'État, pour employer l'expression persane
officielle, n'avaient presque rien gagné à l'intervention
royale. Ces Colonnes firent tant que le roi finit par nommer
Hadjy Moulla Derbendy à un grand emploi ecclésiastique
qui l'envoyait à Kermanshah et lui fixa, dans cette rési-
dence, de beaux appointements. Comme le moulla, dont les
mœurs sont d'ailleurs austères et justifient l'âpreté de ses
principes, n'est pas, tout à fait, à l'abri du soupçon d'ai-
mer l'argent, il est parti pour se rendre à son poste. Le
public se moque de M et les dignitaires respirent.
LE SOUFYSME ET LA PHILOSOPHIE. H 4
Je dois ajouter en finissant que Hadjy Moulla Aga peut
être cité comme un exemple rare en Perse d'un théologien
ouvertement hostile à toute étude hétérodoxe. Il n'est
nullement soufy ; il proteste avec emportement contre les
idées des sheykhys ; il proscrit les akhbarys ; c'est un
moushtehedy opiniâtre. En un mot, il se renferme avec
soin dans les limites rigoureusement tracées de l'isla-
misme shyyte. Aussi, faut-il observer, une fois de plus,
que cet argumenta teur si rigoureux est un Lesghy et qu'il
porte sur un terrain mouvant et varié par excellence les
habitudes raides et absolues de sa race.
CHAPITRE V
LES LIBRES PENSEURS
LE CONTACT DES IDÉES EUROPÉENNES
Le moulla Nasreddin avait deux veaux. L'un tira telle-
ment sur sa corde qu'il réussit à la casser et il s'enfuit dans
le désert. Le moulla, fort en colère, prit un bâton et il se
mit à frapper à coups redoublés sur le veau qui était
resté tranquille à son piquet. — Vous n'y pensez pas,
moulla I lui crièrent ses voisins. La pauvre béte ne vous
a donné aucun ennui, vous feriez beaucoup mieux de
courir après celle qui s'échappe. — On voit bien, répon-
dit le moulla, que vous ne connaissez guère celle-ci ! S'il
arrive jamais qu'elle rompe sa corde, elle me donnera
bien autrement de mal que l'autre !
Le moulla Nasreddin, Marforio asiatique, n'aurait ja-
mais pu mieux dépeindre, s'il l'avait voulu faire, le na-
turel de ses compatriotes, de leur nature fort attachés aux
idées religieuses et très-préoccupés des questions philo-
sophiques ; mais, s'il leur arrive de rompre la corde,
ils vont plus loin au hasard que personne, et leurs diva-
gations irrespectueuses ne connaissent pas de limites ni
de points d'arrêt.
Un ghoulam ou cavalier nomade en voyage rencontra
un jour, à la porte d'une ville, et je crois ma TOççft\fte ^a
M 4 LES LIBRES PENSEURS.
c'était Zendjan, dans le Khamsèh, un vieux prêtre courbé
par l'âge qui, d'une main, s'appuyait sur son bâton, et,
de l'autre, tenait tout près de son œil droit un livre que,
tout en cheminant, il paraissait lire avec beaucoup d'at-
tention. En même temps, il pleurait.
Le ghoulam lui cria : Salut à vous, séyd !
— Et à vous le salut ! répondit l'autre.
— Pourquoi, séyd, vous en allez-vous ainsi pleurant?
— Ah ! mon fils I c'est que je suis vieux et que je n'y
vois plus du tout de l'œil gauche.
— Voilà, certes, un grand mal, dit le cavalier, mais
. puisque vous n'êtes plus jeune, n'avez-vous pas eu le
temps de vous y faire? Ce n'est pas pour cela que vous
gémissez si fort.
— Je pleure sans doute pour une autre cause encore,
répliqua le séyd; c'est que je lis en ce moment le Livre
de Dieu, et en considérant combien c'est beau, juste et
bien dit, je ne saurais me défendre de verser des larmes
de tendresse.
— Vous en avez sujet assurément, repartit le cavalier ;
mais, à votre âge, sans doute ce n'est pas la première
fois que le Koran est dans vos mains, et le connaissant
de reste, votre admiration a eu le temps de s'émousser.
— Vous avez raison, mon fils ; mais c'est que, voyez-
vous, à bien considérer plus d'un passage, on croit com-
prendre que si l'apôtre de Dieu avait écouté plus attenti-
vement la révélation de l'archange Gabriel, il nous y
serait commandé tout le contraire de ce que nous y trou-
vons.
— Vous avez peut-être raison, Séyd ; mais pourquoi
en gémir? Ce qui est juste en soi, faites-le sans vous sou-
cier des prescriptions maladroites.
LES LIBRES PENSEURS. 145
Ici le séyd se mit à sangloter beaucoup plus fort et,
d'une voix entrecoupée, il s'écriait, tout en branlant les
mains :
— Si ce n'était encore que cet imbécile de Prophète I Mais
n'est-il pas évident, en plus de dix endroits, que Gabriel
lui-même n'a pas compris le premier mot de ce que le
Tout-Puissant lui dictait I
Ici le cavalier se mit à rire, et il allait encore chercher
à presser le séyd de prendre ses propres réflexions en
patience ; mais, tout en devisant, ils avaient dépassé la
porte de la ville, et comme ils se trouvaient à l'entrée
d'une ruelle, le vieillard, se détournant, y entra sans
prendre congé de son compagnon qui l'entendit mur-
murer :
— Que le Prophète, que l'ange Gabriel n'aient pas su
ce qu'ils disaient, il n'y aurait que demi-mal ; mais quand
on voit que l'autre lui-même...
Ici le séyd disparut derrière l'angle d'un mur et le ca-
valier ne put savoir ce qu'au juste son interlocuteur avait
prétendu insinuer.
Il faut voir cette espèce de dialogue joué par deux
esprits forts persans, avec les gestes, les grimaces, les
attitudes, toute la mimique, enfin, qui s'y peut rattacher.
Je raconterai encore quelque chose dans le même goût.
De telles historiettes sont aussi des documents.
Un homme aimable de ma connaissance était allé faire
une visite chez un de ses amis. Il le trouva fort occupé
d'une question qui le tourmentait grandement et non sans
motif, car il ne cherchait rien moins que l'accord du libre
arbitre et de la grâce, problème tout aussi délicat et non
moins sérieux chez les musulmans que chez nous. D'une
part, on ne saurait mettre de bornes à l'omnipotence di-
146 LES LIBRES PENSEURS.
vine ; d'autre part, il serait hérétique d'émettre le plus
léger doute sur la responsabilité de l'homme ; le Prophète
l'a dit, Aly l'a affirmé, l'imam Djafer Sadek Ta confirmé.
Incliner à droite, pencher à gauche, c'est sortir de l'or-
thodoxie et verser on ne sait pas où. Gomment donc faire ?
Tel était le problème dont se tourmentait l'ami de mon
ami. La conversation s'engagea sur cette thèse, avec pas-
sion de la part du maître de la maison, complaisance
du côté de son visiteur. Tandis qu'ils argumentaient de
leur mieux, ce dernier, assis près de la fenêtre, crut aper-
cevoir un homme qui se cachait et semblait vouloir péné-
trer dans la maison sans être vu.
Tout en suivant la discussion, il guettait les mouve-
ments du personnage mystérieux et il les trouva si sus-
pects qu'il interrompit son savant interlocuteur au milieu
d'un dilemme de la plus intéressante obscurité, pour ap-
peler son attention sur le manège de l'inconnu.
Mais juste au moment où, avec impatience, le philo-
sophe jetait un regard du côté que le doigt de son
hôte lui indiquait, l'homme avait disparu et la disserta-
tion flambait plus brillante que jamais, quand, tout à
coup, on entendit de grands cris, et les domestiques se
précipitèrent dans la chambre , brandissant des bâtons et
gesticulant : un voleur venait d'emporter plusieurs usten-
siles de prix.
Là-dessus, mon ami partit d'un éclat de rire, et s'a-
dressant à son disputeur contrarié : Vous me rappelez,
lui dit-il, l'histoire d'un astrologue qu'un jeune homme
s'était chargé d'entretenir et de distraire pendant que le
camarade du jeune homme faisait la cour à sa femme. —
Il lui disait : Seigneur astrologue, vous êtes un homme
d'une science profonde, et je suis venu vous demander si
LES LIBRES PENSEURS. H 7
demain est un bon jour pour entreprendre un voyage que
je médite.
L'astrologue prit ses tables et son livre, jeta ses points
et, plongé dans son calcul, se prit la barbe et laissa
tomber ces paroles : Saturne est dans le bélier... En soi,
ce n'est pas mauvais. Mais, quoi? Vénus est en opposi-
tion avec Saturne? Oh! oh! cela ne vaut rien!... AhJ
diable! Voici encore Mercure qui entre dans le Scorpion I
Monsieur, renoncez à ce voyage, il vous serait assuré-
ment funeste.
Le jeune homme, pendant que l'astrologue parlait, le
contemplait avec une profonde admiration, et quand il
eut fini, il lui dit humblement : Tant de perspicacité me
rend confus. Mais j'y vois des limites,
— Et lesquelles donc?
— Gageons que vous ne sauriez me raconter par le
détail ce qui se passe en ce moment dans votre enderoun.
— Ainsi, continua le narrateur, vous vous occupez du
libre arbitre et de la grâce, de ce qu'a prétendu le Pro-
phète, et si l'imam Djafer le Véridique nous a fait des
contes ou non, et vous laissez voler vos tasses. Vous
trouvez-vous bien raisonnable?
On voit ainsi que, parmi les Persans, il existe aussi ce
qu'on pourrait appeler l'école de la grosse raison, une
théorie qui porterait les hommes à s'occuper uniquement
des objets qui tombent sous leurs sens et à s'attacher, sans
distraction, à leurs intérêts les plus matériels et les plus
prochains. Pour les partisans de cet ordre d'idées, la reli-
gion est une convention qu'il faut respecter de peur des
inconvénients qu'entraînerait l'affectation contraire ; mais
la philosophie n'étant pas commandée, on doit la fuir
avec soin, comme on fuirait un magasitv te YwKtofefc* ǫsv
118 LES LIBRES PENSEURS.
de ces projectiles qui ne sont pas dangereux, sont creux.
Il n'en existe pas dont il soit bon de s'approcher.
On ne rencontre guère de ces sceptiques que dans les
grandes villes, à Téhéran surtout. Ils se voient parmi les
Mirzas et les membres de l'administration. Ce sont de
bons compagnons, et je ne dirai pas des gens d'esprit,
parce que les sots sont si rares en Asie qu'on ne saurait
faire une catégorie de leurs contraires ; mais ce sont des
gens joyeux et d'entretien agréable. Après tout, leurs
négations n'ont pas grande importance et n'exercent guère
d'influence, parce que l'action irrésistible de la race les
rend extrêmement intermittentes et incomplètes.
On a souvent remarqué, en Europe, que les gens de
Thumeur que je décris, tout en s' élevant contre des idées
religieuses ou philosophiques coordonnées, entretiennent
assez souvent des superstitions qui ne le sont pas. On les
voit fortement contraires à toute doctrine précise et dé-
finie, mais ils ont une peur terrible du hasard. Ils ne
croient pas en Dieu ; mais ils voudraient que le ven-
dredi n'existât pas dans le calendrier, ou, s'ils se sont
glorieusement affranchis de cette inquiétude et s'ils la
proclament puérile, c'est au lundi qu'ils en veulent. La
statistique des voyageurs en chemin de fer porte cet irré-
fragable témoignage, qu'à certains jours, comme le treize
de chaque mois, une dépression de recette considérable
se manifeste ; et les gens du métier considèrent le fait
comme normal. On ne peut donc se soustraire à cette
conclusion scientifique, que la population rationaliste
des grands centres n'admet que sous bénéfice d'inven-
taire l'autorité de l'Église, mais ne fléchit pas dans son
respect profond pour l'influence astrologique du treizième
jour.
LES LIBRES PENSEURS. 119
Si cette inconséquence remarquable a lieu en Europe,
on ne s'étonnera pas de la trouver en Asie. Les gens qui
expriment les opinions que j'ai indiquées plus haut ne les
ont pas à un égal degré à toutes les heures de la journée
et surtout de la nuit, et quand ils voyagent en pays sus-
pect, et quand ils craignent une disgrâce de leurs supé-
rieurs, ou que la disgrâce est arrivée. Or, comme l'exis-
tence des Orientaux est beaucoup trop agitée par leurs
passions, leurs convoitises, leurs plaisirs, leurs indis-
crétions, leurs audaces, leurs faiblesses, pour qu'une tran-
quillité et une sécurité uniformes donnent tout à fait libre
carrière à leur esprit d'opposition, on doit considérer
l'état de présomptueuse confiance décrit tout à l'heure
comme exceptionnel dans la vie de tout homme qui en
fait parade, comme une fanfaronnade qu'il n'aurait pas
osé faire la veille et dont il se repentira le soir ; enfin,
très-souvent, comme une exhibition hypocrite qu'il sup-
pose de nature à plaire à un Européen, à un Ketmân
qui n'est pas dans son cœur, tout en courant sur ses
lèvres. Vous retrouverez le même homme, à peu de •
temps de là, partant en pèlerinage pour Kerbela ou pour
Meshhed.
On ne saurait donc accorder aucune importance géné-
rale à des façons de parler qui, si hardies qu'elles soient,
et même d'autant qu'elles sont plus hardies, restent tou-
jours sans portée. Seulement, telles qu'on les voit, on
peut se demander si elles ne sont pas le résultat du con-
tact des Étrangers, si la fréquentation européenne n'est
pas de nature à en répandre, dès à présent, le goût, et,
plus tard, à leur donner du corps, de la solidité, une soi to
de raison d'être qui leur manque aujourd'hui. Pour u'O',
je ne le pense pas.
120 LES LIBRES PENSEURS.
Je sais bien que les Russes ont appris aux Persans
l'existence de Voltaire. Les Mirzas dont je parlais tout à
l'heure ont volontiers à la bouche le nom de cet écri-
vain. Mais soit que les rapports qu'on leur en a faits aient
été singulièrement ^incomplets, ou qu'ils les aient eux-
mêmes compris d'une façon fort étrange, le Voltaire que
l'on connaît en Perse est un personnage absolument
étranger à celui que le xtiii* siècle appelait dévotement
le Patriarche de Ferney. Je me suis fait décrire ce Vol-
taire asiatique par un bon vivant, grand rieur, qui en fai-
sait un cas extrême, et qui en parlait avec une telle assu-
rance, qu'on eût juré qu'il l'avait connu et beaucoup
fréquenté.
— Valatèr, me dit-il gravement, était un écrivain fran-
çais, mais quel homme ! Un vrai chenapan 1 II se prome-
nait dans les bazars, le bonnet sur l'oreille et la chemise
déboutonnée, une main sur le gama, le poing sur la han-
che. Il passait ses jours chez les Arméniens, à boire, et
ses nuits ailleurs. Ce qu'il avait surtout en haine, bien
qu'il fît des malices à chacun, c'étaient les Moullasl Oh !
pour les Moullas, il n'était misères dont il ne les assommât !
Aussi ne l'aimaient-ils point et se plaignaient-ils toujours
de lui au chef de police. Mais il était madré ; il échappait
sans peine à toutes les poursuites. Dans ses moments de
bonne humeur, il a composé une quantité de chansons
qu'on lit encore : les unes sont sur ces infortunés Moul-
las, qu'il arrange de toutes pièces, et les autres sur le vin
des Arméniens et les charmes des femmes qu'il fréquen-
tait. C'était un terrible vaurien I
Voilà le Voltaire que l'on connaît en Perse, et, à ce su-
jette remarquerai qu'on ne se rend peut-être pas assez
compte, delà difficulté extrême de faire voyager une idée,
LES LIBRES PENSEURS. 121
dépeuple à peuple, sans la casser, j'entends sans la modi-
fier beaucoup, et, tellement, que lorsqu'elle est rendue à
destination, elle n'a plus généralement de ressemblance
avec ce qu'elle était à son point de départ. Je viens de le
montrer pour Voltaire; je le montrerai maintenant pour
Napoléon.
On sait de quelle gloire le nom de ce conquérant res-
plendit en Asie. On trouve des portraits du premier em-
pereur partout, et chacun s'en entretient volontiers. Voici
ce que m'en racontait un fonctionnaire supérieur d'une
petite ville située sur le littoral de la Caspienne :
« Naplyoun, me disait-il, était un prince d'une valeur,
d'une intrépidité, d'une sagesse et d'une science incom-
parables! Jamais, dans les souverains des temps anciens,
on n'en a connu un qui approchât de sa poussière.
Alexandre aux Deux Cornes et Petry (Pierre le Grand), de
qui sont-ils les chiens? Mais ce qui était surtout remar-
quable en Naplyoun, c'était sa perspicacité. Je vais vous
en donner une preuve :
« Un jour, un de ses domestiques résolut de gagner sa
faveur. Pour cela, il se proposa, après y avoir beaucoup
rêvé, de lui faire hommage d'un chapeau. Au fond, ce
n'était que fourberie ; car cet homme, scélérat consommé,
cet homme ne cherchait rien moins qu'un moyen sûr
d'assassiner son maître, et, par l'idée de ce chapeau, il
crut l'avoir trouvé.
« Il se présenta devant Naplyoun, un jour que celui-ci
était assis sur son trône, entouré de toutes les Colonnes
de l'empire, c'est-à-dire de tous les Grands de l'État. Il
s'approcha humblement, tenant dans ses mains un plateau
d'argent, sur lequel était placé un chapeau magnifique, un
chapeau tellement beau, que tous les «metasto %'te&-
122 LES LIBRES PENSEURS.
rent en le voyant qu'un tel chapeau ne pouvait pas avoir
été fait au bazar.
« Le traître domestique, voyant cet enthousiasme géné-
ral, en éprouva un surcroît d'espérance pour l'accomplis-
sement de ses ténébreux desseins, et s'agenouillant au
pied du trône, il y déposa son plat et son chapeau, en
murmurant d'une voix modeste :
« Que je sois votre sacrifice! Je supplie l'Oratoire du
monde d'accepter ce misérable chapeau, que je mets dans
la poussière bienheureuse de vos pieds. »
« Naplyoun, qui avait d'abord partagé l'admiration uni-
verselle soulevée par la beauté merveilleuse du chapeau,
n'en était cependant pas aveuglé. Il se méfia de quelque
chose, et d'une voix terrible, auprès de laquelle un
coup de tonnerre eût pu à peine se faire entendre, il or-
donna au domestique d'avoir à mettre immédiatement le
chapeau sur sa propre tête.
« Le misérable (puisse-t-il être maudit pendant toute
l'éternité 1) pâlit à cette proposition; mais il dut obéir; il
mit en frémissant le chapeau sur sa tête coupable. Aussi-
tôt on entendit une détonation, et le monstre roula mort
sur le tapis. Le chapeau contenait un pistolet chargé !
Jugez, d'après ce fait, à quel degré Naplyoun possédait
l'art de lire sur les visages et dans les cœurs I »
Tous les Persans qui entendaient ce récit firent des ex-
clamations enthousiastes, et ne parurent pas concevoir le
plus léger doute sur la parfaite authenticité de l'histoire.
Le narrateur se tourna de mon côté, et me dit négligem-
ment que, sans doute, nos livres devaient avoir conservé
le souvenir de l'anecdote, mais qu'il y en avait tant du
même genre... Je m'échappai en phrases générales, et on
parla d'autres choses.
LES LIBRES PENSEURS. 123
Assurément, cette façon de représenter l'empereur
Napoléon n'est pas absolument conforme à la réalité.
Mais pour peu qu'on y réfléchisse, il est impossible qu'un
Asiatique voie les choses sous un autre aspect. On lui dit
que le premier empereur des Français était un souverain
d'un génie extraordinaire. Immédiatement, son esprit
commente ce qu'il y a de nécessairement vague dans ces
expressions, au moyen des détails plus précis qu'il pos-
sède lui-même sur ce qui constitue un monarque de cette
qualité. Il s'explique alors un tel potentat comme posses-
seur d'un pouvoir illimité et soumis aux conditions d'une
telle situation, c'est-à-dire, prodigieusement méfiant et
impossible à tromper , d'une sagacité sournoise que rien
ne saurait distraire et d'une équité expéditive qui n'hé-
site pas plus sur les conséquences que sur les moyens.
Voilà pour ce qui concerne le grand homme.
En ce qui est de l'homme proprement dit, l'Asiatique
le plus blasé ne comprendrait pas que devant un objet
quelconque, pour peu qu'il soit d'aspect agréable, le désir
de la possession ne s'élevât pas chez le spectateur. Il est
donc tout à fait naturel que les grands officiers de Napo-
léon, que Napoléon lui-même, à la vue du plus beau
chapeau que le bazar de Paris ait pu fournir, éprouvassent
une admiration très-vive. Les Asiatiques ressentent pas-
sionnément le coup de foudre de la convoitise ; tout les
attire, et tout ce qui les attire leur fait étendre les mains.
L'ascétisme religieux ou philosophique le plus élevé peut
seul leur faire étouffer ces instincts, et c'est, précisément,
parce qu'un tel résultat est contre la nature des Orientaux
que, là où ils l'observeront, ils en éprouveront un étonne-
ment si enthousiaste. On remarquera de plus que Napo-
léon, étant le seul de toute sa cour qui résiste k la&^.<&
124 LES LIBRFS PENSEURS.
séducteur du chapeau, pour conserver entière sa clair-
voyance, en parait bien plus grand, bien plus extraordi-
naire. Tous les auditeurs asiatiques d'un tel récit sont
d'autant plus stupéfaits du fait qu'on leur présente, qu'ils
le trouveraient merveilleux chez un sage dont Dieu seul
et la contemplation de la nature occupent toutes les pen-
sées; mais le rencontrer chez un conquérant, chez un
maître, chez un homme que sa puissance investit du
droit de s'abandonner sans scrupule à ses passions, voilà
ce qui sort assurément de tout ce qu'on savait, et qui fait
du prince dont on peut le raconter, le modèle désespé-
rant non-seulement du monarque, mais encore de toutes
les créatures.
Enfin, la couleur locale du récit ne reproduit pas très-
exactement la Cour des Tuileries en 1 805 ou 1 81 0, et lors-
qu'on voit le domestique aller acheter son fameux chapeau
au bazar, on ne se rend pas parfaitement compte du lieu où
ce bazar peut être situé dans Paris. Mais quel Paris veut-
on qu'un habitant des rives de la Caspienne s'imagine? A-
t-il seulement vu en rêve une bourgade européenne? En
connaît-il les mœurs? Sait-il comment on y vend, comment
on y achète, comment on s'y comporte? En aucune ma-
nière. Napoléon est assis au milieu de sa Cour. Rien de
mieux. Puisqu'il est l'Empereur, sa robe est d'une étoffe
magnifique, assurément de soie brochée d'or; les perles
et les pierres les plus précieuses s'incrustent en dessins
somptueux sur sa couronne, sur sa ceinture, son poignard
et son sabre. Le sabre est de rigueur, il s'agit d'un con-
quérant. Que si l'on disait au narrateur : Mais vous vous
trompez du tout au tout! Le maître de l'Europe était vêtu
d'une redingote grise, d'un habit vert très-simple ; il por-
te/* une épée moins redoutable, en elle-même, qu'un bà-
LES LIBRES PENSEURS. 125
Ion. Au cas où l'auditeur daignerait vous croire, j'a-
voue que je regarderais comme impossible de lui faire
comprendre le long enchaînement de faits anciens et nou-
veaux, de causes si variées, de raisons historiques, philo-
sophiques, poétiques, morales et autres nécessaires à con-
naître pour accepter, comme nous le faisons, que plus un
homme est considérable, plus il est simple dans sa vie, et
plus on admet et Ton approuve qu'il le soit. Pour triom-
pher sur ce sujet des notions acquises par celui qu'on vou-
drait corriger , il ne faudrait rien moins que refaire son
éducation de fond en comble, et comme un tel travail
est impossible, à plus forte raison en est-il de même quand
il s'agit, non plus d'un individu, mais de la masse entière
de ceux qui admirent ou admireront Napoléon en Asie. Il
faut donc bien accepter que Napoléon sur son trône était
assis sur les genoux dans le milieu d'un séryr ou trône
persan, en marbre de Maragha incrusté d'or, le tadj ou
couronne à trois pointes sur la tête, et que ses maréchaux,
rangés en files des deux côtés, se tenaient là debout,
immobiles, les bras croisés sur la poitrine, dans un reli-
gieux silence et affectant un léger tremblement de ter-
reur, toutes les fois que l'œil terrible du conquérant ren-
contrait les leurs. Et tout cela se passe dans un Paris
ressemblant plus ou moins à Ispahan , où l'on entrevoit
bien, vaguement, que les constructions sont un peu
différentes, où l'on sait qu'il y a des églises et point
de mosquées, et pas davantage. C'est ainsi que la civili-
sation d'un peuple reste, en définitive, incommunicable
à un autre peuple. La raison principale de ce fait, la pre-
mière et la plus décisive, n'est pas là, sans doute;
elle est dans la différence de la race, qui fait qu'une na-
tion asiatique n'a pas le cerveau fait comme une na-
126 LES LIBRES PENSEURS.
tion européenne et qu'elle ne perçoit pas les mêmes idées
de la même manière, tellement qu'une même énonciation
emporte, suivant les lieux, des compréhensions et des dé-
ductions fort différentes. Mais cette vérité princeps n'exis-
tât-elle pas, on voit que l'état des mœurs , des habi-
tudes, des expériences, divers suivant les milieux et
constamment interposé entre l'esprit et les objets de sa
contemplation, suffirait à lui seul pour rendre plus que
difficile toute fusion entre les idées.
Le sujet est intéressant, je crois, et je veux apporter
encore quelques faits à l'appui de mon sentiment. Je
voyais un Persan , très-novateur et très-épris de ce qu'il
croit être les idées de l'Occident, en grande extase devant
les journaux, et il exprimait ainsi son sentiment :
« Quel peuple étonnant que le vôtre I s'écriait-il.
Vous n'oubliez jamais les intérêts capitaux de l'esprit, et
quels esprits aveugles sont ceux de nos gens qui vous
disent si ignorants de toutes sciences intellectuelles I Est-
il une plus forte preuve du contraire que la quatrième
page de vos journaux? Tandis que, dans la première, vous
traitez à fond et avec une pénétration étonnante, de l'in-
térêt politique de tous les peuples, vous avez décidé que
dans la seconde vous raconteriez, pour détendre les ima-
ginations, que trop de contention pourrait fatiguer, les
histoires agréables et les faits singuliers que vous re-
cueillez chaque jour dans tous les coins du monde. Dans
la troisième, vous ne voulez plus qu'il soit question ni
des grandes affaires d'État, ni de récits curieux; vous
vous occupez des sciences qui ont trait à l'agriculture et
au commerce ; mais c'est dans la quatrième que vous vous
élevez le plus haut I J'imagine, quelque bonne opinion que
j'aie de la science européenne, que les sages seuls peuvent
LES LIBRES PENSEURS. 127
comprendre cette quatrième page. Vous y indiquez les
moyens de conclure les mariages avec une prudence, une
maturité que les intéressés ou leurs parents ne sauraient
pas toujours avoir et qu'un homme entouré, depuis vingt
ans, de la vénération publique, arrange avec toutes les
garanties désirables. Ce n'est rien que cela I Vous prenez
soin d'y indiquer des remèdes précieux et vénérables par
le mystère dont ils sont entourés, pour venir à bout des
plus redoutables maladies. Quels hommes vous êtes I »
C'est ainsi que j'ai vu un homme d'une rare intelli-
gence comprendre et expliquer le journalisme européen.
On se flattait naguère à Londres et dans quelques sa-
lons de Paris que la vaste distribution de Bibles organisée
à si grands frais en Chine y avait enfin porté ses fruits,
quand on apprit que les rebelles, les Taë-pings, instituant
une religion, avaient proclamé l'unité divine et l'adora-
tion du Christ. Mais, quelque temps après, on connut
mieux ce que les novateurs avaient agréé de nos livres
saints, et l'on s'en étonna.
Dieu le père n'est plus là qu'un roi constitutionnel. Le
pouvoir réel réside dans ses fils; car, puisqu'il a un fils,
pourquoi n'en aurait-il pas plusieurs? Le fils aîné, qui est
Jésus-Christ, a toute confiance dans le fils cadet, son
frère, qui est le chef des Taë-pings, et celui-ci, en sa dou-
ble qualité de fils et de frère de Dieu, Dieu lui-même,
fait, refait, défait la morale et les lois, suivant qu'il le
juge convenable. Et la preuve que les Taë-pings ont très-
bien lu et très-bien compris l'Évangile, c'est que le
baptême est devenu pour eux une cérémonie où le thé
joue le rôle principal.
Les Persans n'ont pas été moins habiles que les Chi-
nois. Depuis longtemps on leur parle de christianisme.
428 LES LIBRES PENSEURS.
Je ne dis rien des chrétiens orientaux, qui ont toujours
existé là; ceux-ci, à vrai dire, ne sont pas des informa-
teurs sérieux. Mais il y a longtemps aussi que les sociétés
bibliques poursuivent les musulmans. Sans parler des mis-
sionnaires américains établis à Ourmyah et qui s* occupent
surtout des Chaldéens, une distribution de Bibles s'est
établie à Ispahan, et à force de donner gratis à tout le
monde la traduction de nos livres saints, elle a eu deux
résultats : le premier, de rendre les Persans très-avides de
ces sortes de cadeaux, à cause de la couverture en veau
qu'ils admirent. Ils arrachent le texte, s'en débarrassent
et couvrent leurs propres livres de l'habit qu'ils ont ainsi
gagné. Voilà l'usage premier et le plus fréquent.
Le second résultat, c'est que quelques curieux lisent
le livre, le trouvent, à bon droit, ridiculement traduit, et
si dénué de toute élégance et de toute beauté de style,
que, le plus souvent, ils le jettent avant d'être arrivés à
la fin du volume. A leur place, j'en ferais tout autant. On
ne s'imagine pas assez ce que deviennent les choses les
plus belles quand elles ne sont pas dites comme il convient.
C'est une profanation ; et assurément, si les sociétés bibli-
ques ne servaient pas à faire vivre dans l'aisance un grand
nombre de familles anglaises et suisses, considérant les
abominables rapsodies dont elles déshonorent notre foi et
nos livres saints aux yeux des peuples étrangers , il les
faudrait supprimer par acte du Parlement.
Et voilà comment nos idées religieuses, non plus que
nos idées sociales, ne gardent pas en entrant en Perse
leur vraie physionomie. J'en donnerai encore d'autres
motifs.
Le nombre des Européens établis dans l'Asie centrale ,
et y entretenant avec les natifs des rapports suivis, est
LES LiBHES PENSEURS. 429
loin d'être considérable. Aujourd'hui , toute la Perse n'en
compte pas plus d'une centaine, hommes, femmes et en-
fants, et jamais on n'en avait tant vu. Ils vivent, pour la
plupart et l'on peut dire presque tous, à Téhéran. Cette
circonstance n'est pas propre à leur assurer un contact
fécond avec une population de dix à douze millions d'indi-
vidus. Le jour sous lequel les indigènes les considèrent
et ce qu'ils sont par eux-mêmes, vient diminuer encore
l'influence de propagande que l'Europe est toujours por-
tée à supposer à ses émigrants.
Il y a une vingtaine d'années encore, les Persans se fai-
saient à eux-mêmes un portrait moral des Européens qu'ils
supposaient d'autant plus exact que, pour le composer, ils
avaient pris juste le contre-pied de leur propre ressem-
blance. L'Européen était, suivant eux, un homme fier,
impétueux, violent, peu compréhensif, d'une intelli-
gence bornée, d'une ignorance crasse, mais d'une sincé-
rité parfaite, d'une loyauté incontestable, extrêmement
adroit de ses mains, connaissant tous les métiers, mili-
taire excellent et médecin très-habile.
Ce n'était pas seulement le peuple qui raisonnait ainsi;
c'était aussi le gouvernement, et si bien que j'ai trouvé
encore en vigueur, il n'y a pas plus de neuf ans, un
usage aussi flatteur que singulier. Tandis que la loi mu-
sulmane n'admet pas le serment d'un chrétien en tant
qu'infidèle, l'administration persane ne le demandait
pas, attendu qu'il n'était pas supposable qu'un Européen
pût mentir. Ces illusions sont aujourd'hui dissipées; l'an-
cien portrait est effacé, et l'opinion générale est désor-
mais que, sous aucun rapport, la moralité des Occiden-
taux n'a rien à reprocher à la moralité asiatique. On a
Va les Européens très-bien voler, très-bien mentir, sou-
430 LES LIBRES PENSEURS.
pies, rampants, rapaces et pas plus fiers que des natifs.
On en a vu et j'en ai vu, pour gagner quelque bienveil-
lance, se mettre à genoux devant des chefs, afin de leur
tâter le pouls d'une façon plus respectueuse; d'autres, bien
que portant de grands sabres , se sont édifié une réputa-
tion de lâcheté des mieux établies ; d* autres, enfin, ont
disputé aux roués du pays les faveurs des garçons à la
mode, tandis que le delirium tremens s'abattait sur quel-
ques-uns dévoués à l' eau-de-vie. On ne trouvera pas
extraordinaire qu'une telle immigration, dans laquelle
des exceptions se pourraient compter, sans doute , mais
sur quelques doigts, n'ait pas exercé une bien grande
action morale ou intellectuelle dans l'Asie centrale. Toute-
fois, grâce au désir des Persans de savoir de l'Europe le
plus possible , il reste vrai que les Européens ont traduit
ou fait composer sous leur dictée quelques livres.
Mais ces ouvrages ne sont pas de l'espèce de ceux qui
apportent des idées. Ce ne sont, à proprement parler, que
des manuels, des traités d'artillerie ou de théorie d'infan-
terie; des résumés de pratique médicale, des essais de
grammaire française. Aussi le monde scientifique persan
ne s'en est-il nullement ému. 11 n'en a pris connaissance
que pour se confirmer dans l'idée que les Européens
sont principalement des ouvriers habiles et peu de
chose outre cela. Le roi a eu beau créer un collège spécial
où s'enseignent, sous des maîtres européens, à deux ou
trois exceptions près, fort ignorants, les connaissances
pratiques de l'Europe, dans ce qu'elles ont de plus immé-
diatement applicable, le public, sauf les élèves qu'il faut
payer pour qu'ils assistent aux cours, n'y prend aucune
espèce d'intérêt, non plus qu'il ne fait tous les jours, lors-
qu'en traversant le bazar des menuisiers , il voit un de
LES LIBRES PENSEURS. J3J
ces artisans ajuster ses planches. Quant aux professeurs
exotiques, ils ne s'occupent pas plus du pays que le pays
ne s'occupe d'eux, et lorsqu'ils ont touché leurs trai-
tements, leurs préoccupations ne vont pas ailleurs qu'à
les grossir par l'obtention de quelques cadeaux, soit du
roi, soit des grands. Ils y parviennent en construisant de
petits ballons , en essayant de petits appareils à gaz , en
faisant de petits feux d'artifice, ou, encore, en envoyant
les dames qui veulent bien leur tenir compagnie (car, en
général, le mariage est peu en honneur parmi eux), en
les envoyant, dis-je, dans l'enderoun du roi pour offrir
des coussins brodés ou d'autres inventions. C'est sans
doute de ces emplois utiles et variés que l'Européen en
Perse a déduit la fierté intraitable qu'il affiche, et le mé-
pris souverain dont il écrase les natifs.
Cependant, si j'ai dit que les idées persanes n'étaient
pas transformables, je n'ai pas entendu par là qu'elles ne
fussent pas susceptibles de modifications. Il s'en faut de
tout, et après avoir montré dans les chapitres précédents
quelle agitation incessante fait tourbillonner ces imagi-
nations mobiles, il n'est assurément pas nécessaire que je
m'occupe de démontrer cette thèse. Puisque les opinions
sont modifiables et que les nouveautés abondent, présen-
tant sans cesse des formes nouvelles et cherchant néces-
sairement d'autres alliances, il serait inadmissible que les
conceptions européennes fussent à jamais exclues de leur
orbite et de toute combinaison avec elles. Aussi n'est-ce
point ce que j'ai prétendu dire; j'ai voulu montrer seule-
ment qu'en tant qu'apportées par les Européens, ou livrées
par l'observation lointaine et la lecture solitaire, ces no-
tions n'avaient pu jusqu'à présent pénétrer même l'épi-
derme de la société persane.
432 LES LIBRES PENSEURS.
Peut-être sommes-nous à la veille du moment où cet état
de choses cessera. Des jeunes gens persans, en assez
grand nombre, s'en vont en Europe fréquenter les écoles
et y passent plus ou moins d'années. Je doute qu'on remar-
que chez eux la même difficulté de compréhension que Ion
a signalée longtemps chez les Turcs. Dans les différents
convois d'étudiants que l'on a vus aller et revenir, il s'est
toujours trouvé, en minorité, sans doute, comme il faut
partout s'y attendre, mais en minorité suffisante, quel-
ques esprits vifs qui, dans une direction ou dans une
autre, recueillaient des expériences, concevaient des
impressions, rapportaient chez eux des sentiments qu'ils
n'auraient point pris ailleurs. Autant que j'ai pu le re-
marquer, ces observateurs n'ont jamais manqué, dans
une mesure ou dans une autre, de persianiser leur butin.
C'est là, je ne saurais trop y insister, la faculté puissante
et redoutable des Asiatiques. Us conquièrent et ne sont
pas conquis. 11 n'en est pas moins vrai que ces arrivants
d'Europe jettent des aliments particuliers dans la four-
naise intellectuelle où ils rentrent eux-mêmes, et qu'ainsi
le métal natif s'en trouve et, plus tard, s'en trouvera bien
davantage encore modifié. Ce seront, je le crois, ces pè-
lerins et non pas les Européens grossiers qui viennent
ici, qui apporteront le plus d'alliage utile. Mais quel sera
le résultat de ce travail? En proviendra-t-il un rapproche-
ment moral de telle nature que l'Asie centrale descende
au rôle de satellite confiant des doctrines européennes? Je
ne le crois pas un instant.
On a connu ici un certain Husseïn-Kouly-Agha, rempli
d'intelligence et de feu. 11 avait été élevé à Saint-Cyr et
avait passé pour un des élèves remarquables de cette
école militaire. Au mois de mai 1848, il avait monté la
LES LI&RES PËNSEUftS. *33
garde à l'Assemblée Nationale, envahie par l'émeute, et
avait arrêté de ses mains et conduit à la caserne du quai
d'Orsay tel et tel des agitateurs. 11 connaissait bien l'his-
toire de nos troubles et avait ainsi sur l'état de la société
française des vues plus complètes qu'il n'aurait pu en ac-
quérir en temps de calme.
Revenu en Perse , il avait refusé , en se présentant de-
vant le roi, d'ôter ses chaussures, suivant l'usage du
pays.
— « Ce n'est pas militaire, disait-il. Vous m'avez en-
voyé en France pour apprendre ce qui convient à un
soldat. Je le sais et même dans les plus petits détails; je
ne consentirai donc pas à m'en écarter. »
On voulut le nommer général du génie et inspecteur
des travaux dans l'Azerbeydjan. 11 répondit qu'il était offi-
cier d'infanterie et pas autre chose ; qu'instruire des ré-
giments , il était prêt à le faire ; mais que sortir de son
état, ce serait tromper le roi et s'inutiliser lui-même, et
qu'il s'y refusait.
Husseïn-Kouly-Agha n'avait pas de souvenir dont il fût
plus fier que son séjour à Saint-Cyr, et, dans les grandes
occasions, il affectait de laisser de côté son uniforme
brodé persan pour se couvrir de l'habit bleu, du panta-
lon rouge et des épaulettes de laine. 11 parlait français
dans la perfection. 11 racontait, avec une gaieté sympa-
thique, mille anecdotes sur tout Paris; il lisait avec pas-
sion les romans français. En regard de tous ces indices
de transformation, il faut savoir ce qu'étaient ses préoc-
cupations intimes;
Sa haine pour l'islamisme n'avait pas de bornes. Il
voyait dans cette religion l'importation et la marque de
l'oppression arabe sur son pays, et toute sa s^«rçaXlvteN
134 LES LIBRES PENSEURS.
tout son amour était pour la foi des Guèbres, sous laquelle
la Perse a été si grande. Quant au christianisme, il ne
's'en occupait en aucune manière. Il pensait que pour
régénérer son pays , il fallait purger la langue de toutes
les expressions et de tous les mots arabes. Afin de tra-
vailler lui-même à cette réforme, il s'occupait avec ardeur
à écrire dans un style qui n'admettait rien de la phra-
séologie proscrite, ce qui, soit dit en passant, constituait
un logogryphe perpétuel, quelque chose comme le style de
l'abbé Delille, où rien ne s'appelle par son nom. 11 com-
posait, dans ce galimatias, des poésies extrêmement admi-
rées de ses partisans. En somme, il ne voyait d'avenir et
de salut pour sa patrie que dans le retour, aussi complet
que possible, aux choses du passé le plus ancien, et à ce
qu'il s'imaginait, dans ses théories archéologiques fort
approximatives , avoir été la religion et la philosophie
des plus anciens aïeux.
Husseïn-Kouly-Agha n'était pas une exception, et, dans
un sens ou dans un autre, les Persans que j'ai vus reve-
nant d'Europe ceux-là même qui y ont été élevés, ont
tous compris, d'une façon particulière et qui n'est aucune-
ment la nôtre, ce que nous leur avons appris ou montré
et ce qu'ils ont vu ou étudié d'eux-mêmes. Leurs idées
natives s'en sont trouvées profondément altérées, mais
nullement dans un sens européen. En général, leur ortho-
doxie musulmane y succombe; mais ce n'est pas là un
fait de grande conséquence, puisqu'on a vu plus haut que,
dans le pays même, elle était battue par la base et cons-
tamment assaillie par des forces philosophiques dissol-
vantes, en même temps qu'une luxuriante moisson d'idées
hétérodoxes fleurissait dans toutes ses brèches. En somme,
^'Asiatique revenu d'Europe rapportera des idées euro-
LES LIBRES PENSEURS. 435
péennes asiatisées par lui. et il en résultera un surcroit de
flux et de reflux tout à fait original dans le mouvement
déjà et de tous temps si caractérisé qui fait la vie même
de l'Asie.
Je suis bien fermement convaincu que ce qui sortira
de là, ce ne sera nullement une tendance à s'associer ser-
vilement à notre civilisation. Je ne saurais m'expliquer à
moi-même ce que ce pourra être; mais je suis porté à
croire que les dangers n'y seront pas médiocres pour nous.
Non pas les dangers matériels, on doit être plus que ras-
suré de ce côté ; les Asiatiques n'ont pas de sabres si forts
qu'ils puissent résister à nos baïonnettes. C'est de dan-
gers moraux qu'il est question. Il se produira dans ce
grand marécage intellectuel quelque combustion nou-
velle de principes, d'idées, de théories pestilentielles,
et l'infection qui s'en exhalera se communiquera par
le contact d'une manière plus ou moins prompte, mais
certainement assurée. L'histoire entière nous en ré-
pond.
Cependant, comme la chose est inévitable, il en faut
prendre son parti et n'en pas faire un sujet de gémissements
inutiles, mais un objet d'études curieuses. Il est remar-
quable de voir comme cette Asie est , depuis tant de siè-
cles, que dis-je, depuis tant de milliers d'années, un
amas stagnant, sans doute, mais non pas mort. Parce
que l'eau ne coule pas, on la croit stérile, et Homère a
eu le tort, lui, le grand observateur, le grand divinateur,
de donner cette épithète à la verte mer. Une telle erreur
ne saurait être admise, à moins qu'on entende le mot de
stérile en ce sens que l'eau stagnante ne produit rien de
bon pour l'homme; mais elle est, au contraire, horrible-
ment féconde en monstres et en existences hostiles à notre
436 LES LIBRES PENSEURS.
espèce. Pour l'Asie, il en est de même, au point de vue
intellectuel , et rien ne saurait faire concevoir l'anarchie
dépensées et d'opinions que les croisements incessants des
théories les plus naturellement antipathiques y engen-
drent , et cela tous les jours ; ce sont des pensées, ce sont
des opinions d'où rien d'heureusement pratique ne saurait
sortir, et qui, néanmoins, frappent l'observateur désinté-
ressé d'une sorte d'étonnement voisin de l'admiration par
leur hardiesse et leur nombre, et leur fécondité, et leur
vitalité terrible. Dans cet état de choses, il importe peu,
sans doute, au point de vue de l'utilité, qu'une doctrine
bonne en soi s'ajoute à celles que contient déjà ce pandé-
monium ou qu'elle se refuse à y entrer. Le bien qu'elle
pourrait faire serait, en tout cas, moins que peu de chose.
Mais il est intéressant de voir s'augmenter sans cesse, ou
du moins se soutenir ce désordre, et l'on y prend un cer-
tain plaisir nerveux.
On aime à voir se multiplier les causes de lutte, et
les difficultés naître des solutions. Là où les théoriciens
tombent, on voit se relever leurs adversaires ou paraître
leurs continuateurs. Dans certaines situations données,
où l'on peut soi-même compliquer le nœud qu'ils cher-
chent à résoudre, il y a du plaisir à le faire. Cet antique
et mystérieux pontife qui s'amusa jadis à attacher le
joug de Gordes au timon du char d'une telle façon, que
peu de gens assez subtils pour défaire le nœud pouvaient
être supposés, ce vénérable prêtre, j'imagine, ne laissa
pas que d'avoir dans sa vie un moment de malice bien
satisfaite.
C'est dans un sentiment analogue que, considérant le
tumulte et le tournoiement des théories dans les ima-
ginations asiatiques, on peut regretter que des inven-
LES LIBRES PENSEURS. 137
tions sous formes européennes ne viennent pas plus
vite s'y ajouter. Ce n'est pas qu'il en puisse résulter jamais
quelque bien absolu : seulement le désordre déjà incu-
rable s'en augmentera et n'en sera que plus égayé. On
n'a qu'à voir, pour en être bien convaincu ce qui arrive
à Bombay et à Benarès, au sein d'une société moins agitée
assurément que celle de l'Asie Centrale, mais que le
contact avec les idées anglaises a cependant émue à nou-
veau, alors que l'ébranlement communiqué jadis par les
axiomes religieux et philosophiques des musulmans, puis
par les suggestions rationalistes d' Akhbar, commençait à
se calmer. Dans l'Inde, en effet, il n'y a pas eu que des
aventuriers européens de bas étage ou à peu près igno-
rants, comme en Perse. La Compagnie des Indes y a con-
duit, depuis soixante-dix ans surtout, des hommes d'un
caractère élevé, d'un esprit éminent, d'une science pro-
fonde. Les Brahmanes ont eu en face d'eux des adversaires
dignes d'eux, des hommes avec qui ils ont pu discuter et
dont ils ont eu beaucoup à apprendre, et des choses qui
les ont surpris. Il en est résulté, sur deux points géogra-
phiques différents, des résultats remarquables. A Bombay
parmi les Parsys, il s'est créé une école de novateurs qui
tend à faire de la religion de Zoroastre un déisme relati-
vement débarrassé de ces amas informes de cérémonies
qui l'entourent aujourd'hui. Les zélateurs de cette con-
ception nouvelle paraissent marcher vers un unitarisme
très-opposé au dualisme primitif, mais tout à fait d'accord
avec les idées sémitisées qui se sont implantées chez leurs
pères au temps des premiers Khalifes. Voilà où ils revien-
nent sous l'influence européenne. Dans le nord de l'Inde
et même à Benarès, beaucoup de Brahmanes, familiers
avec les livres anglais, tendent à une réforme du culte,
138 LES LIBRES PENSEURS.
même de leurs dogmes, qui les rapprocherait, à leur sens,
d'une compréhension plus vraie des livres védiques. A
cela il faut ajouter des penchants philanthropiques un
peu vagues qui leur font rebrousser chemin vers ce que
leurs anciens codes contiennent dans le même ordre
d'idées. En somme, Brahmanes libres penseurs comme
Parsys régénérés, apportent dans leurs aspirations un
génie absolument asiatique et quelque chose d'aussi dé-
cousu, d'aussi incomplet qu'on a pu l'observer, il y a une
trentaine d'années, dans les doctrines de ce Ram-Mahun-
Roy, fort oublié aujourd'hui, mais alors si célèbre et que
les journaux de France et d'Angleterre considéraient
comme l'initiateur certain de son pays aux croyances de
l'Occident.
En voyant, dans l'Inde, un tel état de choses, il m'a
paru qu'il y aurait un intérêt de curiosité à fournir aux
gens de l'Asie Centrale quelque nouvelle pâture intellec-
tuelle pour redoubler leur activité et produire de nou-
velles combinaisons philosophiques , n'importe les-
quelles. J'ai donc procuré aux Persans le Discours sur la
Méthode. Il m'a paru que, dans toute notre philosophie,
rien ne pouvait avoir chance de produire des résul-
tats plus singuliers parmi eux. Ils ne sont pas gens à
tomber dans les excès de la méthode expérimentale, et
il n'y a pas d'apparence qu'on supprime jamais chez eux
l'abus de l'induction. On n'en voit pas davantage qu'ils
arrivent à tirer du cogito, ergo sum le parti modéré au-
quel les Européens ont la prétention de s'arrêter. En
réalité, il est impossible de deviner ce qu'ils en feront,
mais ils en feront probablement quelque chose, et, pour
moi, je ne saurais oublier les séances dans lesquelles
les cinq chapitres du chef-d'œuvre de Descartes ont été
LES LIBRES PENSEURS. 139
communiqués à quelques hommes d'une vraie intelligence
el d'une science hors ligne. Ils en ont éprouvé une impres-
sion remarquable, et il n'est pas probable que cette im-
pression s'efface sans résultats. Ce qui les a surtout frap-
pés, c'est l'emploi nouveau pour eux qui était fait de la
formule fondamentale. En tant que formule, la découverte
et l'emploi en sont très-anciens en Orient. Il y a long-
temps que rapprochant les mots hyy , vivre, et wehy « expri-
mer, » « manifester, » « parler, » et les ramenant à une
même racine fictive, les métaphysiciens du Talmud et de
l'Islam ont prononcé que vivre ou parler supposait la
pensée, mais la conséquence qu'ils en tirent est celle-ci :
que Dieu étant l'existence par excellence, l'existence uni-
que, il est, en même temps, l'unique pensée et l'unique
parole, ce qui ne va pas au résultat cherché par Descartes.
Aussi, ne fût-ce que pour cette raison, cet auteur leur pa-
rait très-curieux. Mais, toutefois, les deux hommes que les
philosophes de ma connaissance ont la plus grande soif
de connaître, c'est Spinosa et Hegel; on le comprend
sans peine. Ces deux esprits sont des esprits asiatiques et
leurs théories touchent par tous les points aux doctrines
connues et goûtées dans le pays du soleil. Il est vrai que,
pour cette raison même, elles ne sauraient introduire là
des éléments vraiment nouveaux.
CHAPITRE VI
COMMENCEMENTS DU BABTSME
On a remarqué, dans tous les temps, dans tous les pays,
qu'un changement quelconque dans l'état d'un peuple,
a pour production parallèle un changement dans l'amé-
nagement de ses doctrines. La Perse moderne se trouve
placée dans des Circonstances toutes nouvelles; on devait
s'attendre à ce que de nouvelles opinions se produisis-
sent, et cela a eu lieu en effet.
Aujourd'hui, on ne voit plus de très-grands philosophes
attachés à la tradition . Hadjy-Moulla-Hady est Avicenniste
sans doute, mais, sans doute aussi, il a cherché et voudrait
trouver quelque chose de plus neuf que les théories
même les plus avancées de l'ancien maître. D'autres doc-
teurs, que- je ne saurais nommer, parce qu'ils sont vi-
vants et moins puissants que le Sage de,Sebzewar, par-
tant plus obligés au secret, voudraient bien aussi tomber
sur quelque notion encore inaperçue, qui pût s'appli-
quer à l'état actuel des choses. Le soufysme commence
à devenir insuffisant; et ce qui en est la preuve, c'est
qu'on lui voit des détracteurs; plusieurs polémistes ten-
dent à le considérer comme au-dessous des besoins ac-
142 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
tuels, en ce sens qu'on le trouve trop énervant, précisé-
ment ce qui lui avait été jusqu'ici compté comme mérite
suprême. On s'irrite contre l'Islam , même contre cet
Islam si étrangement défiguré que présente le shyysme,
parce qu'on le déclare étroit, et Dieu sait s'il mérite ce
reproche, au point de vue panthéistique où on le lui fait.
On veut autre chose. Quoi? — Il n'existe plus dans l'Asie
centrale de grands seigneurs d'origine mongole ou tur-
que, ou même arabe, conservant des idées étrangères au
sol ; il n'y a plus de ces fonctionnaires si riches et si so-
lidement établis qu'ils puissent prétendre à en jouer le rôle.
Il ne se voit que la noblesse locale, la chevalerie peu let-
trée et toute chasseresse des tribus, et l'immense démo-
cratie des villes. Cette dernière ne saurait tendre qu'à une
chose : la même à laquelle aspirait, vers le milieu du
vne siècle, la démocratie grecque et syrienne de la côte en-
vahie par les premières armées musulmanes, et qu'ont
voulue ensuite les aïeux, les pères de ceux qui vivent
aujourd'hui, c'est-à-dire l'objet de l'antique passion, la foi
sémitique par excellence. Elle y court, et voilà comme,
mathématiquement, s'est produit un mouvement religieux
tout particulier dont l'Asie Centrale, c'est-à-dire la Perse,
quelques points de l'Inde et une partie de la Turquie
d'Asie, aux environs de Bagdad, est aujourd'hui vive-
ment préoccupée, mouvement remarquable et digne d'être
étudié à tous les titres. 11 permet d'assister à des déve-
loppements de faits, à des manifestations, à des catas-
trophes telles que l'on n'est pas habitué à les imaginer
ailleurs que dans les temps reculés où se sont produites
les grandes religions.
11 existait à Shyraz, vers 1843, un jeune homme ap-
pelé Mirza-Aly-Mohammed, qui n'avait pas plus de dix-
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 443
neuf ans, si encore il les avait atteints. On a attaché
beaucoup d'importance, d'une part, à soutenir qu'il était
descendu du prophète par l'Imam Husseïn, c'est-à-dire
à lui assurer le rang et les prérogatives d'un Séyd;
d'autre part, à lui nier cette qualité. Ce qui est in-
contestable, c'est que s'il était Séyd, il l'était de cette
manière obscure qui jette plus que du doute sur les pré-
tentions des nombreuses familles persanes qui se flattent
du même honneur. Les gens sérieux font remarquer que,
pendant les longues persécutions subies par les Alydes
sous les Khalifes Ommiades et surtout sous les Abbassides,
tous les documents généalogiques propres à établir la
descendance sacrée ont été ou détruits ou perdus; les
proscrits sont tombés en grand nombre sous le sabre
de leurs ennemis, le reste s'est dissimulé du mieux qu'il
a pu faire, et, en admettant que le sang des Imams se
soit conservé, il n'est au pouvoir de personne de prouver
qu'il a dans les veines ce sang précieux. Quatre familles
et pas davantage sont considérées comme plus en situa-
tion que les autres de se dire Séyds, et encore les raisons
qu'elles allèguent ne paraîtraient-elles sérieuses à aucun
généalogiste d'Europe. Elles sont anciennes, elles sont
considérables, il y a des siècles qu'on les voit en posses-
sion du respect public; mais pour atteindre aux Imams,
il leur reste une lacune de deux siècles au moins qu'elles
ne peuvent combler et les monuments révérés qu'el-
les présentent comme leur étant parvenus de leurs
glorieux ancêtres, ëoit cachets, soit prières écrites de la
main même des saints personnages en question, ou autres
objets semblables, passeraient à peine chez nous pour
des présomptions.
Quoiqu'il en soit, Mirza-Aly-Mohammedn'aççaï^w^
144 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
à aucune de ces quatre maisons, et si ses pères, malgré
ce qu'en disent les malveillants, ont porté ou réclamé la
qualification de Séyd, c'était à un titre peu sûr. Quoi qui 1
en soit, sa famille n'était pas tout à fait du peuple, elle
possédait quelque peu de bien, et les résultats doivent
porter à croire que Mirza-Aly-Mohammed avait reçu une
éducation distinguée.
Comme la grande, la presque totalité des Asiatiques,
il se montra de bonne heure possédé par des idées reli-
gieuses très-actives. 11 ne se contenta pas de la pratique
des devoirs religieux ni de la profession des doctrines
orthodoxes, il se jeta avec passion dans la poursuite
et l'examen des nouveautés. Tout porte à croire que
son esprit était dès le début ouvert et hardi. Il lut cer-
tainement les évangiles dans les traductions des mission-
naires protestants, il conféra souvent avec les Juifs de
Shyraz, rechercha la connaissance des doctrines guè-
bres, et s'occupa avec une prédilection marquée de
ces livres singuliers, un peu suspects, fort honorés, re-
doutés même, qui traitent des sciences occultes et de la
théorie philosophique des nombres. C'est, dans l'Asie mu-
sulmane, la passion des plus brillants esprits, et de très-
bonne heure ce fut la sienne; autant vaut dire qu'il se
reporta de tous ses efforts vers ce qui reste de l'antique phi-
losophie araméenne, et il n'y aurait rien d'impossible, on
le peut soupçonner à différents indices, qu'il ait eu en sa
possession certains documents rares et d'une valeur ines-
timable, probablement anciens ou* composés sur des
textes anciens et relatifs à ce corps de doctrines.
Il fit très-jeune le pèlerinage de la Mecque. Mais, au
lieu d'être ramené par la vue de la Kaaba à des idées net-
tement musulmanes, ce qu'il vit, ce qu'il entendit, ce
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 145
qu'il éprouva, le jeta de plus en plus hors des voies ordi-
naires. Il est bien probable que ce fut dans la ville sainte
elle-même qu'il se détacha absolument et définitivement
de la foi du Prophète, et qu'il conçut la pensée de ruiner
cette foi pour mettre à sa place tout autre chose.
Renfermé en lui-même, toujours occupé de pratiques
pieuses, d'une simplicité de mœurs extrême, d'une dou-
ceur attrayante, et relevant ces dons par son extrême
jeunesse et le charme merveilleux de sa figure, il attira
autour de lui un certain nombre de personnes édifiées.
Alors on commença à s'entretenir de sa science et de
l'éloquence pénétrante de ses discours. Il ne pouvait ou-
vrir la bouche, assurent les hommes qui l'ont connu, qu'il
ne remuât le fond du cœur. S' exprimant, du reste, avec
une vénération profonde sur le compte du Prophète, des
Imams et de leurs saints compagnons, il charmait les ortho-
doxes sévères, en même temps que, dans des entretiens
plus intimes, les esprits ardents et inquiets se réjouissaient
de ne pas trouver en lui cette raideur dans la profession
des opinions consacrées qui leur eût pesé. Au contraire,
sa conversation leur ouvrait tous ces horizons infinis,
variés, bigarrés, mystérieux, ombragés et semés çà et là
d'une lumière aveuglante, qui transportent d'aise les
imaginations de ce pays-là. Ce fut au pied de la Kaaba,
de la maison d'Abraham et d'Ismaël, qu'Aly-Mohammed
s'acquit ces premiers dévouements qui devaient plus tard,
à très-peu de temps de là, prendre un tout autre caractère
et dépasser de bien loin l'énergie commune des attache-
ments mondains et passagers.
#Aly-Mohammed revint donc de la Mecque bien plus
complètement dissident qu'il n'y était arrivé. Quand il se
trouva à Bagdad, il voulut, cependant, compléter ses im*
146 COMMENCEMENTS DU BÀBYSME.
pressions en se rendant à Koufa pour y visiter la mosquée
ruinée, sans voûtes, sans piliers, presque sans murs au-
jourd'hui, où Aly fut assassiné, et où la tradition montre
encore la place du meurtre. Il y passa plusieurs jours
en méditations. Il semble que ce lieu ait fait sur lui une
grande impression, et qu'au moment d'entrer dans une
voie qui pouvait, qui devait même aboutir à quelque drame
pareil à celui qui avait eu lieu à cette mérrçe place sur la-
quelle ses yeux étaient fixés, il ait eu des combats pénibles
à soutenir contre lui-même. Un de ses partisans les plus
résolus me disait un jour, en faisant du ketmàn avec moi,
à cause des personnes qui nous écoutaient : « C'est dans
cette mosquée de Koufa que le diable l'a tenté et l'a fait
sortir de la droite voie. » Mais, à l'expression de son re-
gard, je compris qu'il considérait, au contraire, l'espèce
d'agonie morale éprouvée par Aly-Mohammed devant le
lieu où les yeux de l'esprit lui avaient montré l'Imam
Aly gisant à ses pieds, le corps ouvert, tout ensanglanté,
comme la fin des hésitations humaines et le triomphe de
l'esprit prophétique dans la personne de son maître. Il
est certain que, quand celui-ci arriva à Shyraz, il était
tout autre qu'à son départ. Nul doute ne l'agitait plus. Il
était pénétré, persuadé; son parti était pris; et pour peu
qu'il trouvât devant lui, à sa portée, des matières inflam-
mables, il était résolu à y mettre le feu. Il en trouva.
De Koufa il était venu par une barque arabe, un ban-
galow, jusqu'à Boushyr, et, de là, avait gagné sa ville na-
tale en s'unissant à une caravane qui devait traverser les
montagnes. A peine arrivé, il rassembla autour de lui
quelques-uns de ses compagnons de voyage, déjà séduits,
et nombre d' auditeurs anciens, et, à cette troupe de pre-
miers fidèles, il communiqua ses premiers écrits. C'était
OOHEXCElfESIS PU 1ÂBTSVE. 147
un journal de son pèlerinage et on commentaire sur h
Sourat du Koran. appelée Joseph.
Dans le premier de ces livres, il était surtout pieux et
mystique; dans le second, la polémique et la dialectique
tenaient une grande place, et les auditeurs remarquaient
avec étonnement qu'il découvrait, dans le chapitre du
Livre de Dieu qu'il avait choisi, des sens nouveaux dont
personne ne s'était avisé jusqu'alors, et qu'il en tirait
surtout des doctrines et des enseignements complète-
ment inattendus. Ce qu'on ne se lassait pas d'admirer,
c'étaient l'élégance et la beauté du style arabe employé
dans ces compositions. Elles eurent bientôt des admira-
teurs exaltés qui ne craignirent pas de les préférer aux
plus beaux passages du Koran.
Tavoue que je ne partage pas cette manière de voir.
Le style d'Aly-Mohammed est terne et sans éclat, d'une
raideur fatigante, d'une richesse douteuse, d'une correc-
tion suspecte. Les obscurités qu'on y relève en foule ne
viennent pas toutes de sa volonté, mais plusieurs ont
pour raison d'être une inhabileté manifeste. Il s'en faut de
tout que le Koran ait à craindre la comparaison; s'il
arrive un jour où les ouvrages du nouveau prophète au-
ront remplacé cet ancien livre, ils ne trouveront eux-
mêmes l'admiration qu'à l'aide d'une esthétique nouvelle.
Comme nous sommes encore sous les lois et les habitudes
de l'ancienne, le Koran pour nous est incontestablement,
à parler littérature, l'œuvre d'un grand génie, tandis que
la Sourat de Joseph, ou, pour mieux dire, son commen-
taire ressemble beaucoup au travail d'un écolier.
Quoi qu'il en soit, l'impression produite fut immense à
Shyraz, et tout le monde lettré et religieux se preésa au-
tour d'Aly-Mohammed. Aussitôt qu'il paraissait datia la
148 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
mosquée, on l'entourait. Aussitôt qu'il s'asseyait dans la
chaire, on faisait silence pour l'écouter. Ses discours pu-
blics n'attaquaient jamais le fond de l'islam et respec-
taient la plus grande partie des formes; le ketmân, en
somme, y dominait. C'étaient, néanmoins, des discours
hardis. Le clergé n'y était pas ménagé ; ses vices y étaient
cruellement flagellés. Les destinées tristes et douloureuses
de l'humanité en étaient généralement le thème, et, çà et
là, certaines allusions dont l'obscurité irritait les passions
curieuses des uns, tandis qu'elle flattait l'orgueil des au-
tres, déjà initiés en tout ou en partie, donnaient à ces pré-
dications un sel et un mordant tels que la foule y grossis-
sait chaque jour, et que, dans toute là Perse, on com-
mença à parler d'Aly-Mohammed.
Les Moullas de Shiraz n'avaient pas attendu tout ce
bruit pour se réunir contre leur jeune détracteur. Dès
ses premières apparitions en public, ils lui avaient en-
voyé les plus habiles d'entre eux, afin d'argumenter contre
lui et de le confondre, et ces luttes publiques, qui se te-
naient soit dans les mosquées, soit dans les collèges, en
présence du gouverneur, des fchefs militaires, du clergé,
du peuple, de tout le mondé enfin, au lieu de profiter aux
prêtres, ne contribuèrent pas peu à répandre et à exalter
à leurs dépens la renommée de l'enthousiaste. Il est cer-
tain qu'il battit ses contradicteurs; il les condamna j ce
qui n'était pas très-difficile, le Koran à la main. Ce fut un
jeu pour lui de montrer à la face de ces multitudes , qui
les connaissaient bien , à quel point leur conduite, à quel
point leurs préceptes, à quel point leurs dogmes mêmes
étaient en contradiction flagrante avec le Livre, qu'ils ne
pouvaient récuser. D'une hardiesse et d'une exaltation
extraordinaires, il flétrissait, sans ménagement aucun,
COMMENCEMENTS DU BÀBYSME. 149
sans souci aucun des conventions ordinaires, les vices
de ses antagonistes, et, après leur avoir prouvé qu'ils
étaient infidèles quant à la doctrine, il les déshonorait
dans leur vie et les jetait à croix ou pile à l'indignation
ou au mépris des auditeurs. Les scènes de Shyraz, ces
débuts de sa prédication furent si profondément émou-
vants, que les musulmans restés orthodoxes, qui y ont as-
sisté, en ont conservé un souvenir ineffaçable et n'en
parlent qu'avec une sorte de terreur. Ils avouent unani-
mement que l'éloquence d'Aly-Mohammed était d'une na-
ture incomparable et telle que, sans en avoir été témoin ,
on ne saurait l'imaginer.
Bientôt le jeune théologien ne parut plus en public
qu'entouré d'une troupe nombreuse de partisans. Sa mai-
son en était toujours pleine. Non-seulement il enseignait
dans les mosquées et dans les collèges , mais c'était chez
lui, surtout, et le soir, que, retiré dans une chambre avec
l'élite de ses admirateurs, il soulevait pour eux les voiles
d'une doctrine qui n'était pas encore parfaitement arrêtée
pour lui-même . Il semblerait que, dans ces premiers temps,
ce fût plutôt la partie polémique qui l'occupât que la
dogmatique, et rien n'est plus naturel. Dans ces confé-
rences secrètes, les hardiesses, bien autrement multi-
pliées qu'en public, grandissaient chaque jour, et elles
tendaient si évidemment à un renversement complet de
l'islam, qu'elles servaient bien d'introduction à une nou-
velle profession de foi. La petite Église était ardente,
hardie, emportée, prête à tout, fanatisée dans le vrai sens
et le sens élevé du mot, c'est-à-dire que chacun de ses
membres ne se comptait pour rien et brûlait de sacrifier
sang et argent à la cause de la vérité. Ce fut alors qu'Aly-
Mohammed prit son premier titre religieux. Il annonça
150 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
qu'il était le Bàb, la Porte par laquelle seule on pouvait
parvenir à la connaissance de Dieu. On ne l'appela plus
désormais que de ce nom à Shyraz et partout où il fut
question de lui. Ses adversaires mêmes lui donnèrent et
lui donnent encore ce titre. 11 n'est pas connu autrement.
Toutefois les Bâbys, les gens de sa secte, ne le qualifient
plus ainsi, parce qu'il arriva un moment où ils appri-
rent que le titre de Bàb ne lui est pas particulier, et ils le
nommèrent et le nomment Hezret-è-Alà , • ou Y Altesse*
Sublime. Mais, pour être plus simple, nous suivrons ici
l'usage des hétérodoxes, en lui conservant, dans toute
cette histoire, le titre de Bàb.
Extrêmement irrités, mécontents et inquiets, les Moul-
las du Fars , ne pouvant d'ailleurs prévoir où s'arrêterait
le mouvement qui se prononçait si fortement contre eux,
n'étaient pas les seuls à se sentir dans l'embarras. Les
autorités de la ville et de la province comprenaient trop
bien que le peuple qui leur était confié et qui n'est ja-
mais beaucoup dans leurs mains , cette fois n'y était plus
du tout. Les hommes de Shyraz , légers, railleurs, turbu-
lents, belliqueux, toujours prêts à la révolte, insolents
en perfection, rien moins qu'attachés à la dynastie kadjare,
n'ont jamais été faciles à mener, et leurs administrateurs -
ont souvent des journées pénibles. Quelle serait la situa-
tion de ces administrateurs, si le chef réel de la ville et
du pays, l'arbitre des idées de tout le monde, l'idole de
chacun, allait être un jeune homme que rien ne soumettait,
n'attachait ou ne gagnait à rien, qui se faisait un piédestal
de son indépendance et qui n'en tirait qu'un trop grand
parti en attaquant chaque jour impunément et publique-
ment tout ce qui jusqu'alors s'était considéré comme puis-
sant et respecté dans la ville? A la vérité, les gens du roi,
COMMENCEMENTS DU BABYSME. loi
la politique, l'administration proprement dite n'avaient
encore été l'objet d'aucune des virulentes apostrophes du
novateur; mais à le voir si rigide dans ses mœurs, si
inexorable pour la fraude et l'esprit de rapine des mem-
bres du clergé , il était fort douteux qu'il pût approuver
au fond la même rapacité , la même fraude si florissantes
chez les fonctionnaires publics , et on pouvait bien croire
que le jour où ses regards tomberaient sur eux, il ne
manquerait pas d'apercevoir et de vitupérer ce qu'on n'a-
vait guère le moyen de cacher.
Ces appréhensions, qui se présentaient d'elles-mêmes
à tous les esprits, ne manquèrent pas de frapper les offi-
ciers royaux et, d'ailleurs, les Moullas prenaient soin de
leur démontrer que cette fois les intérêts étaient com-
muns entre eux. Des conférences nombreuses eurent lieu,
et il fut résolu que, tandis que le gouverneur, Mirza Hus-
seïn Khan, décoré du titre de Nizam Eddooulèh, « l'Or-
ganisateur du gouvernement, » écrirait à Téhéran pour '
exposer l'état des choses au point de vue de l'intérêt d'É-
tat, les grands moudjteheds de la ville en feraient autant
pour se plaindre au nom de la religion attaquée et si-
gnaleraient les périls graves qui s'annonçaient d'une
manière si énergique et si bruyante.
Le Bâb et ses partisans furent immédiatement informés
du coup qu'on prétendait leur porter. Ils ne s'en étonnè-
rent nullement. Au lieu de cherchera le détourner, Aly-
Mohammed écrivit lui-même à la Cour, et sa lettre arriva
en même temps que ies accusations de ses adversaires.
Sans prendre aucunement une attitude agressive vis-à-
' vis du roi, s'en remettant, au contraire, à son autorité et
à sa justice, il remontrait que, depuis longtemps, la dé-
pravation du clergé était, en Perse, un fait connu' de tout
152 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
le monde; que non-seulement les bonnes mœurs s'en
trouvaient corrompues et le bien-être de la nation tout
à fait atteint, mais encore que la religion même, viciée
par la faute de tant de coupables, était en péril et mena-
çait de disparaître en laissant le peuple dans les plus
fâcheuses ténèbres; que, pour lui, appelé de Dieu, en
vertu d'une mission spéciale, à écarter de tels mal-
heurs, il avait déjà commencé à éclairer le peuple du
Fars, que la saine doctrine avait fait les progrès les
plus évidents et les plus rapides, que tous ses adver-
saires avaient été confondus et vivaient désormais dans
l'impuissance et le mépris public; mais que ce n'était
qu'un début, et que le Bâb, confiant dans la magna-
nimité du roi , sollicitait la permission de venir dans la
capitale avec ses principaux disciples, et, là, d'établir des
conférences avec tous les Moullas de l'Empire, en pré-
sence du souverain, des grands et du peuple ; que, cer-
tainement, il les couvrirait de honte; il leur prouverait
leur infidélité ; il les réduirait au silence comme il avait
fait des Moullas grands et petits qui avaient prétendu
s'élever contre lui; que s'il était, contre son attente,
vaincu dans cette lutte, il se soumettait d'avance à tout
ce que le roi ordonnerait, et était prêt à livrer sa tête et
celle de chacun de ses partisans.
Le gouvernement fut extrêmement embarrassé de l'ar-
bitrage qu'on lui déférait ainsi. En général, il n'est pas,
depuis plusieurs siècles, dans la politique des souverains
persans, de chercher de pareilles occasions. Depuis Shah-
Abbas le Grand , la tradition politique veut que la pro-
tection officielle accordée à l'Islam s'effectue plus en pa-
roles qu'en faits. En réalité, on ne laisse pas que d'avoir
un certain goût pour les dissidents de toute espèce, et, en
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 153
général, pour tout ce qui peut tenir en échec la puis-
sance du clergé. Le règne actuel a, sur ce point, les
mêmes tendances que les règnes précédents. Il suit un
peu l'exemple dé Mohammed-Shah, quoique avec plus de
douceur, car celui-ci avait inauguré son gouvernement en
faisant mettre à mort un des principaux Moudjteheds de
Tebriz, qui cherchait à exciter une sédition. Cependant
Nasreddin-Shah lui-même n-a pas hésité, plus tard, à dé-
pouiller et à humilier l'Imam Djumè d'Ispahan, dont le
courage ne s'est pas montré aussi haut que l'ambition.
De sorte que lorsque les plaintes et les accusations mu-
tuelles des Moullas et des Bâbys arrivèrent à Téhérau, il
en résulta plus d'humeur et d'ennui que d'empressement
à venger l'orthodoxie offensée.
Il paraît même que, d'abord, l'impression fut favorable
aux novateurs. Le premier ministre, Hadjy Mirza Aghassy,
personnage bizarre, non sans capacité, au milieu de ses
folies, et curieux à l'excès de discussions théologiques, en
outre fort peu orthodoxe, se montra disposé à accéder au
désir qu'exprimait le Bàb et à le faire venir à Téhéran
pour y tenir des conférences. Le roi, dominé par son mi
nistre, ne s'exprimait pas en termes malveillants sur
Mirza Aly-Mohammed. Les gens d'esprit et les curieux se
promettaient déjà un spectacle intéressant et dont la
moindre partie n'eût pas été le scandale des accusations
portées contre tel ou tel ecclésiastique dont la chronique
scandaleuse s'occupait avec prédilection. Mais un homme
fort sage, le Sheykh Abdoul-Housseïn , Moudjtehed lui-
même, alla trouver Hadjy Mirza Aghassy, et lui ayant fait
apprécier les raisons sérieuses qui devaient le porter à
changer d'avis, ce qui semblait sur le point de se faire,
fut arrêté tout net et le cours des idées c\fflxt%3&.
154 COMMENCEMENTS DU BÀBYSME.
Le sheykh Abdoul-Housseïn, bien que personnage reli-
gieux, est plutôt ce que nous appellerions un juriscon-
sulte. Il s'occupe assez peu de théologie , beaucoup de
questions légales : sa sagacité et sa froide raison inspi-
rent en général une grande confiance, en même temps
que la sévérité de ses mœurs et leur gravité lui ont
acquis un crédit considérable. Il est aujourd'hui admi-
nistrateur, pour le roi, des fonds destinés à l'embellis-
sement et aux réparations des édifices sacrés à Kerbela
et à Nedjef. Mais, alors, il habitait Téhéran. Il insista
donc auprès du premier ministre et des grands en deman-
dant s'il entrait dans leurs vues, s'il était sage de détruire
la religion existante, pour lui en substituer une nouvelle
que l'on ne connaissait pas encore. L'État, disait-il, avait
assez à fairç^à se relever des décombres, où tant et de si
longs malheurs l'avaient enseveli, sans qu'on le jetât
encore dans les convulsions d'une crise et probablement
d'une guerre religieuse. Était-on tellement assuré des
intentions ultérieures du Bâb et des dernières consé-
quences de ses doctrines qu'on pût se croire avisé en le
favorisant? Si le clergé devait se mettre une fois en dé-
fense, non plus contre le Bâb, mais contre le gouverne-
ment, de qui il était en droit d'attendre protection, pou-
vait-on penser qu'il ne trouverait pas des forces et savait-
on bien ce qui pourrait s'ensuivre? Bref, il fit réfléchir
Hadjy Mirza Aghassy et tous ceux que l'étourderie natio-
nale avait un moment emportés, et il obtint l'assurance
que, non-seulement les conférences n'auraient pas lieu et
qu'Ali-Mohammed recevrait la défense de venir à Téhéran,
mais encore qu'on prendrait contre lui et contre ses par-
tJsans des mesures qui les réduiraient tous au silence.
Le ministre ne tint pas bien fidèlement cette dernière
COMMENCEMENTS DU BABYSME. i53
partie de sa promesse. Il eut peur d'incliner au delà
du besoin du côté du clergé, et en même temps, ne
voulant point, par une sévérité que sa conscience n'exi-
geait pas, susciter peut-être des résistances et des scan-
dales, il se contenta d'écrire au gouverneur de Shyraz,
Nizam Eddopulèh , que toutes prédications publiques
relatives aux doctrines nouvelles eussent à cesser des
deux parts, qu'on ne permît pas plus la défense que l'at-
taque, et qu'Aly-Mohammed eût à se renfermer dans sa
maison, d'où, jusqu'à nouvel ordre, il lui était défendu
de sortir. Le Bâb et les siens se soumirent sans hési-
tation. Mais les -Moullas s'écrièrent unanimement que
la prétendue protection dont on les couvrait était illu-
soire et insultante pour la religion, dont elle avait l'air
de mettre en doute le droit souverain ; ils prétendirent
que le danger était plus imminent que jamais et le Bâb
plus puissant qu'il ne l'avait encore été. Ils avaient
raison.
Quand les Bâbys eurent appris qu'on ne sévissait pas
contre leur chef et que, par conséquent, les espérances
de l'ennemi étaient trompées, quand ils virent qu'on se
bornait à demander, à commander un repos impossible,
ils triomphèrent. Provisoirement, Aly-Mohammed obéis-
sant restait dans sa maison. Mais disciples et partisans,
fort encouragés, ne se firent pas faute de répéter partout
que le refus de conférer avec leur chef équivalait à un
aveu d'impuissance et qu'il était désormais bien mani-
feste que les musulmans n'avaient pas d'arguments sé-
rieux à opposer à leur doctrine non plus qu'à leurs
attaques. Les populations trouvèrent cette façon de rai-
sonner assez juste. Dès ce moment, les conversions de-
vinrent journalières et parmi les savants, fcV^rck\\fô$>
156 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Moullas eux-mêmes on put signaler des défections impor-
tantes.
Dans le sein du cénacle, les passions, de plus en plus
excitées, redoublèrent d'ardeur. Le Bâb parla de lui-même
d'une façon plus explicite qu'il ne l'avait encore fait. Il
ne se présenta plus comme un voyant pourvu de grâces
spéciales ; non plus même comme un prophète plus ou
moins directement inspiré de Dieu, ainsi que l'avait été
Mohammed. Il déclara qu'il n'était pas le Bâb, comme on
l'avait cru jusqu'alors, comme il l'avait pensé lui-même,
c'est-à-dire la Porte de la connaissance des vérités, mais
qu'il était le Point, c'est-à-dire le générateur même dé la
vérité, une apparition divine, une manifestation toute-puis-
sante, et, c'est en tant que Point, qu'il reçut la qualifica-
tion $ Altesse-Sublime.
Le titre de Bâb, ainsi devenu libre, pouvait désor-
mais récompenser le pieux dévouement de l'un des néo-
phytes. 11 appartenait de droit à quelqu'un de cette
troupe choisie dont Aly-Mohammed était entouré et qui
lui témoignait la plus aveugle confiance et l'attache-
ment le plus illimité. Ces apôtres , élus parmi tous
leurs compagnons, étaient au nombre de dix-huit. La vé-
nération des Bâbys reste attachée à leurs noms; ils sont
tous plus que des saints, ils sont à peu de distance de la
divinité absolue, pourtant ils ne sont pas égaux et celui
qui prit, parmi eux, le plus haut rang après le Révélateur,
celui à qui fut conféré le titre de Bâb quand le Point fut
manifesté, ce fut un certain prêtre du Khorassan, appelé,
du lieu de sa naissance, Moulla Housseïn-Boushrewyèh.
Après le Bâb, il n'est personne qui ait rempli un rôle
aussi considérable dans les débuts de la religion nouvelle.
Moulla Jîousseïn-Boushrewyèh était un homme auquel
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 157
ses adversaires reconnaissaient eux-mêmes un grand
savoir et une extrême énergie de caractère. Il s'était
livré à Tétude dès son enfance , et avait fait dans la théo-
logie et la jurisprudence des progrès qui lui avaient
acquis de la considération. Aux premiers temps des
prédications d' Aly-Mohammed , ce qu'il put apprendre
dans le Khorassan des idées et des doctrines de ce per-
sonnage, dont on commençait à parler par toute la Perse,
frappa vivement son imagination,' et, quittant son pays,
il se rendit à Shyraz, où on le vit bientôt figurer paftni
les adeptes les plus ardents de l' Altesse-Sublime. C'était
une conversion marquante, importante. Le Bâb en jugea
ainsi; car il le choisit pour son principal lieutenant et lui
conféra le titre qu'il avait porté lui-même. 11 semblerait
que Moulla Housseïn-Boushrewyèh ait procédé avec beau-
coup de précaution dans l'examen des doctrines dont il
allait devenir un des principaux propagateurs. L'histoire
universelle intitulée : Nasekh Attewarikh, ou « Efface-
ments des Chroniques, » qui a donné, au point de vue
officiel et strictement musulman, l'histoire des événe-
ments que je rapporte, assure que les premières fois que
Moulla Housseïn-Boushrewyèh vitle Bâb, ce fut en secret,
et qu'il eut avec lui de nombreux entretiens avant de
se déclarer publiquement son auditeur. Il fut convaincu.
Alors il ne ménagea plus rien , et , comme obéissant aux
ordres de la Cour, le Bâb ne sortait pas de sa maison,
Moulla Housseïn-Boushrewyèh vivait, en quelque sorte,
enfermé avec lui , ne le quittant pas et excitant par ses
discours, par son exemple, la foi de ses compagnons, et
même le zèle, pourtant bien ardent déjà, du Révélateur.
On a vu par ce qui précède que la réputation du Bâb
et l'intérêt pour ses doctrines ne s'étaient nullement ren-
158 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
fermés dans la seule ville de Shyraz , ni même dans la
province du Fars. Dans toute retendue de l'Empire, on
s'en entretenait et on désirait vivement être instruit des
vues et des idées qui faisaient déjà tant parler. Moulla
Housseïn-Boushrewyèh, désigné par son chef et emporté
par son zèle , fut le premier missionnaire qu'aient eu les
Bâbys. Il reçut Tordre de se rendre dans l'Irak et dans le
Khorassan, de prêcher dans toutes les villes et dans tous
les villages, d'attaquer la foi anoienne et d'exposer la
nouvelle, et de multiplier les conversions le plus qu'il le
pourrait faire. Afin de ne point paraître, aux yeux des
gens méfiants, comme un aventurier sans droits, sans
témoignages et sans preuves, il emporta le Récit du Pè-
lerinage et le Commentaire sur la Sourat de Joseph, qui
composaient alors toute la somme des ouvrages bâbys.
Pour le reste, c'était à sa science et à sa foi d'y sup-
pléer.
Moulla Housseïn prit congé de son maître et des autres
disciples , et , ainsi que cela lui était commandé , il se
rendit d'abord à lspahan . Cette ville, déchue qu'elle est du
rang de capitale , est tombée , quant à sa population, du
chiffre de 600,000 ou 700,000 âmes qu'elle a eu sous les
Sefewyèhs, à celui de 80,000 ou 90,000; elle est encore
néanmoins, avec Téhéran et Tébriz, une cité importante
de la Perse. Sa gloire ancienne n'a pas complètement dis-
paru. Ses collèges n'ont point perdu toute leur réputation ;
de nombreux écoliers les fréquentent, et son clergé occupe
peut-être le premier rang parmi les clergés de l'empire.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh se présenta hardiment, prê-
cha, montra ses livres, et, presque à son début, convertit
un homme considérable, Moulla Mohammed Taghy, liera ty,
yrjsconsulte de mérite, qui devint, lui aussi, un des
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 159
principaux de la secte. On se pressait en foule pour en-
tendre le prédicateur. Il occupait, tour à tour, toutes les
chaires d'Ispahan, où il faisait en liberté ce qui avait été
interdit à Shyraz. Il ne craignait pas de dire publique-
ment et d'annoncer que Mirza Aly-Mohammed était le
douzième Imam , l'Imam Mehdy ; il montrait et lisait les
livres de son maître; il en faisait remarquer l'éloquence
et la profondeur, faisait ressortir l'extrême jeunesse du
Voyant, en racontait des miracles. Bref, il produisit une
impression telle que le vieux gouverneur, personnage
redouté et redoutable par ses talents et un peu aussi par
sa cruauté, leM6temed-Eddooulèh,Menoutjehr-Khan, eu-
nuque géorgien, avoua qu'il ne trouvait rien d'impossible à
ce qu'un personnage aussi extraordinaire que Moulla Hous-
seïn-Boushrewyèh fût un saint, et à ce que celui qui l'avait
envoyé et qui avait composé les belles choses qu'on lui
lisait, ne fût aussi l'Imam Mehdy, le Caché. 11 faut dire
ici , pour prévenir toute erreur, qu'en assimilant le Bàb
au douzième Imam , le missionnaire cherchait à se faire
comprendre de la foule et à gagner ses sympathies, abso-
lument comme saint Paul lorsqu'il révélait aux Athéniens
que le Dieu qu'il leur annonçait était ce Dieu inconnu
auquel ils avaient déjà élevé un autel. C'était des deux
parts une façon de parler, et on verra plus tard qu'il n'y
a aucun rapport entre l'idée que les Bèbys se font du
Point, et ce que les musulmans pensent au sujet de l'I-
mam Mehdy.
Après avoir réussi, à Ispahan, au delà de toute espé-
rance, Moulla Housseïn-Boushrewyèh se dirigea sur
Kashan, et, à peine arrivé, il y commença ses prédi-
cations. 11 convertit encore plusieurs personnes, tant
dans le peuple que parmi les savants, et entre autres,
160 COMMENCEMENTS DU BÀBYSME.
en ce qui est de cette dernière classe, un certain Hadjy
Mirza Djany, marchand de la ville; mais il échoua dans
une tentative pour convaincre un des grands Moudj-
teheds, Hadjy Moulla Mohammed. Au dire des musul-
mans, il eut affaire à trop forte partie, et, après une
très-longue discussion , le Hadjy, voyant le missionnaire
bâby réduit au silence, le chassa de sa présence. Cepen-
dant, ce qui pourrait faire douter quelque peu d'une vic-
toire si complète, c'est que le vainqueur se montrant plus
que modéré; n'osa pas interdire les prédications ulté-
rieures ; que Moulla Housseïn-Boushrewyèh resta à Ka-
shan tant qu'il lui plut, et en partit en pleine liberté
pour se rendre à Téhéran.
11 passa quelques jours dans cette capitale, mais il ne
s'y produisit pas en public, et se contenta d'avoir avec
les personnes qui vinrent le visiter des entretiens qui
pouvaient passer pour confidentiels. Il ne laissa pas que de
recevoir ainsi beaucoup de monde et d'amener à ses opi-
nions un assez grand nombre de curieux. Chacun voulait le
voir ou l'avoir vu , et le roi Mohammed-Shah et son mi-
nistre, Hadjy Mirza Aghassy, en vrais Persans qu'ils
étaient, ne manquèrent pas de le faire venir. Il leur ex-
posa ses doctrines et leur remit les livres du maître,
Mohammed-Shah , dont j'ai déjà parlé, était un prince
d'un caractère tout particulier, non point rare en Asie,
mais tel que les Européens n'ont guère su l'y voir, et
encore moins l'y comprendre. Bien qu'il ait régné dana
un temps où les habitudes de la politique locale étaient
encore assez dures, il était doux et endurant, et sa tolé-
rance s'étendait jusqu'à assister d'un œil fort placide aux
désordres de son harem, qui, pourtant, auraient eu quel-
que droit de le fâcher; car, même sous Feth-Aly-Shah >
COMMENCEMENTS DU BÀBYSME. 161
le laisser-aller et le caprice des fantaisies ne furent jamais
portés aussi loin. On lui prête ce mot, digne de notre
xvme siècle : « Que ne vous cachez-vous un peu, ma-
dame? Je ne veux pas vous empêcher de vous amuser. »
Mais chez lui ce n'était point affectation d'indifférence,
c'était lassitude et ennui. Sa santé avait toujours été dé-
plorable; goutteux au dernier degré, il souffrait des dou-
leurs continuelles et avait à peine du relâche. Son carac-
tère, naturellement faible, était devenu très-mélancolique,
et, comme il avait un grand besoin d'affection et qu'il ne
trouvait guère de sentiments de ce genre dans sa famille,
chez ses femmes, chez ses enfants, il avait concentré
toutes ses affections sur le vieux Moulla, son précepteur.
Il en avait fait son unique ami, son confident, puis son
premier et tout-puissant ministre, et enfin, sans exagéra-
tion ni manière de parler, son Dieu.
Élevé par cette idole dans des idées fort irrévéren-
cieuses pour l'Islamisme, il ne faisait non plus de cas des
dogmes du prophète que du Prophète lui-même. Les
Imams lui étaient très-indifférents , et s'il avait quelques
égards pour Aly , c'était en raison de cette bizarre opéra-
tion de l'esprit par laquelle les Persans identifient ce
vénérable personnage avec leur nationalité. Mais, en
somme, Mohammed-Shah n'était pas musulman, non plus
que chrétien , guèbre ou juif. Il tenait pour certain que
la substance divine s'incarnait dans les Sages av.ec toute
sa puissance ; et comme il considérait Hadjy Mirza
Aghassy comme le Sage par excellence, il ne doutait pas
qu'il ne fût Dieu, et lui demandait dévotement quelque
prodige. Souvent il lui arriva de dire à ses officiers, d'un
air pénétré et convaincu : « Le Hadjy m'a promis un
miracle pour ce soir, vous verrez I » En dehors du Hadjy,
162 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Mohammed-Shah était donc d'une prodigieuse indifférence
pour le succès ou les revers de telle ou telle doctrine
religieuse; il lui plaisait, au contraire, de voir s'élever
des conflits d'opinions qui témoignaient à ses yeux de
l'aveuglement universel.
Le Hadjy, de son côté, était un Dieu d'une espèce toute
particulière. 11 n'est pas absolument certain qu'il ne crût
pas de lui-même ce dont Mohammed-Shah était per-
suadé. Dans tous les cas, il professait les mêmes principes
généraux que le roi , et les lui avait de bonne foi incul-
qués. Mais cela ne l'empêchait pas de bouffonner. La
bouffonnerie était le système, la règle, l'habitude de sa
conduite et de sa vie. Il ne prenait rien au sérieux, à
commencer par lui-même : « Je ne suis pas un premier
ministre , répétait-il constamment et surtout à ceux qu'il
maltraitait; je suis un vieux moulla, sans naissance et
sans mérite, et si je me trouve à la place où je suis,
c'est que le roi l'a voulu. »
Il ne parlait jamais de ses fils sans les appeler fils de
drôlesse et fils de chien. C'est dans ces termes qu'il de-
mandait de leurs nouvelles ou leur faisait transmettre
des ordres par ses officiers quand ils étaient absents. Son
plaisir particulier était de passer des revues de cavaliers
où il réunissait, dans leurs plus somptueux équipagçs>
tous les Khans nomades de la Perse. Quand ces belli-
queuses tribus étaient rassemblées dans la plaine, on voyait
arriver le Hadjy, vêtu comme un pauvre , avec un vieux
bonnet pelé et disloqué, un sabre attaché de travers sur
sa robe, et monté sur un petit âne. Alors il faisait ranger
les assistants autour de lui^ les traitait d'imbéciles,
tournait en ridicule leur attirail, leur prouvait qu'ils
n'étaient bons à rien, et les renvoyait chez eux avec des
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 163
cadeaux; car son humeur sarcastique s'assaisonnait de
générosité.
En dehors de ses idées mystiques , il avait deux pas-
sions qui jouaient un rôle considérable dans sa vie : l'ar-
tillerie et l'agriculture.
En ce qui est de la première , il est le premier qui ait
installé à Téhéran une fonderie de canons ; il faisait ras-
sembler de partout et venir d'Europe les modèles des
inventions et des perfectionnements les plus récents. Il
inventait lui-même, et j'ai vu- un appareil de sa création.
C'est une espèce de cône de huit ou dix pieds de long, en
tôle, et monté sur des roues. L'intérieur devait être rempli
de mitraille et de poudre avec une mèche saillant à l'ex-
térieur. Le Hadjy se proposait de faire confectionner un
grand nombre de ces machines, que, dans un jour de
bataille, on ferait atteler et qui marcheraient sur le front
de l'armée persane. Au moment d'engager Faction, on
mettrait le feu aux mèches, on détellerait les chevaux
et les conducteurs s'enfuiraient avec toutes les troupes*
L'ennemi, alors, ne manquerait pas de se précipiter à
leur poursuite, il se jetterait aveuglément sur les ma-
chines infernales, il sauterait; et les Persans n'auraient
plus qu'à se réjouir d'une victoire si ingénieusement
obtenue.
Sans me permettre aucune objection contre le système
du Hadjy, je suis plus heureusement frappé de ce qu'il a
fait en agriculture. Il a réellement créé autour de Té-
héran un grand nombre de villages, et donné à la Perse
beaucoup de plantes d'utilité ou d'agrément qu'elle ne
possédait pas avant lui, ce qui constitue, après tout, un
service réel. Mais, au milieu de tous ces travaux et de
prodigalités sans nom, la bouffonnerie l'emportait tou
164 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
jours, et c'est là ce qui a donné à l'administration du
Hadjy son principal trait de caractère. Rien de sérieux^
un grand laisser-aller en toutes choses, un fonds d'idées
religieuses qui n'étaient les idées de personne, et, pour
ce motif, un vif penchant à voir sans déplaisir les idées
de tout le monde plus ou moins tenues en échec, combiné
avec la passion de ne pas se donner d'ennui en ordonnant
quoi que ce fût de définitif, telle était la situation que le
Bàb avait déjà trouvée quelques mois auparavant et qui
n'existait pas moins au moment où Moulla Housseïn-Boush-
rewyèh eut ses entretiens avec le roi et avec son ministre.
Le novateur apportait de la part du Bàb des paroles
toutes de dévouement et de soumission. Les nouveaux
religionnaires désiraient être tes plus fermes soutiens de
la dynastie et travailler à sa gloire. Il n'était plus besoin
désormais de montrer que l'opinion publique recevait
avec faveur la doctrine nouvelle ; le fait était évident de
lui-même, et non-seulement à Shyraz, à lspahan, à Kashan,
à Téhéran même, le bâbysme faisait chaque jour dep pro-
grès dans toutes les classes de la société, mais on savait
encore qu'il en était de même à Hamadan, à Kazwyn, à
Zendjan, à Kerman, à Yezd. Moulla Housseïn-Boushrewyèh
pouvait donc insinuer avec raison qu'il était plus à propos
de compter avec son maître que de le combattre, et meil-
leur de se le donner pour ami que pour adversaire. Défendre
l'intérêt de la foi musulmane, c'était assurément ce que le
roi et son ministre ne pouvaient, au sentiment de leur
interlocuteur, avoir la moindre velléité de faire, puis-
que, aussi complètement que personne, ils étaient détachés
des intérêts du Prophète ; quant à leurs opinions parti-
culières, il n'y avait rien, précisément; qui s'opposât à
des compromis, et du moment que le Hadjy était dieu, à
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 165
un titre quelconque, il ne pouvait pas lui sembler trop
illogique, à lui ni à son royal adorateur, que le Bâb fût
aussi une émanation divine.
A ces considérations, Moulla Housseïn-Boushrewyèh
ajouta que la Perse paraissait entrer dans des voies
nouvelles; que les rapports avec l'Europe devenant
chaque jour plus multipliés et plus certains, il n'était pas
sans importance de favoriser des dogmes qui, comme ceux
du Bâb, se rapprochaient des notions généralement ré-
pandues dans le monde, comme, par exemple, l'abolition
dé l'impureté légale et, à peu près, celle de la polygamie ;
qu'en outre, à raisonner suivant la pure politique, c'était
un dessein qui avait occupé les souverains les plus consi-
dérables de l'Asie centrale dans ces trois derniers siècles,
c'est-à-dire le Grand Mogol Shah-Akhbar, le fondateur des
Séféwyehs, Shah-Ismaïl et le conquérant Nader-Shàh,
que celui de fonder une religion qui rassemblât dans son
sein, en les conciliant, les doctrines des musulmans, des
chrétiens et des juifs. Or, le Bâb opérait précisément cette
fusion, et le roi allait se couvrir d'une gloire immortelle
en acceptant la conduite d'une si glorieuse réforme.
A en juger d'après le caractère et les mœurs de Mo-
hammed-Shah et de son favori, ce dut être précisément
cette possibilité de gloire qui dut les dégoûter décidément
du bâbysme et les rendre hostiles aux vues de Moulla
Housseïn-Boushrewyèh. Ils furent forcés de comprendre
qu'on leur demandait de prendre de la peine pour un but
qui ne les intéressait pas. La goutte, le mysticisme, l'in-
différence et la bouffonnerie ne sont pas des soutiens natu-
rels de l'ambition, et quand on eut raisonné suffisamment
avec l'apôtre, qu'on eut lu, goûté et critiqué les ouvrages
du Bâb, on se trouva fatigué de cette affaire, iaqjûfcl <kt
\m COMMENCEMENTS DU BABYSME.
suites qu'elle pouvait avoir, ennuyé des réclamations
quelle soulevait.
On prit donc avec le missionnaire bàby un ton rigoureux,
et afin de se débarrasser de lui une fois pour toutes, on lui
déclara que s'il voulait conserver ses membres et même
la vie, il n'avait qu'à quitter Téhéran dans le plus bref
délai. Du reste, on ne lui prescrivait absolument rien
autre chose et on ne s'expliquait pas sur le fond. Ainsi
repoussé, Moulla Housseïn aurait été dans un grand em-
barras peut-être pour maintenir la position favorable qu'il
avait créée, si de nouvelles ressources n'avaient été pré-
parées à la religion nouvelle par le Bàb dans le moment
même que son premier mandataire obtenait ses premiers
succès.
En effet, très-peu de temps après que Moulla Housseïn.
était parti de Shyraz, le Bàb avait envoyé, dans d'autres
directions, deux émissaires sur lesquels il fondait égale-
ment de grandes espérances, et qui, avec non moins de
talents peut-être, n'avaient pas moins de zèle, de foi et,
par la suite, ne devaient guère acquérir moins de renom-
mée que leur devancier. L'un de ces fidèles était Hadjy
Mohammed-Aly-Balfouroushy, l'autre était une femme.
Hadjy Mohammed-Aly-Balfouroushy est, aux yeux des
bàbys, un grand saint, un personnage qui ne saurait être
trop vénéré. Sa science, la pureté de sa doctrine, l'éclat
de son dévouement, tout ce qui lui arriva par la suite, le
recommandent de la façon la plus expresse à la vénération
des croyants. 11 fut député par le Bàb dans son propre
pays, le Mazendéran, et il y obtint de très-grands succès,
qui devaient tenir une place considérable dans l'histoire
du bàbysme. Sachant Moulla Housseïn-Boushrewyèh à
Téhéran, il s'était mis en rapport avec lui et l'avait ins-
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 167
truit de tout ce qu'il faisait, car ses propres démarches
dépendaient à l'avenir du succès ou de l'échec du premier
vicaire du Bâb.
L'autre missionnaire, la femme dont je parle, était,
elle, venue à Kazwyn, et c'est assurément, en même
temps que l'objet préféré de la^vénération des Bâbys, une
des apparitions les plus frappantes et les plus intéres-
santes de cette religion. Cette femme, donc, s'appelait de
son vrai nom Zerryn-Tadj, « la Couronne d'Or, » et était
surnommée Gourret-Oul-Ayn,. « la Consolation des Yeux, »
nom sous lequel elle est surtout connue ; mais on l'appelle
aussi Hezret-è-Taherêh, « Son Altesse la Pure, » et encore
Nokteh ou le Point, c'est-à-dire la partie culminante de
la prophétie incarnée. Elle était de Kazwyn et apparte-
nait à une famille sacerdotale. Son père, Hadjy Moulla
» 45aleh, passait pour un jurisconsulte des plus distingués, et
on l'avait mariée de bonne heure à son cousin Moulla
Mohammed, qui avait aussi une bonne réputation d'homme
instruit. On a vu, dans les chapitres précédents, que la
ville de Kazwyn était, en quelque sorte, depuis une qua-
rantaine d'années, le centre de la doctrine des Shey
khys et que des hommes habiles en philosophie y ensei-
gnent encore. La famille de Gourret-oul-Ayn jouait un
rôle dans ce mouvement et y prenait grande part, sur-
tout par le père de son mari, Moulla Mohammed-Taghy,
l'homme éminent de la ville, moudjtehed des plus consi-
dérés et traditionniste fameux dans toute la Perse.
Bien que musulmans et Bâbys se répandent aujourd'hui
en éloges extraordinaires sur la beauté de la Consolation
des Yeux, il est incontestable que l'esprit et le caractère
de cette jeune femme étaient beaucoup plus remarquables
encore. Ayant souvent, et, pour ainsi dire, quotidienne*
168 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
ment assisté à des entretiens fort doctes, il paraît que,
de bonne heure, elle y avait pris un grand intérêt, et il
se trouva, un jour, qu'elle était parfaitement en état de
suivre les subtiles discussions de son père, de son oncle,
de son cousin, devenu son mari, et même de raisonner avec
eux, et, souvent, de les étonner par la force et l'acuité de
son intelligence. En Perse, ce n'est pas chose ordinaire
que de voir des femmes appliquer leur esprit à de pareils
emplois, mais ce n'est pas non plus un phénomène tout à
fait rare; ce qui est là, comme ailleurs, vraiment extra-
ordinaire, c'est de rencontrer une femme égale à Gourret-
Oul-Ayn. Non-seulement ellepoussa la connaissance de
l'arabe jusqu'à une perfection inusitée, mais elle devint
encore éminente dans la science des traditions et celle
des sens divers que l'on peut appliquer aux passages dis-
cutés du Koran et des grands auteurs. Enfin elle passait à
Kazwyn, et, à bon droit, pour un prodige.
Ce fut dans sa famille qu'elle entendit parler pour la
première fois des prédications du Bâb à Shyraz et de la
nature des doctrines qu'il prêchait. Ce qu'elle en apprit,
tout incomplet et imparfait que ce fût, lui plut extrétae-
ment. Elle se mit en correspondance avec le Bâb, et bien-
tôt embrassa toutes ses idées. Elle ne se contenta pas
d'une sympathie passive ; elle confessa en public la foi de
son maître; elle s'éleva non-seulement contre la poly-
gamie, mais contre l'usage du voile, et se montra à visage
découvert sur les places publiques, au grand effroi et au
grand scandale des siens et de tous les musulmans sin-
cères, mais aux applaudissements des personnes déjà
nombreuses qui partageaient son enthousiasme et dont ses
prédications publiques augmentèrent de beaucoup le cer-
c)e. Son oncle, le docteur, son père, le juriste, son mari,
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 169
épuisèrent tout pour là ramener au moins à une conduite
plus placide et plus réservée. Elle les repoussa par ces
arguments sans réplique de la foi impatiente du repos.
On l'accuse même (le fait ne parait nullement prouvé)
devoir dirigé les coups d'une troupe de ses partisans, qui
massacrèrent son beau-père dans la grande mosquée,
pendant que le vieillard faisait sa prière. Ce fut la pre-
mière violence née du bâbysme. A la fin, lasse des impor-
tunités, la Consolation des Yeux quitta sa famille et se
consacra hautement à l'apostolat dont le Bàb lui avait
conféré tous l'es droits et confié tous les devoirs. Sa
réputation théologique devint immense, et l'idée qu'elle
avait elle-même de sa valeur était telle, qu'un jour,
raconte-t-on, Moulla Mohammed-Aly-Balfouroushy s'é-
tant tourné vers la Kibla musulmane pour faire sa prière,
Gourret-Oul-Ayn le prit par le bras et lui dit : « Non!
c'est à moi qu'il faut t' adresser : je suis la Kibla I » Je n'ai
jamais entendu personne parmi les musulmans mettre
en doute la vertu d'une personne si singulière.
Tels étaient les deux associés, l'apôtre du Mazendéran
et la Voyante de Kazwyn, que Moulla Housseïn fit préve-
nir lorsque l'ordre de quitter Téhéran lui parvint. Ce fut
avec ces deux collègues qu'il consulta sur ce qu'il avait à
faire. 11 ne fallait plus penser, pour le moment du moins,
à ranger le pouvoir laïque du côté du Bàb et à décider par
un coup de main la victoire contre l'Islam. D'autre part,
il eût été fâcheux de compromettre, par une résistance
hors.de saison, la situation, en définitive très-bonne, que
l'on avait conquise dans la nation elle-même, en s' obsti-
nant, par un séj our orgueilleux à Téhéran, à appeler sur soi
des rigueurs qu'évidemment le Roi et son ministre ne te-
naient pas à réaliser. On résolut donc que Moulla Housseïn-
i70 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Boushrewy èh obéirait et irait dans les provinces continuer
le cours de ses prédications et de ses conquêtes. Le tra-
vail serait plus lent, mais il n'en serait pas moins sûr, si
l'on en pouvait juger par le passé. La direction qu'il con-
venait de suivre et les pays à convertir étaient bien indi-
qués : Moulla Housseïn avait traversé victorieusement le
Sud de la Perse; Gourret-Oul-Ayn s'occupait de l'Ouest;
le Balfouroushy réussissait dans le Nord. L'apostolat de
l'Est restait à entreprendre, et le lieutenant du Bâb, pre-
nant congé de ses deux ardents coreligionnaires, quitta la
capitale et se dirigea, sans rien dire, vers le Khorassan.
On était alors à la fin de 4847. Le pèlerin mettait à
profit, suivant son usage, un séjour, qu'il prolongeait au
besoin, dans tous les villages, les bourgs et les villes de sa
route, pour tenir des conférences, argumenter contre les
moullas, faire connaître les livres du Bàb et prêcher ses
doctrines. Partout on l'appelait, on l'attendait avec impa-
tience; il était recherché avec curiosité, écouté avide-
ment, cru sans beaucoup de peine. Ce fut surtout à Nisha-
pour qu'il fit deux conversions importantes, dans les
personnes de Moulla Abd-el-Khalek de Yezd, et de Moulla
Aly le Jeune. Le premier de ces docteurs avait été élève
du sheykh Ahmed-Ahsayy. C'était un personnage célèbre
et par sa science et par son éloquence et par son crédit
sur le peuple. L'autre, sheykhy comme le premier, de
mœurs sévères et de grande considération, occupait le
poste considérable de principal moudjtehed de la ville.
Tous deux devinrent Bâbys emportés et firent retentir
les chaires des mosquées des prédications les plus violen-
tes contre l'Islam. Pendant quelques semaines on eût pu
croire que la religion ancienne était décidément vaincue.
Le clergé, démoralisé par la défection de son chef, effrayé
COMMENCEMENTS DU BÀBYSME. 171
des discours publics qui le ménageaient si peu, ou n'osait
se montrer ou avait pris ta fuite. Quand Moulla Housseïn-
Boushrewyèh arriva à Meshhed, il trouva, d'une part, la
population émue et divisée à son sujet; de l'autre, le
clergé averti, très-inquiet, mais poussé à bout et décidé à
faire une vigoureuse résistance aux attaques dont il allait
être l'objet.
Toute cette cléricature était si résolue, qu'elle prit vi-
goureusement l'offensive. A peine le missionnaire bâby
avaitril mis le pied dans la ville, qu'une députation de
moullas en sortit pour aller le dénoncer au gouverneur,
Hamzé-Mirza, alors engagé dans une expédition contre les
Turkomans de la frontière, et campé dans la plaine nom-
mée la Prairie de Redgân. Ces mandataires dénoncèrent
violemment au Prince l'homme dangereux qui venait
d'entrer dans leur cité. Ils racontèrent les scandales arri-
vés à Nishapour de son fait, ils s'étendirent sur l'impossi
bilité de tolérer dans la ville sainte par excellence, celle
qui a le bonheur d'être le sanctuaire de l'Imam Rïza, un
aussi scandaleux infidèle. Ils persuadèrent le Prince, au-
tant que l'on pouvait persuader un personnage aussi dif-
ficile à émouvoir par des considérations de cet ordre, et
il. commanda que Moulla Housseïn-Boushrewyèh fût con-
duit au camp et eût à comparaître devant lui. Par ses ordres
également, on arrêta à Nishapoiy* ce fougueux néophyte,
Moulla Aly le Jeune, et on le lui amena. Celui-ci ne se
tira pas de l'entrevue avec beaucoup d'honneur pour son
courage et pour sa fermeté. Soit que les menaces l'eussent
effrayé, soit que les cadeaux l'eussent gagné, il revint du
camp à Meshhed pour monter dans la chaire de la grande
mosquée et renoncer, devant les moullas et le peuple as-
semblés, à ce qu'il avait professé peu de jours auparavant
172 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
avec un zèle si furieux. Il détesta les doctrines qu'il avait
tant louées, et maudit solennellement le Bàb et ses com-
pagnons. Sur quoi on le laissa libre, et ils 'en retourna la
tête basse à Nishapour. A son exemple, un certain nombre
des convertis de cette ville firent défection ; mais Moulla
Abd-el-Khalek ne les imita pas et ne voulut rien enten-
dre. Il s'obstina, au contraire, et jura que rien ne le dé-
tournerait de la voie dans laquelle il s'était engagé. Alors
le clergé, tout ranimé, tout réuni, et plein de courage à
suivre la direction qui lui venait de Meshhed, chassa su-
bitement Moulla Abd-el-Khalek de la chaire et lui interdit
l'entrée des mosquées. Puis on lui ordonna de se tenir
enfermé dans sa maison et de ne plus paraître dans les
rues.
Pour Moulla Housseïn-Boushrewyèh, conduit au camp, il
fut mis dans une tente, et des karaouls ou sentinelles, éta-
blies à Tentour, empêchèrent qu'il ne put communiquer
avec personne.
Pendant qu'on discutait pour savoir ce qu'il fallait faire
de lui, une révolte de soldats, éclata à Meshhed. Hamzé-
Mirza fut forcé de lever le camp, et comme les insurgés,
avec leur chef, le Salar, avaient réussi à s'emparer de la
ville, le Prince, fort embarrassé et inquiet d'un événe-
ment qui, en effet, compromit un instant l'existence de la
dynastie, cessa de songer à son prisonnier. Celui-ci mit
le temps à profit, s'échappa et courut vers Meshhed, espé-
rant y gagner quelque chose à la faveur du tumulte.
Mais il n'en alla pas ainsi ; à peine reconnu, on lui intima
l'ordre de sortir. Le Salar avait assez d'affaires sur les
bras sans se donner encore le souci d'une querelle avec
le puissant clergé de la Ville Sainte, soutenu par une
poputetion considérable de fainéants qui. ne vivant que
COMMENCEMENTS DU BABYSME. 173
de la cuisine de là grande mosquée, est nécessairement à
la dévotion absolue des personnages qui en disposent.
MoullaHousseïn-Boushrewyèh n'eut donc rien autre chose
à faire que de s'enfuir encore, et il retourna à Nishapour.
Là, son attitude, qui jusqu'alors avait été purement
celle d'un missionnaire pacifique, changea du tout au
tout. Sa sûreté était gravement compromise ; le pays était
en feu. La sédition du Salar mettait toutes les populations
sur pied. Pour vivre au milieu des armes, il fallaits'armer.
Moulla Housseïn prit ce parti, et, s' entourant d'une troupe
de fidèles, se dirigea sur Sebzewar. Là, Mirza Taghy-
Djouyny, homme riche et considérable, se donna à lui et
se chargea de l'entretien de sa bande. De nouvelles re-
crues s'unirent aux Bàbys, qui marchèrent sur Miyamy et
ensuite sur Yardjemend, dont ils s'emparèrent ; mais ils
en furent presque aussitôt repoussés par Aga-Séyd-Mo-
hammed, qui, entouré de ses amis, leur intima l'ordre de
s'éloigner, ce qu'ils firent, ne se sentant pas en force ou
plutôt n'étant pas encore bien résolus, tout armés qu'ils
étaient, à en venir aux dernières extrémités.
Us se replièrent donc sur un village nommé Khan-
Khondy, situé à trois lieues de là, où ils furent rejoints
par deux hommes importants, Moulla Hassan et Moulla
Aly, qui firent profession entre les mains du chef. En
somme, la troupe grossissait. La majorité du peuple sem-
blait se prononcer pour les novateurs. Moulla Housseïn-
Boushrewyèh, voyant cela, ne s'éloignait pas; il revenait
par les lieux où il avait déjà passé, confirmait ses néo-
phytes dans leur foi et dans leur confiance ; il faisait tout
pour soulever le pays. Revenu de la sorte à Miyamy, il
décida encore trente-six hommes, dans la fleur de l'âge, à
prendre leurs armes et à le suivre.
1Q,
174 COMMENCEMENTS DU BABYSME.
Les passions des deux partis étant excitées au plus haut
point, il était difficile qu'il n'y eût pas bientôt un conflit.
Toutefois il semblerait queMoulla Housseïn-Boushrewyèh
ne le cherchât pas. Tout en cédant à l'entraînement des
circonstances et au désir de faire des recrues, il aurait
autant aimé ajourner la lutte; mais il n'en fut pas maître.
L'enthousiasme de ses partisans ne lui permettait pas de
garder toutes les mesures nécessaires. Les convertis
étaient si emportés dans leurs discours, si peu ménagers
d'insultes et de menaces que les musulmans de Miyamy
se jetèrent enfin sur eux. 11 y eut combat, les Bâbys eu-
rent le dessous, quelques-uns d'entre eux furent tués et
le cbef ordonna la retraite. Il se dirigea sur Shahroud.
En entrant dans cette ville, il envahit avec son monde
la maison du moudjtehed, appelé Moulla Mohammed-
Kazem, et commença à prêcher la nouvelle foi et à exhor-
ter particulièrement le maître du logis à l'embrasser.
Mais le moment n'était pas aux discussions curieuses. Le
moudjtehed répondit par des injures et, levant son bâton,
il en frappa Moulla Housseïn à la tête et lui ordonna de
quitter la ville. Probablement, l'ordre n'eût pas été exé-
cuté sans peine et l'action hardie du moudjtehed aurait pu
entraîner pour lui de mortelles conséquences, si, au mo-
ment même où les invectives s'échangeaient et où des
cris on allait passer aux actes, l'annonce d'un événement
auquel personne ne songeait n'était venue changer toutes
les dispositions. On se mit à crier partout dans la ville
qu'un courrier arrivait annonçant la mort de Mohammed-
Shah. C'était vrai.
CHAPITRE VII
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME
Un changement de règne est toujours, dans l'Asie
Centrale, un moment fort critique. En Perse, dans le
Turkestan, dans les États arabes, il s'établit alors une
anarchie qui dure plus ou moins longtemps, qui prend un
caractère plus ou moins violent et tourmenté, mais qui
ne manque jamais de suspendre l'action des lois, en
vertu du principe que la volonté souveraine a, pour plus
ou moins de temps, disparu. Il y a, pour qu'il en soit
ainsi, des raisons de fait, mais aussi beaucoup de raisons
d'habitude, et je crois "que, afin de faire mieux compren-
dre l'esprit asiatique, il est à propos d'insister sur ces
dernières.
Sans doute, le roi est mort et l'action de sa puissance
s'est arrêtée et ne se fait plus sentir. Mais, dans le cours
ordinaire des choses, cette puissance n'intervient guère
que par délégation. Les marchands ont leurs lois, leurs
règles et leurs coutumes ; les soldats, pour la plupart gens
de tribu, ne connaissent que leurs chefs directs ; les auto-
rités municipales des villes n'ont pas à expliquer trois
fois par an un acte quelconque de leur autotvVfe ^a
176 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
contrôle royal, et, quant à l'exercice général de cette
autorité, les fonctionnaires n'en rendent jamais compte
qu'au jour de leur destitution. Il n'y a donc, en réalité,
aucun motif bien décisif pour que, le roi mort, le mouve-
ment gouvernemental s'arrête.
Mais les peuples ont conçu de tout temps l'idée que les
magistrats, à quelque rang qu'ils appartiennent, ne sont
que- les serviteurs du roi, dans le sens tout à fait domes-
tique du mot. Puis la notion de la loi dans ce qu'elle a
de proprement souverain n'existe pas en Asie, ce qui est
bizarre; car, plus que dans tout autre pays, la loi y est
immuable, et, cependant, on s'obstine à ne voir dans cette
loi, très-généralement contemporaine des Sassanides, que
l'expression de la volonté du prince régnant, bien qu'il
ne soit le plus souvent pas libre d'y changer la moindre
chose. Il en résulte que les magistrats, comme le peuple,
sont imbus de cette idée que, en temps d'interrègne, il n'y
a plus de légitimité ni de raison d'être pour aucun pou-
voir. C'est une montre qui s'est arrêtée; les ressorts n'en
changent pas et n'en doivent pas changer, mais, jusqu'à
ce qu'une main autorisée la remonte, elle ne fonctionne
plus.
En outre, bien des passions et des intérêts sont là pour
réveiller, exciter, attiser, mettre en flamme la discorde
générale. S'il y a plusieurs prétendants au trône, ceux-là
veulent du désordre pour redoubler leurs chances de
succès et se faire des partisans actifs.
A ces partisans, le désordre profite, et pour obtenir
leur concours, on leur permet beaucoup. Puis vient l'es-
prit d'aventure, l'imagination turbulente des masses.
Beaucoup de gens n'ont nulle envie de faire du mal posi-
tivement ; mais ils sont enchantés de faire du bruit. Ils
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 177
profitent du moment pour crier, se battre dans les rues,
boire chez les Arméniens et les Juifs, chercher querelle ,
mener une vie de fête. Autant de têtes cassées, autant
de bons compagnons qui s'amusent, et les magistrats,
grands et petits , dans la peur de déplaire à quelque pro-
tégé du pouvoir futur, s'abstiennent de faire montre
d'une énergie qu'ils n'ont pas, et de se prévaloir d'un
droit qu'ils ne se reconnaissent plus. Loin d'intervenir
pour maintenir l'ordre, ils se jettent à corps perdu dans
les intrigues courantes; au besoin ils en inventent. Il
s'agit pour etfxde s'avancer, ou du moins de ne pas perdre
leur position, nullement de rétablir la paix.
On aurait tort, cependant, de croire que tout ce ta-
page soit précisément effréné et aussi dangereux qu'il le
pourrait être chez les peuples d'Europe. Les Asiatiques
n'aiment pas les extrêmes, et ne s'y portent que le moins
possible. Dans toutes ces occasions, il y a plus de bles-
sures que de morts, plus d'injures que de coups, plus de
vols que de violences. Chacun fait ce qu'il veut; mais,
en somme, les volontés ne sont pas bien méchantes.
Ainsi, dans l'interrègne amené par la mort de Moham-
med-Shah, le très-petit nombre d'Européens qui se trou-
vait alors à Téhéran n'a eu absolument rien à souffrir.
11 est même arrivé à l'un d'eux de passer sous une des
portes de la ville au moment où des loùtys, ou gens de
la populace, se battaient à coups de sabre et se volaient
leurs bonnets et leurs habits : l'animation du combat
n'empêcha pas ces vauriens de saluer l'Européen d'un
Selam-aleïkoum tout à fait respectueux.
Quoi qu'il en soit, la mort du roi et ses conséquences
vinrent prêter un merveilleux secours à Moulla Housseïn-
Boushrewyèh et à sa troupe. Leur embarras finissait^ m\na
178 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
nouvelle phase commençait pour eux. Désormais ils ne
représentaient pas moins qu'une faction dans l'État, faction
assez puissante , puisqu'ils savaient ce qu'ils voulaient
et étaient unis et armés. L'envoyé du Bàb prit son parti
avec promptitude. A peu près certain que , pour le mo-
ment, le Khorassan ne lui fournirait pas plus de coopéra-
teurs actifs qu'il ne lui en avait déjà donné, il se mit en
marche vers le Mazendérân, où le terrain bàby était déjà
bien préparé et où il était assuré de trouver un collègue
et des partisans non moins ardents que lui-même. Arrivé
à Bostam , près de la frontière, les moullas lui firent dire
que, s'il se présentait avec son Dptonde, il serait reçu à
coups de fusil. 11 méprisa la menace, et ayant, dans
un village tout près de là, à Housseïnabad, opéré sa
jonction avec un renfort de néophytes commandés par
Moulla Aly Housseïnabady, il précipita sa marche et entra
dans le Mazendérân.
C'était un nouveau théâtre, peuplé de nouveaux ac-
teurs. Les Khorassanys sont Vigoureux , de haute taille,
assez semblables aux Turcomans , avec lesquels leur sang
est très-mélé. Leurs idées sont véhémentes. Ce sont des
cavaliers et des gens belliqueux. Les Mazendérânys for-
ment, sous plus d'un rapport, l'antithèse de ce portrait.
Une opinion, peut-être injuste, mais très-accréditée, fait
d'eux les Béotiens de la Perse. Les anecdotes sur leur
simplicité ne tarissent pas. On les croit, en tout cas, mé-
diocrement portés à la spéculation religieuse. Adroits ti-
reurs, ils n'aiment pas la guerre, et, pour peu que les
circonstances le leur permettent, ils se renferment vo-
lontiers dans les travaux agricoles, qui leur plaisent
par-dessus tout. Leurs immenses rizières , l'exploitation
des arbres à fruits, qui leur donnent les profits d'une ex-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 479
portation considérable pour la Russie , le métier de bû-
cheron, sont les préoccupations majeures de leur vie. Ils
n'ont rien de chevaleresque, et sont si peu entichés du
point d'honneur que, lorsqu'il plait aux tribus turko-
mânes de faire quelque invasion sur la lisière du nord-
est de leur pays pour y enlever des prisonniers, géné-
ralement ils se laissent faire, fuient, se cachent ou se
rendent, mais ne se défendent pas.
Quant au territoire, il ne diffère pas moins des plaines
duKhorassan.Dans celles-ci, ce sont d'immenses espaces,
souvent fertiles, mais peu cultivés; de grands villages,
semblables à des ruches, où les habitations, superposées
les unes aux autres et ceintes d'un grand mur épais,
n'offrent pas mal l'aspect d'un cirque romain. Aussitôt
que les vedettes placées en observation ont aperçu sur la
ligne de l'horizon quelque groupe de cavaliers qui, à leur
allure, semblent turkomans, des cris affreux, poussés
vers le ciel par les femmes et-les enfants, rappellent les
agriculteurs, qui, laissant là leurs charrues, se mettent
à courir, s'empressent de rentrer, ferment les portes,
prennent les mousquets , garnissent le haut du mur et
envoient des balles aux pillards, qui fuient ventre à terre.
Là où les champs cultivés sont plus éloignés du village,
une tour solitaire, ouverte à sa base par une petite entrée
très-basse, sert au besoin de refuge pour le laboureur,
qui peut encore , du sommet, fusiller les agresseurs jus-
qu'à ce que , avertis par le bruit , ses compagnons ac-
courent et le délivrent. Dans le Mazendérân, c'est un
tableau tout contraire : le silence des forêts profondes; les
abris épais, comme ceux du Brésil, des vignes vierges,
des lianes, des générations d'arbres écroulées les unes sur
les autres et se réduisant en poussière sur un sol spou-
180 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
gieux ; des marécages que traversent et entretiennent les
seules grandes rivières de la Perse proprement dite,
enfin, la mer.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh, avec sa troupe, eut à
peine mis le pied sur le sol de la province , que , dans un
hameau nommé Bedesht, il Vrouva plusieurs person-
nages dont la réunion sur ce point devait plus tard avoir
une grande importance aux yeux des fidèles et consti-
tuer le premier concile de la secte. C'étaient, d'abord,
pour suivre l'ordre des dignités : Mirza Jahya, alors
enfant, âgé à peine de quinze ans, et qui, plus tard,
succéda au Bâb lui-même; puis Hadjy Mohammed-Aly
Balfouroushy ; puis Gourret-oul-Ayn, et d'autres zéla-
teurs suivis d'un gros de partisans. Hadjy Mohammed-Aly
avait observé avec beaucoup d'attention les mouve-
ments de Moulla Housseïn dans le Khorassan, tout prêt
à venir à son aide et à faciliter sa retraite, s'il en était
besoin. Quant à la prophétesse, qui, après le meurtre de
son oncle et beau-père, et sa séparation d'avec son père
et son mari, n'avait pu tenir à Kaswyn et s'était déjà, .
depuis quelque temps, réfugiée dans les forêts du Mazen-
dérân, elle venait, avec l'ardeur qui la dévorait, s'offrir
à partager les dangers et les mérites de ses associés.
L'historien musulman, Lessan el Moulk, qui me fournit
un grand nombre de ces détails, insiste avec une certaine
complaisance sur la composition de la troupe qui accom-
pagnait la jeune femme enthousiaste. Gomme il lui ré-
pugne d'admettre que les doctrines hétérodoxes du Bâb
aient pu entraîner qui que ce soit, il saisit cette occa-
sion de prêter des motifs très-mondains aux partisans
des novateurs, et il assure que les soldats deGourret-Oul-
Àyn étaient tous des amoureux — non avoués, j'ima-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 181
gine; sans quoi, au lieu de marcher sous le même
drapeau , il est assez probable qu'ils se seraient divisés
entre eux, et il ne parait pas qu'aucune mésintelligence
se soit jamais déclarée dans ce camp. Amoureux ou
dévots, il est incontestable que ces gens -étaient les plus
animés des bâbys, et que la femme extraordinaire qui
les menait exerçait sur eux une autorité sans limite.
Les trois troupes , réunies dans le hameau de Bedesht ,
campèrent en partie dans les maisons des paysans, en
partie dans les jardins. On n'était pas tout à fait sorti du
Khorassan, puisque Bostam n'était qu'à une lieue et de-
mie en arrière. Gourret-oul-Ayn jugea nécessaire d'é-
chauffer le zèle des croyants par un prêche.
On disposa à la hâte, dans une petite plaine voisine du
village, une sorte de trône en planches couvert d'étoffes
et de tapis. Gourret-oul-Ayn ayant paru, suivant son'
usage, sans voile, s'assit, les jambes repliées, sur le
trône, tandis que tous les soldats se plaçaient de même à
l'entour à la mode persane. Ce n'était pas tout à fait
ainsi qu'avaient lieu les conventicules des presbytériens
dans les tourbières de l'Ecosse. Ce n'était ni le même
ciel, ni le même paysage, ni la même attitude chez les
prédicants , non plus que chez leurs auditeurs, pas plus
que les mêmes doctrines ; mais si les formes variaient,
le fond se ressemblait : c'était bien autour de Gourret-
oul-Ayn un vrai conventicule, une foi passionnée, un en-
thousiasme sans limites, un dévouement prêt à tout.
La jeune femme débuta par rendre son auditoire atten-
tif à cette grande vérité, que les temps étaient venus où
la doctrine du Bàb allait couvrir toute la surface de la
terre, et où Dieu allait enfin être adoré, conformément à
cette doctrine, dans un esprit qu'il avait pour agréable,
482 DÉVELOPPEMENT DU BÀBYSME.
Une nouvelle lumière avait surgi, une nouvelle loi allait
naitre; un livre nouveau allait remplacer l'ancien. De si
grandes choses ne pouvaient se faire sans des peines et
des sacrifices infinis de la part de la génération chargée
de les accomplir, et ce n'était pas trop que les femmes
elles-mêmes, partageant les travaux de leurs maris et de
leurs frères, acceptassent tous leurs dangers. Ce n'était
plus l'heure pour elles de se renfermer au fond des
harems et d'attendre dans l'inertie ce que les hommes
auraient pu faire. Laissant de côté les règles com-
munes, la modestie des temps tranquilles, leurs devoirs
même, tout jusqu'à leur débilité native , et surtout la
crainte si naturelle à leurs âmes, elles devaient se mon-
trer, dans le sens le plus absolu, les compagnes des
hommes, les suivre et tomber avec eux sur le champ du
martyre.
Je ne dis ici que le sens du discours prononcé par la
Consolation-des-Yeux. Je voudrais faire entrevoir qu'il
pouvait être éloquent; or, si j'essayais de traduire litté-
ralement les rédactions qui nous en sont conservées, la
pensée européenne, déroutée par certaines manières de
parler tout à fait locales, ne comprendrait rien aux
émotions dont je voudrais lui faire sentir au moins la
possibilité, de sorte que j'atteindrai mieux mon but en
me bornant à donner ce simple thème de son discours.
Ce n'est pas que la façon de parler de la Consolation-des-
Yeux fût très-fleurie. Beaucoup de gens qui l'ont connue
et entendue à différentes époques de sa vie m'ont tou-
f jours fait la remarque, au contraire, que, pour une per-
\ sonne aussi notoirement savante et riche de lectures , le
caractère principal de sa diction était une simplicité
presoue choquante; et quand elle parlait, ajoutait-on, on
DÉVELOPPEMENT DU BâBYSME. 483
se sentait pourtant remué jusqu'au fond de l'âme , péné-
tré d'admiration, et les larmes coulaient des yeux.
Et, en effet, je me disposais à le dire, à peine ce jour-
là eut-elle terminé son exorde, qu'elle fut interrompue
par les sanglots de l'assistance. Les Asiatiques, d'ailleurs,
sont assez faciles à émouvoir ; comme les enfants, ils pleu-
rent volontiers et sans beaucoup d'amertume. On com-
mença donc à gémir et à s'écrier : Ey djàn ! « ô mon
âme! » Ey malehréh! « ô la purel » et on se frappait la
poitrine , on se prenait la tête entre les mains et on la
secouait dans un spasme d'attendrissement. Parmi les
assistants, il s'était glissé beaucoup de gens du pays
attirés par la réputation de Gourret-oul-Ayn, par le désir
d'entendre parler de cette foi nouvelle dont il était tant
question depuis quelques mois, et, enfin, par cette inex-
tinguible curiosité qui est le grand trait distinctif de la
race. Ces musulmans, voyant pleurer les autres et
frappés comme eux par l'influence victorieuse de la
Consolation-des-Yeux, sentirent leurs cœurs se troubler
et se mirent à pleurer aussi. De ce moment ils étaient
infidèles, dit avec humeur un annaliste musulman. Il a
raison; ils avaient passé à l'ennemi pour quelques pa-
roles d'une femme.
Gourret-oul-Ayn reprit, au milieu des larmes, son
discours pathétique et s'attacha à montrer que le-devoir
était dur, mais d'obligation rigoureuse pour tous les
fidèles. Que personne, par quelque considération que ce
fût, ne pouvait songer à s'y soustraire, s'il était dévoué
à Dieu, et que, puisque les femmes elles-mêmes étaient
appelées au travail, les vieillards et les adolescents, les
enfants eux-mêmes ne pouvaient se considérer comme en
dehors de l'appel, Dieu ayant besoin de tous les siéra*
\W DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
Il parait que ce discours fut particulièrement efficace.
On le cite volontiers parmi ceux de Gourret-oul-Ayn.
Et non-seulement il produisit un grand effet sur les
auditeurs, mais, répété partout et commenté par ceux
qui avaient eu le bonheur de l'entendre, il amena encore
beaucoup de partisans au bâbysme.
Dans la nuit, les trois chefs tenant conseil, arrêtèrent
que, dans l'état de trouble où était le pays, et les gouver-
neurs ayant à penser à tout autre chose qu'à leur courir
sus, ou même à se mêler de leurs affaires, il n'était plus
nécessaire de marcher réunis, qu'il valait donc mieux se
séparer, en maintenant toutefois les communications, et
se porter chacun sur un point particulier du Mazendérân.
Il ne leur semblait pas impossible de se rendre maîtres
de cette province. On s'y voyait relativement en force,
et si l'on pouvait y établir solidement l'autorité du Bâb,
on se trouverait avoir gagné pour l'avenir le point
d'appui qui manquait encore à la secte. Ainsi Hadjy
Mohammed-Aly partit dans la nuit même pour retourner
à Balfouroush avec les siens. Gourret-oul-Ayn, avec ses
enthousiastes , resta dans le pays pour y continuer sa
propagande, et Moulla Housseïn-Boushrewyèh s'enfonça
au cœur même de la contrée, afin de recruter des parti-
sans dans les villages perdus au fond des bois.
Quelques semaines se passèrent et les succès des bâ-
bys auprès du peuple, tant des^ villes que des campagnes,
devenaient de jour en jour manifestes. Ils avaient vaincu
l'apathie locale. Non-seulement les paysans et les gens
du commun se montraient empressés à courir à eux,
mais, ainsi que cela était arrivé partout, à Ispahan, à
Kashan, à Téhéran, à Nishapour, des hommes de science,
de mérite, de considération, des hommes riches et res-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 185
pectés pour leurs mœurs, devenaient bâbys et se met-
taient à tonner contre les vices, l'ignorance, la platitude
et les simonies du clergé. Un tel état de choses n'était pas
à tolérer plus longtemps, et, malgré les embarras de la
situation , les moullas exaspérés se mettaient partout en
défense. Leur indignation et leur terreur furent portées
au comble quand on vit, dans la ville de Balfouroush,
Moulla Mohammed-Aly, son bâton à la main et le sabre
à la ceinture , parcourir les rues à la tête de trois cents
hommes bien armés , criant comme des énergumènes et
disposés à tout. Le clergé jugea qu'il était grandement
temps d'engager la lutte si l'on ne voulait pas courir le
risque d'être un peu plus tard anéanti sans combat. On
fit trois choses : on rassembla d'abord les gueux qui vi-
vaient des soupes des mosquées, on les arma, on les
transforma en toufenkdjys ou fusiliers, qu'on lança à la
poursuite des trois corps principaux des bâbys; puis
on alla se plaindre à Khanlèr-Mirza, gouverneur de la
province, et enfin on écrivit à Abbas-Kouly-Khan , chef
et gouverneur du Laredjàn, pour lui faire savoir à quelle
triste situation la religion en était réduite.
Khanlèr-Mirza avait bien autre chose à penser en ce
moment qu'aux affaires des moullas. Il attendait les ef-
fets de l'avènement du jeune roi Nasreddin-Shah. Celui-ci,
reconnu à Tebryz par les légations, était sur le point de
se mettre en marche pour Téhéran, et Khanlèr-Mirza, qui
ne savait pas ce qu'on allait faire de lui sous le nouveau
règne, ne prêta qu'une oreille assez distraite aux sup-
plications des musulmans zélés. 11 n'en fut pas ainsi
d'Abbas-Kouly-Khan Laredjany, homme du pays et y
prenant un intérêt très-direct, et qui de plus, en sa qua-
lité de chef de tribu, était beaucoup plus assuré de son
186 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
rang et de sa situation sous tous les règnes que ne devait
Tétre un prince du sang , état qui constitue le dernier
des métiers à foire en Perse. Abbas-Kouly-Khan Lared-
jany n'hésita pas à répondre à l'appel désespéré qu'on
lui adressait, et il envoya à Balfouroush Mohammed-Beg
un de ses officiers, avec trois cents toufenkdjys, qui en-
trèrent brusquement dans la ville et vinrent s'y pro-
mener en sens inverse des bâbys. Pendant quelques
jours, les deux partis s'affrontèrent; on parada; les gens
paisibles se sauvaient, s'enfermaient, se cachaient; les
femmes, à la moindre alerte, poussaient des cris aigus et
vidaient la rue pour revenir bientôt regarder de tous
leurs yeux. Dans les mosquées, les waez ou prédicateurs
vociféraient contre le Bàb; sur les places publiques, les
bébys en faisaient autant contre l'islam; enfin quand,
des deux parts, les têtes furent assez montées, les vocifé-
rations firent place aux coups et la mêlée commença.
Elle s'engagea par une fusillade très-vive qui jeta sur
le carreau une douzaine de bâbys et un peu plus de mu-
sulmans. Bientôt on se battit corps à corps et avec dé-
termination. Mais Moulla Housseïn-Boushrewyèh , pré-
venu à temps, entra dans la ville et se jeta sur les
ennemis. Ceux-ci plièrent, et, en continuant à combattre,
abandonnèrent la place du Marché aux Herbes, où ils s'é-
taient d'abord cantonnés, et se maintinrent dans le cara-
vansérail voisin. C'était une position très-forte, et les
bâbys se heurtèrent là contre une forteresse d'où ils
éprouvèrent qu'il était difficile de déloger l'ennemi. Ce-
pendant on s'y acharna , et la rage était à son comble ,
quand parut Abbas-Kouly-Khan Laredjany avec le gros
de sa tribu. Ici la scène changea, et la situation des bâ-
bys devint mauvaise.
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 187
Le chef nomade ne put cependant parvenir à les faire
reculer, ni surtout à dégager les moullas et leur monde,
assiégés dans le caravansérail du Marché aux Herbes, et,
ce premier effet manqué, on continua à combattre sans
qu'un parti fit céder l'autre; les forces et les courages se
balançaient.
Alors Moulla Housseïn-Boushrewyèh jugea inutile de
continuer la* lutte, pensant que, quel qu'en fût le succès,
il n'était pas en son pouvoir cette fois de s'emparer défi-
nitivement et solidement de la ville. Il trouva donc
convenable de profiter du moment où il maintenait en-
core son terrain pour négocier. Un parlementaire se
présenta de sa part à Abbas-Kouly-Khan Laredjany avec
une lettre qui portait que Son Altesse le Bâb et ses ser-
viteurs étaient essentiellement des hommes de paix, ne
voulant que le bien, ayant horreur de la violence. Que,
dans son amour infini pour les hommes, Son Altesse lui
avait ordonné, ainsijqu'à ses autres collaborateurs, d'al-
ler annoncer la vérité dans le Mazendéràn , et que c'était
pour cette cause que lui et son collègue, Hadjy Moham-
med-Aly , avaient prêché partout , ainsi que cela était à
la connaissance de tout le monde. Mais que, si les habi-
tants de Balfouroush voulaient réellement demeurer
attachés à leurs idées anciennes, sans souci de ce qu'elles
avaient d'erroné, il n'entrait pas dans ses intentions
d'employer la force pour les convertir, et il demandait
simplement qu'on ne l'empêchât pas de se retirer avec
ses partisans.
Abbas-Kouly-Khan Laredjany s'empressa d'accueillir
cette ouverture, et répondit en louant les sentiments de
conciliation de Moulla Housseïn; il se déclara tout à fait
dans les mêmes vues, et fit des vœux pour que les talents
488 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
du missionnaire pussent s'exercer, suivant les intentions
qu'il lui manifestait, en dehors du Mazendérân. Ainsi
d'accord, on arrêta le combat des deux parts, et les
bâbys, sortant de la ville, se rendirent à Aly-Abad, qui
est un village assez peu distant de Balfouroush. Ils furent
accompagnés jusque-là par une troupe de toufenkdjys
d' Abbas-Kouly-Khan Laredjany , chargée de faire respecter
les termes du traité. Les bâbys et ces fusiliers avaient
fait la route ensemble en parfaite intelligence, et, quand
on se sépara, on échangea beaucoup de souhaits de
bonheur. Mais à peine les toufenkdjys nomades avaient-
ils disparu dans la direction de Balfouroush, où ils
retournaient, que les gens d' Aly-Abad, excités par les
paroles d'un certain Khosrou-beg, chef du village, se
mirent dans l'esprit de piller les bagages des bâbys, et
pour commencer, Khosrou-beg lui-même, mettant la
main sur la bride du cheval de Moulla Housseïn, s'ef-
força de jeter celui-ci à bas en le mirant par la jambe.
D'abord, surpris par cette agression inattendue, les bâbys
reculèrent en désordre. Mais Moulla Housseïn , excellent
cavalier et très-adroit dans les exercices du corps, se
maintint en selle malgré les efforts du traître; tirant son
sabre, il lui en déchargea un coup vigoureux, lui fendit la
tête, et, poussant de grands cris, rallia les siens et les
fit tenir bon. Après un combat assez court, les gens
d' Aly-Abad, sans butin et les mains pures de toute spo-
liation , mais très-maculés de leur propre sang et en pi-
teux équipage, prirent la fuite, laissant le champ de ba-
taille aux bâbys.
Ce n'était pas en soi une grande victoire; elle fut suffisante
pourtant, car le courage de Moulla Housseïn, qui était
un peu abattu, et ses espérances, qui étaient un peu tom-
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 189
bées, s'en relevèrent du même coup. Il vit les choses sous
un jour plus riant, et bien qu'il eût promis de quitter le
Mazendérân, il préféra n'en rien faire. Peut-être supposa-
t-il que l'agression des gens d' Aly-Abad le dégageait de sa
parole, bien que le Serdar eût tenu la sienne; peut-être
aussi ne supposa-t-il rien du tout, sinon qu'il lui convenait
mieux de rester ; et, en effet, il resta. Il chercha une place à
sa convenance pour s'y retrancher. Ce n'est point une con-
dition rare ni difficile à rencontrer au sein de la région
boisée et montagneuse où il se trouvait. Il l'eut bientôt
découverte dans le lieu appelé « Pèlerinage du Sheykh
Tebersy. » Là, il mit son monde à l'œuvre, fit creuser un
fossé, établir un retranchement en terre et en pierre , et,
enfin, s'ingénia à donner le caractère et la solidité d'un
château, autant qu'il y pouvait parvenir, à une retraite
dont il comptait faire à l'avenir le centre de ses opéra-
tions. Il eut pour se livrer à ces travaux la plus complète
liberté. Les moullas de Balfouroush, heureux d'.ètre
débarrassés de leurs craintes immédiates, n'auraient pas
été charmés de recommencer une lutte qui leur avait paru
très-lourde; et quant aux autorités du pays, elles étaient,
pour la plupart, sur la route de Téhéran, où l'arrivée du
jeune roi et les cérémonies qui en étaient la suite, et les
prestations de serment, et surtout les cadeaux à faire et
les intrigues à suivre, amenaient tout ce qui, en Perse,
se pouvait vanter, à tort ou à raison, d'avoir quelque
importance.
D'après les descriptions que j'en ai entendu faire, le
château construit par Moulla Housseïn ne laissa pas que
de devenir un édifice assez fort. La muraille dont il était
entouré avait environ dix mètres de hauteur. Elle était
en grosses pierres. Sur cette base, on fcYes* te& çnqbt»
190 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
tructiohs en bois faites avec des troncs d'arbres énormes,
au milieu desquelles on ménagea un nombre convenable
de meurtrières; puis on ceignît le tout d'un fossé pro-
fond. En somme, c'était une espèce de grosse tour, ayant
le soubassement en pierre et les étages supérieurs en
bois, garnie de trois rangs superposés de meurtrières et
où Ton pouvait placer autant de toufenkdjys que l'on
voudrait ou plutôt qu'on en aurait. On perça beaucoup
de portes et de poternes, afin d'avoir par où entrer et
sortir facilement; l'on fit des puits et on eut de l'eau en
abondance ; on creusa des passages souterrains pour se
créer, en cas de malheur, quelques lieux de refuge, on
établit des magasins qui furent aussitôt fournis et remplis
de toutes sortes de provisions de bouche achetées ou
peut-être bien prises dans les villages des environs ;
enfin, on composa la garnison du château des bâbys les
plus énergiques, les plus dévoués, les plus sûrs que l'on
eût sous la main. Il se trouva ainsi deux mille hommes
f qui, maîtres de tels moyens de défense, au sein du
Mazendérân, où il n'existe pas la moindre connaissance
de l'art des fortifications, où les canons sont fort rares
et en tous cas d'un très-faible calibre, représentaient
une puissance redoutable, et qui pouvait produire, dans
une main habile, des effets considérables.
Moulla Housseïn et Hadjy Mohammed-Aly Balfouroushy,
son collègue, ou, pour mieux dire, son lieutenant, en ju-
gèrent ainsi, et le château était à peine terminé qu'ils
recommencèrent à remplir le Mazendérân du bruit de
leurs prédications. Toutefois, ils ne s'exprimaient plus
tout à fait comme par le passé. Naguère ils enseignaient
surtout; ils parlaient de vérités, de devoirs, de Dieu, de
J'âme, en un mot, de religion. Du haut de leur château*
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 194
s
ils parlèrent presque exclusivement de politique, de
politique bâby sans doute, mais enfin de politique. Ils
annoncèrent que tous ceux qui voulaient vivre heureux
dans ce monde, en attendant l'autre, avaient désormais
peu de temps pour se décider. Une année encore, une
année sans plus, et son Altesse le Bâb, envoyé de Dieu,
allait s'emparer de tous les climats de l'univers. La fuite
était impossible, la résistance puérile. Tout ce qui serait
bàby posséderait le monde, tout ce qui serait infidèle
servirait. Il fallait se hâter d'ouvrir les yeux, de faire
soumission à Moulla Housseïn, sans quoi, tout à l'heure
il allait être trop tard.
Ces discours, ces avis, ces proclamations, ces divaga-
tions, firent une impression immense. On eut peur ou
espoir. De toutes parts on s'assembla, on courut au
château. Les humbles ne tenaient qu'à se sauver; les
ardents ouvraient des mains avides à la conquête du
monde. Autour de la muraille ronde, il y avait foule, une
foule toujours en mouvement, recevant à chaque instant
de nouveaux renforts. Des tentes, des huttes de roseaux,
des cabanes de branchage, ou plus simplement une cou-
verture de coton jetée par terre, y servaient de rési-
dence à une famille. On allait, on venait, on grouillait.
Les uns buvaient, les autres mangeaient; les uns dispu-
taient, les autres riaient; ici, on prêchait et l'auditoire
pleurait en se frappant la poitrine ou interpellait le
prédicateur pour qu'il eût à adoucir les menaces dont
il poursuivait les récalcitrants. Là, on se vantait et l'on
partageait le butin de l'Inde et celui de Roum. Si, par
hasard, Moulla Housseïn sortait du château, ou même
Hadjy Mohammed-Aly, tout le monde éta't debout,
dans l'attitude du plus profond respect. Ces deux ^ro-
in DÉVELOPPEMENT DU BÀBYSME.
sonnages, qui parlaient toujours du Bàb, lequel parlait
de Dieu, étaient, l'un et l'autre, le Bàb et le Dieu de ces
gens-là, qui n'attendaient que d'eux tout ce que d'eux ils
avaient appris. L'enthousiasme le plus ardent et la foi la
plus sincère régnaient, et les deux chefs étaient l'objet
d'une dévotion sans bornes. J'ai dit que, sur leur pas-
sage, tout le monde se tenait debout dans l'attitude la
plus révérencieuse : quand on les approchait, on se
prosternait et on ne leur parlait qu'après avoir touché
la terre du front et obtenu la permission d'élever les
regards jusqu'à eux. Pour étendre encore davantage cette
surexcitation des imaginations déjà si frappées, Moulla
Housseïn voulut faire profiter la religion nouvelle de tout
ce qui est cher au peuple dans la religion ancienne et, y
t prenant les noms des Imams les plus populaires, il les
distribua à ses principaux officiers, non pas seulement
comme des titres vains, mais pour marquer positive-
ment que leur personne était au fond la même que celle
des saints personnages dont ils portaient le nom, bien
qu'élevée à une plus grande hauteur. Cette institution,
qui découlait, du reste, rigoureusement des doctrines du
Bâb, produisit le plus grand effet et ne contribua pas
peu à assurer le dévouement des fidèles et à multiplier
les conversions. Un homme dont le Bâb ou son lieu-
tenant découvraient, à des signes certains, l'identité
avec tel Imam révéré depuis des siècles, tel séyd, tel
saint martyr, tel personnage d'une science célèbre, cet
homme-là, ainsi désigné à l'admiration et à l'obéissance,
et se trouvant tout à coup l'héritier d'une gloire bien
appréciée de lui et qui lui assurait une nouvelle acces-
sion de gloire et d'honneur pour le présent et pour
J'avenÎT, cet homme-là n'avait plus que^des objections
DÉVELOPPEMENT DU BABYSME. 193
bien faibles à opposer et il plongeait dans le courant qui
l'entraînait.
Quant à la foule proprement dite, à l'égard de laquelle
de tels moyens de persuasion n'auraient pu être employés
sans en détruire la valeur, elle tenait pour certain qu'un
fidèle mort sur le champ de bataille revenait à la vie au /
bout de quarante jours au plus. Chacun d'ailleurs était
parfaitement assuré d'avoir le paradis au jour du Juge-
ment. Mais outre cette récompense encore lointaine, déjà,
dans ce monde, on était pleinement récompensé, car on
devenait roi ou prince d'un pays quelconque, ou, tout au
moins, gouverneur — inamovible, j'aime à le penser. Les
plus ambitieux aspiraient donc à une mort prompte,.parce
qu'ils avaient déjà arrêté leur idée sur le royaume qui
leur convenait. Tel prenait ses arrangements pour la
Chine, tel autre préférait la Turquie; quelques-uns — et
voilà une trace de l'influence européenne — avaient jeté
leur dévolu sur l'Angleterre, la France ou la Russie.
Je dois dire que rien dans les doctrines écrites du Bâb ne
justifie de pareilles idées ; mais toutes les religions sont
sujettes à donner naissance, en dehors d'elles-mêmes,
sous l'action des imaginations grossières, à un certain
nombre de dogmes qui entrent dans la croyance et ce
qu'on peut appeler la théologie du bas peuple, lequel,
sans ces inepties, serait réduit souvent à ne pas avoir
de croyances du tout, car il ne lui appartient pas, le plus
ordinairement, de se hausser jusqu'à quelque chose de
raisonnable.
Bref, les soldats de Moulla Housseïn-Boushrewyèh et de
Hadjy Mohammed-Aly étaient pleins d'ardeur, et d'une
ardeur incomparable. Les deux chefs, excités et soutenus
par des lettres fréquentes que son Altesse le itàk \sx»
194 DÉVELOPPEMENT DU BABYSME.
écrivait de Shyraz, faisaient passer dans l'âme de leurs
officiers la confiance absolue qui les animait eux-mêmes.
Ceux-ci rapportaient aux soldats ce qu'ils avaient en-
tendu, et les soldats se répétaient ce qu'ils avaient com-
pris. Toute l'armée jurait que le Bàb avait annoncé
d'avance et fixé le résultat des plus prochaines journées :
le Mazenderàn conquis, une marche glorieuse sur Rey,
une grande bataille, et, dans une montagne voisine de
Téhéran, une fosse vaste et profonde pour les dix mille
musulmans tués dans la victoire.
CHAPITRE VIII
COMBATS ET SUCCÈS DES BABTS DANS LE BfAZENDÉRAN
Cependant les fêtes de l'intronisation royale étaient
terminées dans la capitale. Le roi Nasreddin-Shah avait
pris entière possession du gouvernement. Hadjy Mirza
Agassy, chassé d'un pouvoir dont il avait passé son temps
à se moquer, s'était retiré à Kerbela, et il y employait
ses derniers jours à faire des niches aux moullasetun
peu aussi à la mémoire des saints martyrs. Son succes-
seur, Mirza Taghy-Khan, Émyr-Nizam, un des hommes
de valeur que l'Asie a produits dans ce siècle, était résolu
à en finir avec tous les désordres. Il fermait les cafés où
Ton déblatérait par trop fort contre le gouvernement, et,
pour arrêter l'habitude de se tuer en plein jour à coups
de gama dans le quartier de la porte de Doulâb, habi-
tude introduite par les Kurdes Makouys, compatriotes
de l'ancien premier ministre, il maçonna plusieurs de
ces assassins dans la muraille de la mosquée, à Shahabd-
oulazim, et leur fit arracher la tète par des cordes que
tiraient des chevaux emportés. Ainsi, forcené pour le
bon ordre, l'Émyr-Nizam avisa bien vite aux affaires du
Mazendérân, et quandles grands de celle ^TCNYWç&^NSttas»
196 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
à Téhéran pour faire leur cour au roi, furent au moment
de leur départ, on leur commanda de prendre de telles
mesures que la sédition des bâbys ne se prolongeât pas
davantage. Ils promirent d'agir pour le mieux.
En effet, aussitôt de retour, ces chefs se mirent en
mouvement afin de réunir leurs forces et de se concerter.
Chacun écrivit à ses parents de venir le joindre. Hadjy
Moustafa-Khan manda son frère Aga-Abdoullah. Abbas-
Kouly-Khan Laredjany appella Mohammed-Sultan et Aly-
Khan de Sewad-Rouh. Tous ces gentilshommes avec
leur monde s'arrêtèrent au dessein d'attaquer les bàbys
dans leur château avant que ceux-ci ne songeassent à
prendre eux-mêmes l'offensive. Les officiers royaux
voyant les chefs du pays en aussi bonne disposition, ras-
semblèrent de leur côté un grand conseil, où s'empres-
sèrent de se rendre les seigneurs nommés tout à l'heure,
puis Mirza Agay, Moustofy du Mazendérân ou contrôleur
des finances, le chef des Oulémas et beaucoup d'autres
personnages de grande considération. Le résultat des
délibérations fut que Aga-Abdoullah mit sur pied deux
cents hommes de son village d'Hézar-è-Djérib, gens choi-
sis; plus un certain nombre de toufenkdjys, qu'il prit de
côté et d'autre, et quelques cavaliers nobles de sa tribu.
Dans cet équipage, il vint se poster à Sàry, prêt à entrer
en campagne. De son côté, le contrôleur des finances leva
une troupe parmi les Afghans domiciliés à Sàry et y
joignit quelques hommes des tribus turques placées sous
son administration. Aly-Abad, le village si rudement
châtié par les bâbys, et qui aspirait à une revanche,
fournit ce qu'il put et se renforça d'une partie des
hommes de Gâdy, qui, en raison du voisinage, se lais-
sèrent embaucher. On convint qu' Aga-Abdoullah pren-
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 197
drait le commandement général et marcherait immédia-
tement contre l'ennemi.
Il sortit, en effet, de Sàry en très-bonne disposition,
monta d'Ab-è-Roud à la haute vallée de Lâr, et, arrivé au
village de ce nom, il y fit halte. De sa personne, il fut
reçu dans la maison de Nezer-Khan Kerayly. La nuit se
passa fort tranquillement, bien qu'on se tînt sur ses
gardes à cause du voisinage des bàbys. Le lendemain,
après s'être encore renforcé d'une troupe de gens du dis-
trict de Koudar, on reprit la marche, et l'on arriva enfin
en vue du château du Sheykh Tebersy. La garnison
s'était retirée à l'intérieur; rien ne paraissait au dehors;
la vallée était absolument silencieuse. Aga-Abdoullah se
mit immédiatement et bravement à l'œuvre. Il com-
manda d'ouvrir une sorte de tranchée où il plaça des
toufenkdjys, qui commencèrent à entretenir un feu assez
vif contrôla muraille. Ceci dura toute la journée et ne
produisit aucun résultat, les bâbys se contentant de ré-
pondre faiblement, de sorte que les deux partis allèrent
se coucher sans qu'on pût encore rien dire de ce qui
avait été fait.
Mais, un peu avant le jour, Moulla Housseïn-Boushre-
wyèh ouvrant une de ses nombreuses poternes, sortit
brusquement, et attaqua les gens de Koudar profondé-
ment endormis. Il commençait à en faire massacre,
quand Aga-Abdoullah, averti par le bruit, accourut à la
tête de ses gens et fusilla les bâbys à bout portant, ce qui
arrêta la chasse que ceux-ci donnaient à leurs victimes.
Les nouveaux arrivés étaient des cavaliers nobles pour
la plupart, des nomades; ils avaient l'habitude des armes
et savaient tenir bon. Cependant, Moulla Housseïn se
précipita sur eux comme il avait fait sur la milice de
198 COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS.
Koudar. Lui-même, à la tête de ses fidèles, il frappait de
la pointe et du tranchant, déchargeant ses pistolets dans
la foule et* faisant tète à tous. Un jeune Afghan, bien
découplé, se jeta sur lui. Moulla Housseïn trouva un
adversaire. Les sabres faisaient feu l'un sur l'autre; sou-
dain, un des pieds du cheval de l'Afghan s'enfonce dans
un trou; le cavalier est jeté par terre; Moulla Housseïn
le tue roide. Pendant cette lutte, la victoire se décidait
ailleurs pour, les bâbys. Aga-Abdoullah, entouré de tous
côtés par un flot d'assaillants, tombait frappé à mort, avec
trente des siens, et le reste de ses gens, les uns sains et
saufs, les autres fort mal arrangés, prenaient la fuite
dans toutes les directions. Beaucoup, dans le nombre,
n'avaient eu aucune part au' combat. Réveillés par les
coups de feu^ ils ne purent arriver à temps, et les fuyards
leur apprenant la mort du chef commun, ils ne se mirent
plus en peine que de gagner pays d'un pas relevé. En
courant ainsi, la troupe en déroute atteignit le village de
Ferra et voulut y prendre haleine ; mais les bâbys étaient
sur ses talons et tombèrent sur elle. Ce ne fut pas un
combat : les musulmans, ahuris, plièrent encore. Le
village fut mis à sac, et personne, ni femmes, ni enfants,
ni vieillards, dit le récit, ne fut épargné; ensuite, le feu
dévora les maisons. Quand je répète, d'après les rela-
tions, que tout le monde fut égorgé, c'est par respect
pour l'usage adopté en histoire depuis la plus haute
antiquité et continué pieusement jusqu'à nos jours, de
prendre les intentions pour le fait et d'affirmer l'absolu,
que la pratique des choses n'admet jamais. La vérité
vraie, c'est qu'une partie encore notable de la popula-
tion de ce triste village s'enfuit saine et sauve dans la
montagne, pleurant ses parents, ses récoltes et ses
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 199
jardins, et s'en alla répandre dans tout le Mazendérân
l'horreur de la catastrophe qui venait de la frapper.
Chacun de ces malheureux se disait le seul et dernier
survivant. L'impression fut profonde et terrible. Toute
la province tomba dans une sorte de stupeur, causée
surtout peut-être par l'idée qu'on se faisait de l'exal-
tation des bâbys, et par le retour que les musulmans ne
pouvaient s'empêcher de faire sur leur propre tiédeur.
Les moullas tremblaient et se voyaient déjà anéantis.
Nulle part, autour d'eux, ils n'apercevaient dans les
esprits une ardeur quelconque à les défendre, tandis que
chez l'adversaire ils ne voyaient que vigueur et frénésie.
Dans cette désolation générale, on cria vers Téhéran et
J'on demanda de l'aide.
L'Émir-Nizam entra dans un transport de violente
colère en apprenant ce qui venait de se passer. Il s'in-
digna aux terreurs qu'on lui dépeignait. Trop loin du
théâtre de l'action pour bien apprécier l'enthousiasme
sauvage des rebelles, ce qu'il en comprit, ce fut qu'il
était besoin d'en finir avec eux- avant que leur énergie
n'eût encore été exaltée par des succès trop réels. Le
prince Mehdy-Kouly-Mirza, nommé lieutenant du roi
dans là province menacée, partit avec des pouvoirs ex-
traordinaires. On donna ordre de dresser la liste des
morts tombés dans le combat devant le château des
bâbys et dans le sac de Ferra, et des pensions furent
promises aux survivants. Hadjy Mous tafa- Khan, frère
d'Aga-Abdoullah, reçut des marques solides de la faveur
royale; enfin, on fit ce qui était possible pour relever les
courages et rendre aux musulmans un peu de .confiance
en eux-mêmes.
Une des premières mesures que prit le Shahzadèh eu
200 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS..
arrivant sur le lieu de son commandement, ce fut d'or-
donner à Abbas-Kouly-Khan, chef du Laredjân, de des-
cendre de sa vallée de Làr et des environs du Demawend
avec ses tribus et de rejoindre le camp qu'on allait
former sous Am61. En conséquence, la vieille ville vit
arriver dans ses jarciûs une quantité de tentes noires :
tribus turques, tribus persanes, ou, comme on dit,Kurdfes,
et, en peu de temps, une petite armée se trouva sur pied.
On n'est pas exigeant en fait d'ordre dans une armée
asiatique. En présence de cette foule, les courages se
redressaient un peu. On rechercha les bàbys et l'on dé-
clara qu'ils ne seraient plus tolérés dans aucun lieu du
Mazendéràn. Les mesures prises contre eux se succé-
daient rapidement comme des menaces, en même temps
que les troupes étaient dirigées vers le château des
bàbys, à travers les sentiers de la montagne. L'expédi-
tion ne tarda pas à atteindre la région froide , car le Ma-
zendéràn est le pays des brusques transitions par excel-
lence. En quelques heures, on passe d'une rizière humide
à un bois d'orangers, à une forêt ténébreuse et toute
européenne, à une terre haute sans végétation, à des
montagnes glacées au cœur de l'été, à des amas de neige
qui ne fondent jamais. Le Shahzadèh en faisait l'expé-
rience. Parti d'Amôl, où fleurit la grenade et où mûrit le
citron, il fut enveloppé soudain, dans les défilés qu'il dut
traverser et sur les plateaux qui leur faisaient suite, par
des brouillards épais qui se résolurent bientôt en tem-
pête de neige non-seulement très-incommode, mais re-
doutable au plus haut degré pour les hommes et pour
les animaux.
Les nomades du Laredjân, qui composaient la force
principale de l'armée, avaient trop l'usage de ces bour-
COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS. 201
rasques pour ne pas prendre de leur mieux les moyens de
s'en préserver. Sans souci de l'expédition, ils se disper-
sèrent, courant où ils savaient devoir trouver soit des an-
fractuosités de rochers, soit des ouvertures de plaines plus
favorablement exposées que le reste du pays et où l'ou-
ragan leur ferait moins de mal. Bref, ils pensèrent très-
bien à leur sûreté personnelle et ne s'occupèrent en
aucune façon ni de la personne morale de l'armée, ni du
but qu'ils poursuivaient, sinon, peut-être, pour maudire
de leur mieux le chef qui les amenait dans un tel
embarras.
Moulla Housseïn-Boushrewyèh et son collègue Hadjy
Mohammed-Aly surveillaient de près les mouvements de
l'ennemi. Ils comptaient sur la tempête; elle était de
saison et ils s'étaient arrangés pour mettre à profit
les occasions qu'elle présenterait. Servis à souhait, ils
n'auraient jamais pu espérer aussi bien. Moulla Housseïn,
averti par ses éclaireurs, quitta le château à la première
veille de la nuit. C'était le 45 du mois de Sefer ; il était
suivi de trois cents hommes, sans plus; mais des hommes
résolus à tout, inébranlables comme lui-même; et malgré
les ténèbres et le trouble général de la nature, il jeta ce
monde sur le dos de l'armée royale, qui ne s'attendait
pas à un tel surcroît de péril, et qui, dispersée partout,
ainsi que je l'ai dit, avait surtout fini par s'accumuler
dans le village de Daskès, au milieu de la montagne, où
le prince, très-fatigué, s'était retiré dans la meilleure
maison, avait soupe, s'était couché et dormait.
Moulla Housseïn avait marché aussi rapidement que la
nuit, la tempête, la neige, qui tombait en abondance, et
l'état de la route le permettaient. A tous les hommes,
cavaliers ou piétons de l'armée du Shahzadfeh qjva V<s^
202 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
rencontrait, on disait : « Nous sommes des gens d'Abbas-
Kouly-Khan Laredjany, qui nous a envoyés à votre
aide, et lui-même arrive derrière nous avec plus de
monde. » A ce discours, les soldats de l'armée royale
perdaient tout soupçon et laissaient passer la troupe~des
bâbys, sans songer à donner l'alarme ni surtout à faire
résistance. L'ennemi parvint de la sorte jusqu'à Daskès,
entra dans les rues du village et prit ses mesures pour
entourer la maison où se trouvait le prince endormi. On
avait sans doute placé des karaouls ou sentinelles autour
de cette demeure ; mais, suivant un usage immémorial en
Orient, usage en vigueur au siège de Béthulie comme
autour du tombeau de Notre-Seigneur, une sentinelle est
un guerrier qui dort de son mieux auprès du poste qu'il
est chargé de garder. Les soldats de Mehdy-Kouly-Mirza
ne dérogeaient pas à cette règle. Roulés dans leurs man-
teaux de feutre, ils étaient étendus par terre, la tète bien
couverte, afin de ne pas Sentir la neige qui tombait sur
eux. Quelques-uns pourtant se réveillèrent au bruit. Ils
demandèrent de quoi il s'agissait; mais, ayant entendu la
réponse convenue, que c'étaient les gens du Serdar Abbas-
Kouly-Khan, ils se remirent en devoir de continuer
leur somme. Ainfci, la maison fut promptement et sûre-
ment cernée, et les entrées de la rue bien occupées, afin
que personne ne pût venir au secours du prince. Alors
Moulla Housseïn donna le signal et tous ses gens se
mirent à crier : « Le prince est mortl le prince est tué I
sauve qui peutl »
Aussitôt la porte de la maison fut entaillée rapidement
à coups de hache, tandis qu'on faisait main basse sur les
karaouls. Le passage forcé, et il le fut bientôt, Moulla
Housseïn et ses gens se précipitèrent en furieux sur les
COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS. 203
officiers du prince, qui accouraient épouvantés, déjà
démoralisés, et les assommèrent, tandis que quelques-
uns de leurs compagnons mettaient le feu en plusieurs
endroits. Le désordre, le trouble, la terreur peuvent
s'imaginer. Les misérables, ainsi surpris, ne savaient pas
même à qui ils avaient affaire et songeaient aux diables
autant qu'aux bàbys. On se poussait de chambre en
chambre; on trébuchait sur les terrasses. Le feu s'était
rapidement communiqué à un Imamzadèh ou oratoire en
bois contigu à la maison du prince et dont les vieilles
poutres flambaient à merveille. Les musulmans purent
voir alors briller les sabres, les khandjars, les gamas,
les fusils de leurs adversaires, aux clartés lugubres des
flammes qui les menaçaient. Tous ceux qui tombaient
sous les coups ou sous les balles, les bâbys les lançaient
au milieu de l'incendie. — « Brûle, impie I » disaient-ils.
C'était une scène effroyable : bravoure, fureur, exalta-
tion religieuse s'y heurtaient contre l'incertitude, le
courage qui désespère, le renoncement désolé à la possi-
bilité de sauver sa vie. Les toufenkdjys de Sewad-Kouh,
qui défendaient l'intérieur de la maison où s'était retiré
le prince, se conduisirent en braves gens. Cependant, les
bâbys les rompirent et entrèrent.
D'abord furent tués les deux princes, Sultan Housseïn-
Mirza, fils de Feth-Aly-Shah, et Daoud-Mirza, fils de Zell-è-
Sultan, oncle du roi. Leurs deux corps allèrent rejoindre
dans le foyer brûlant ceux de leurs défenseurs. A côté
d'eux tomba Mirza-Abdoul-Baghy, conseiller d'État. Il
fut aussi jeté dans le feu. Un instant après, le chef de
l'armée, Medhy-Kouly-Mirza, se vit assailli. Un bâby, à
cheval sur la muraille de la cour, fit feu sur lui et le
manqua. Un autre, se laissant tomber dans la petite cous
204 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
intérieure où il était, vint en courant tirer à bout por-
tant sur lui et le manqua encore. Le prince comprit que
toute défense était impossible. Il sortit de la maison, et
plus heureux que bien des victimes de cette nuit, il
réussit à s'échapper du village et à gagner le désert.
En quelques instants, son armée, déjà si fort en dé-
sordre, était dissipée par les trois cents hommes de
Moulla Housseïn. N'était-ce pas l'épée du Seigneur et de
Gédéon? Tandis que la plupart des fugitifs couraient au
hasard, des hommes d'Ashref, moins épouvantés que les
autres, résolurent et de ne pas se séparer et de ne point
aller chercher la mort presque certaine qui les attendait
dans la montagne, devenue impraticable par ce temps de
frimas. Ils se bornèrent à s'écarter un peu du village et
faisant ferme dans une position assez forte , ils roulè-
rent autour d'eux un cercle de grosses pierres superpo-
sées et s'en bâtirent un retranchement.
Des bàbys avaient aperçu ces braves précipitant leur
travail, et avaient couru en donner avis à Moulla Hous-
seïn. Celui-ci ne voulut pas que sa victoire restât ina-
chevée, et il détacha Hadjy Mohammed- Aly Balfouroushy
pour aller détruire le groupe insolent qui le bravait. Le
Hadjy, le sabre à la main, courut avec les siens sur les
gens d'Ashref. Mais, à la première décharge de ceux-ci,
une balle lui entra par la bouche et le jeta sur le carreau.
Les musulmans remarquent avec intérêt que c'est par
la bouche que la balle est entrée, punissant, à leur avis,
tant de blasphèmes proférés contre la religion du Pro-
phète. Quant aux bàbys, ils suivirent leur chef, et les
Ashréfys auraient obtenu la récompense de leur cou-
rage, si une autre bande d'ennemis n'était accourue les
attaquer avec une nouvelle fureur.
COMBATS ET SUCCÈS DES BABTS. 205
Le combat reprit donc, mais les Ashréfys ne cédaient
point. Sûrs de mourir s'ils se rendaient, et puisant dans
leur résolution une généreuse espérance, ils redoublaient
leurs feux, et bons tireurs comme tous les Mazendérànys,
rendaient le jeu terrible aux assaillants. Le jour vint et
éclaira leur résistance. On pouvait voir de loin — car le
lieu où ils s'étaient fortifiés était entouré d'un amphi-
théâtre de montagnes — cette poignée de jeunes gens
multipliant ses efforts pour échapper à une mort qui
semblait certaine. Les débris de l'armée n'ayant pu
forcer les passages encombrés par les neiges et n'étant
encore qu'à peu de distance autour d'eux, les contem-
plaient, et probablement faisaient des vœux pour eux;
mais pas un des chefs, pas un des soldats n'essaya un
effort qui eût pu les dégager. La vue de l'héroïsme est tout
aussi bonne à glacer les courages qu'à les animer. Enfin
les Ashréfys succombèrent un à un. La victoire des bâbys
était complète. Ils réunirent le butin qu'ils purent
tirer du village, les bagages du prince et ceux de ses
troupes, en chargèrent les bétes de somme, et rega-
gnèrent en paix leur château en présence de l'armée
royale pétrifiée d'épouvante, bien que incomparablement
plus nombreuse et plus forte. Mais tel était l'abattement,
qu'un corps de six cents hommes qui n'avait été ni
entamé ni attaqué, et qui savait seulement par simple
ouï-dire ce qui était arrivé pendant la nuit, averti que les
bâbys, dans leur mouvement de retraite, allaient pas-
ser sur le terrain qu'il occupait, s'enfuit d'inspiration
et à l'unanimité longtemps avant que ceux-ci eussent
paru. La vérité est que ces musulmans n'étaient nulle-
ment éloignés de considérer Moulla Housseïn comme un
prophète.
VI
206 COMBATS ET SUCCÈS DES BABY8.
Nous avons laissé Mehdy-Kouly-Mirza courant loin de
sa maison incendiée et errant seul dans la campagne, à
travers les neiges et les ténèbres. A l'aube il se trouva dans
un défilé inconnu, perdu en des lieux horribles, mais en
réalité éloigné seulement d'un peu plus d'une demi-lieue
du lieu du carnage. Le vent apportait à ses oreilles le
bruit des décharges de la mousqueterie.
Dans ce triste état et ne sachant que devenir, il fut
rencontré par un Mazendérâny monté sur un cheval assez
bon, qui, en passant près de lui, le reconnut. Cet homme
mit pied à terre, fit monter le prince à sa place et s'offrit
à lui servir de guide. Il le mena dans une maison de
paysans, où il l'installa dans l'écurie; ce n'est pas un sé-
jour méprisé en Perse. Tandis que le prince mangeait et
se reposait, le Mazendérâny remonta à cheval, et, battant
le pays, alla donner à tous les soldats qu'il put rencon-
trer l'heureuse nouvelle que le prince était sain et sauf.
Ainsi, bande par bande, il lui amena tout son monde, ou
au moins un rassemblement assez respectable.
Si Mehdy-Kouly-Mirza avait été un de ces esprits al-
tiers que les échecs n'abattent point, il eût peut-être jugé
sa situation médiocrement modifiée par le malheur de la
nuit précédente ; il eût considéré l'affaire comme le ré-
sultat d'une surprise, et, avec les troupes qui lui res-
taient, se fût efforcé de sauver au moins les apparences
en maintenant son terrain, car, de fait, les bâbys s'étaient
retirés et on n'en voyait plus nulle part. Mais le Shabza-
dèh, loin de se piquer de tant de fermeté, était un pauvre
caractère, et il s'empressa, quand il vit sa personne si
bien gardée, de sortir de son écurie pour se diriger vers
le village de Gâdy-Kela, d'où il se rendit en toute
hâte à Sâry. Cette conduite eut pour effet d'aug-
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 207
monter encore dans toute la province l'impression pro-
duite par la première nouvelle de la surprise de Daskès.
Partout on perdit la tète: les villes ouvertes se crurent
exposées à tous les périls, et malgré la rigueur de la sai-
son, on vit des caravanes d'habitants paisibles, mais fort
désolés, qui emmenaient leurs femmes et leurs enfants
dans les solitudes du Demawend, pour les soustraire aux
inévitables dangers qu'indiquait manifestement, pour
tout ce monde, la prudente conduite du Shahzadèh.
Quand les Asiatiques perdent une fois la tête, ce n'est
pas à demi. Cependant cette situation ne pouvait indéfi-
niment se prolonger, pour le prince moins que pour per-
sonne. Il ne suffisait pas d'avoir peur, il fallait surtout
ne pas irriter contre soi le terrible Émyr-Nizam, qui,
lorsqu'il aurait appris les nouvelles, ne serait certes pas
satisfait. Encourir le châtiment de ce ministre sévère,
c'était peut-être pis que d'avoir affaire à Moulla Hous-
seïn-Boushrewièh. Ainsi, perplexe et ne sachant où se
tourner, le Shahzadèh, pauvre homme, donna des ordres
pour qu'on réunît de nouvelles forces et qu'on mît sur
pied une autre armée. L'empressement était faible de la
part de la population des villes à aller servir sous un
chef dont on venait de voir le mérite et l'intrépidité à
l'épreuve. Toutefois, moyennant quelque argent et beau-
coup de promesses, les moullas surtout, qui ne per-
daient pas leur cause de vue et qui étaient assurément
les plus intéressés dans toutes ces affaires, s'agitant
beaucoup, on finit par rassembler bon nombre de tou-
fenkdjys. Quant aux cavaliers des tribus, du moment que
leurs chefs montent à cheval, ils en font autant et n'en
demandent pas davantage. Abbas-Kouly-Khan Laredjany
obéit sans hésiter à l'ordre d'envoyer un nouveau w&«
208 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
tingent. Seulement, cette fois, soit par défiance de ce que
Tineptie du prince pourrait faire courir de risques inu-
tiles à ses parents et à ses sujets, soit par une certaine
ambition de se signaler lui-même, il ne confia plus à per-
sonne la conduite de ses gens. Il se mit à leur tête, et,
par un coup hardi, au lieu de rejoindre l'armée royale,
il s'en alla tout droit attaquer les bâbys dans leur refuge,
puis il donna avis au prince qu'il était arrivé devant le
château du Sheykh Tebersy et qu'il en faisait le siège.
Du reste il annonçait qu'il n'avait aucun besoin de secours
ni d'aide, que ses gens lui suffisaient et au delà, et que
seulement, s'il plaisait à son Altesse Royale de se donner
de sa personne le spectacle de la façon dont lui, Abbas-
Kouly-Khan Laredjany, allait traiter les rebelles, il lui
ferait honneur et plaisir.
Les nomades turks et persans passent leur vie à chas-
ser, souvent aussi à guerroyer, et surtout à parler de
chasse et de guerre. Ils sont braves, mais non tous les
jours, et ils tomberaient sous le coup de la remarque de
Brantôme, qui, dans son expérience des guerres de son
époque, avait beaucoup rencontré de pareils courages,
qu'il nomme assez bien journaliers. Mais ce que sont
ces nomades d'une manière très-uniforme et constante,
c'est grands parleurs, grands démanteleurs de villes,
grands massacreurs de héros, grands exterminateurs de
'multitudes; en somme, naïfs, très à découvert dans leurs
sentiments, très-vifs dans l'expression de ce qui échauffe
leurs tètes, extrêmement amusants. Abbas-Kouly-Khan
Laredjany, homme très-bien né assurément, était un type
de nomade accompli.
Mehdy-Kouly-Mirza n'aurait pu se donner, lui, pour un
guerrier bien téméraire, on vient de le voir; mais il
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 209
remplaçait l'intempérance de l'intrépidité par une qualité
utile aussi à un général : il ne prenait pas au pied de la
lettre les fanfaronnades de ses lieutenants. Craignant
donc qu'il n'arrivât malheur à l'imprudent nomade, il lui
envoya immédiatement des renforts. Ainsi partirent en
toute hâte Mohsen-Khan Souréty avec ses cavaliers, une
troupe d'Afghans, Mohammed -Kerym-Khan Ashrefy
avec des toufenkdjys de la ville etKhélyl-Khan, de Sewad-
Kouh, avec les hommes de Gàdy-Kela. Ces chefs, soit par
esprit de contradiction à l'égard du prince, soit qu'ils se
souciassent médiocrement de voir leur rival ordinaire, le
khan du Laredjân, s'illustrer par l'exploit qu'il avait an-
noncé, s'empressèrent de donner à celui-ci les plus sages
conseils et les plus propres à refroidir son ardeur. Ils lui
remontrèrent qu'il ne fallait pas trop présumer de soi-
même et que Moulla Housseïn n'était pas facile à forcer.
On savait, du reste, jusqu'à quel point ce maître des
bâbys était redoutable dans ses résolutions impétueuses;
il fallait tâcher de s'en garantir, et, pour cela, la pre-
mière des opérations devait être d'élever, en face des
murailles qu'on voulait faire tomber, un fort retran-
chement en pierre où l'on pourrait être à l'abri dçs
coups de main.
Abbas-Kouly-Rhan Laredjany répondit comme aurait
fait un gentilhomme français du moyen âge. « Jamais,
dit-il aux autres chefs, jamais il ne sera dit que des
hommes de ma tribu se soient cachés derrière des tas de
pierres quand ils avaient l'ennemi en face. Nos seuls re-
tranchements à noufr, ce sont nos corps I » Il ne fut pas
possible de rien obtenir d'autre du Serdar et on dut en
passer par ce qu'il voulait. Le camp fut donc établi sans
autres précautions que les sentinelles somnolentes à
210 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
l'usage du pays, et Ton resta ainsi en face et autour du
château des bàbys.
Ceux-ci semblaient frappés de terreur. Ils ne parais-
saient pas sur leurs murailles; ils ne se montraient pas
aux meurtrières des étages supérieurs; ils ne faisaient
pas le moindre bruit. Bien plus, ils envoyèrent des par-
lementaires pour demander grâce. Le Serdar enchanté
leur promit de les pendre. Sur cette parole, des négocia-
tions s'engagèrent et plusieurs députations furent en-
voyées à Abbas-Rouly-Rhan. Il ne voulait pas démordre
de sa sévérité ; mais les autres chefs ne dissimulaient pas
qu'ils seraient disposés à en finir à meilleur compte; de
sorte que, soutenus de ce côté, les députés argumen-
taient, acceptaient, cédaient et retournaient au château
pour prendre de nouveaux ordres. De cette façon, plu-
sieurs jours se passèrent en pourparlers, et le Serdar se
tenait prfur bien assuré que ce n'était pas du temps perdu,
tout au contraire : que c'était du temps admirablement
eipployé pour sa gloire. Il va sans dire que la surveil-
lance était devenue, de fort médiocre, tout à fait nulle,
et que les troupes étaient étalées devant le château aussi
bien à la bonne foi que si elles eussent été chez elles.
Une nuit — ce fut la dixième de Rébi-Oul-Ewwel —
trois heures avant le j our , Moulla Housseïn-Boushrewyèh,
à la tête de quatre cents toufenkdjis, sortit du château
dans le plus profond silence. Il s'avança rapidement vers
le camp, et se portant sur les groupes de dormeurs, lui
et ses gens commencèrent à égorger de leur mieux. Ils
avaient affaire aux contingents de Hézar-è-Djerib et de
Sewad-Kouh. Ces miliciens, ainsi assaillis, se jetèrent du
côté où campaient les hommes de Gûdy et ceux de Souréty
et d'Ashref, et les uns épouvantant les autres, toute cette
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 211
foule mêlée se mit à courir comme un troupeau de mou-
tons du côté du quartier du Serdar. Pour augmenter la
confusion, les bàbys, tout en frappant et en poursuivant,
mettaient le feu aux cabanes, aux abris, et des cris hor-
ribles, tant ceux qu'ils poussaient eux-mêmes pour
effrayer leurs adversaires, que ceux dont les assail-
lis n'étaient pas ménagers dans leur épouvante, portaient
le désordre à son comble. On ne se reconnaissait plus;
on ne savait plus où Ton était. Troublés par l'éclat fulgu-
rant des flammes ou aveuglés par l'obscurité, on tirait les
uns sur les autres et les balles atteignaient plus d'amis
et de confédérés qu'elles rie frappaient d'assaillants.
Le Serdar réveillé, surpris, envahi tout à coup par la
foule qui affluait de son côté, eut peine à trouver un
cheval et, après l'avoir trouvé, à se mettre dessus. Fu-
rieux, mais forcé de reculer, il gagna, en combattant, la
limite du camp opposée à celle qui faisait face au château,
et ne pouvant se décider à fuir, resta assez longtemps à
faire le coup de feu au milieu de quelques-uns de ses pa-
rents, qui l'avaient rejoint et tenaient bon avec lui. Parmi
ceux-ci, Mohammed-Sultan, y a ver — titre que nous tra-
duirons par celui de major, — se jetait en avant dans la
foule et suppliait les fuyards de s'arrêter, promettant de
les rendre vainqueurs de l'ennemi. Dans ce moment,
Moulla Housseïn apparut à cheval, excitant les siens et
frappant plus fort queux tous. En l'apercevant, le yaver
redoubla d'énergie dans ses supplications et dans ses
apostrophes : « Arrêtez-vous ! arrêtez-vous! criait-il; le
voilà ici, cet homme sans religion et sans foi ! Venez le
prendre! frappons-le! C'est lui qui doit craindre et non
pas vous! » Tandis que le brave gentilhomme tâchait
ainsi de ranimer des courages éteints, tes bto^*\ *&&&<&-
212 COMBATS ET SUCCÈS DES BÀBYS.
rèrent; personne ne le défendit, et, en quelques minutes,
malgré sa résistance, il tomba haché de coups de sabre.
Cependant cet exemple ne fut pas stérile et trouva
quelques imitateurs. Mirza Kérym-Khan Ashrefy, Aga-
Mohammed-Hassan du Laredjàn et quelques toufenkdjys
d'Ashref, se firent à la hâte un petit rempart de pierres et,
jurant qu'ils ne fuiraient pas et ne se laisseraient pas
prendre vivants, se mirent à combattre avec cette intré-
pidité absolue que des résolutions semblables font tou-
jours naître chez les soldats asiatiques. Tandis qu'ils
étaient ainsi occupés, Mirza Kérim-Khan dit à Aga-Mo-
hammed-Hassan Laredjany : « Tu vois bien, parmi les
bâbys, cet homme en turban vert : tire dessus I » Ce qu'il
fit lui-même immédiatement.
L'homme au turban vert, c'était Moulla Housseïn lui-
môme. On le vit porter la main à sa poitrine et on com-
prit que la balle l'avait frappé là. Au même instant, Aga-
Mohammed-Hassan, qui avait entendu les paroles de son
camarade et vu l'effet, abaissa son arme à son tour et
lâcha la détente. Le coup partit et atteignit encore
Moulla Housseïn dans le côté. Ainsi blessé, le chef bâby
n'en continua pas moins à donner des ordres et à con-
duire et activer les mouvements des siens jusqu'au mo-
ment où, voyant que la somme des résultats possibles
était acquise, il donna le signal de la retraite en se tenant
lui-même à l'arrière-garde.
Le retour au château ne se fit pas sans encombre. Les
toufenkdjys d'Ashref , retranchés derrière le petit mur,
sortirent avec leurs chefs et harcelèrent les bâbys. Mais
ils étaient trop peu nombreux pour leur faire grand mal,
quoique, en somme, ce combat eût coûté aux gens du châ-
teau une centaine d'hommes tués ou mis hors de combat,
COMBATS ET SUCCÈS DES BABTS. 243
et leur chef blessé. Cependant le camp était détruit. Il
s'en fallut toutefois que le désastre fût comparable à
celui de Medhy-Kouly-Mirza. Une partie de l'armée se
débanda sans doute, mais il resta encore quelques groupes
qui purent se rejoindre au point du jour et le reste fut
rallié dans la journée. Abbas-Kquly-Khan Laredjany
avait été rejeté aune extrémité du camp avec une cin-
quantaine d'hommes. Abdoullah-Khan, l'Afghan, n'avait
gardé près de lui que trois hommes, mais il avait tenu
bon. Mohsen-Khan avait fait de même avec quelques fan-
tassins d'Ashref.
Quand le jour parut, il se trouva que les bâbys étaient
rentrés dans leur fort, et Mirza Kérym-Khan Ashrefy,
avec ses compagnons, était maître du champ de ba-
taille. Ils se mirent à pousser de grands cris pour pré-
venir et faire arriver leurs compagnons au cas où il
s'en trouverait qui fussent restés dans le voisinage et
pussent les entendre; aussitôt, en effet, le Serdar et
ceux qui s'étaient maintenus çà et là se réunirent. On
parcourut le champ de bataille ; on rassembla et on en-
terra les morts, en tant qu'ils furent reconnus pour mu-
sulmans. Quant aux cadavres bàbys, on leur coupa la
tête ; on mit ce butin de côté comme trophée, et à quelques
jours de là, on expédia ces dépouilles à Balfouroush et
dans les autres villes du Mazendéràn, afin de montrer que
les bâbys n'étaient pas invincibles. Le Serdar, cependant,
envoya Abdoullah-Khan, l'Afghan, au, prince, pour lui
raconter comment les choses s'étaient passées et mettre,
autant que possible, les apparences de son côté.
La tâche n'était pas trop difficile. Il est certain que les
bàbys étaient rentrés dans leur château sans achever
leur victoire; qu'ils s'étaient laissé poursuivre par une
214 COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS.
poignée d'hommes, et que, pendant la journée du lende-
main et les jours suivants, ils avaient souffert que l'en-
nemi enterrât ses morts et qu'il décapitât honteusement
les corps des leurs. Voici ce qui avait causé dans leur
courage cette défaillance peu attendue : les deux bles-
sures de Moulla Housseïn étaient graves; il perdait beau-
boup de sang. A force d'énergie, il put se maintenir à
cheval et donner encore ses directions et ses ordres pen-
dant quelque temps; mais il sentit bientôt que ses forces
s'épuisaient, et qu'il ne pouvait s'obstiner davantage à
lutter contre la douleur sans aller au-devant d'une ca-
tastrophe déplorable pour lui-même, plus déplorable
encore pour les siens, qui ne pouvaient se passer de lui.
Il ordonna donc la retraite, bien à contre-cœur, et aban-
donna une victoire déjà plus que sûre. Il était temps;
car lorsqu'il atteignit la porte du château, ses forces
l'abandonnèrent complètement et il tomba dé cheval au
milieu de ses soldats épouvantés.
On le porta mourant sur son lit. Alors il réunit ses
officiers et leur recommanda la fermeté la plus inflexible.
Il leur défendit de croire qu'il pût réellement mourir;
/ c'étaient là de pures apparences qui ne devaient pas les
tromper; en effet, pas plus tard que quatorze jours après
une mort transitoire, il allait renaître. Il les engagea à
ne jamais abandonner la foi et les préceptes qu'il leur
avait communiqués, et à conserver toujours une fidélité,
un amour et un respect absolus à l'Altesse Sublime.
En ce qui concernait ce qu'on devait faire de son corps,
il recommanda à ses plus affidés confidents de l'enterrer
en secret et de telle sorte que personne ne pût savoir où
il aurait été mis. Nul doute qu'il ne voulût ainsi sous-
traire son cadavre aux outrages des musulmans, et sa tête
COMBATS ET SUCCÈS DES BABYS. 215
à l'exposition sur les places publiques. Enfin il expira, et
la religion nouvelle, qui reçut en lui son proto-martyr,
perdit du même coup un homme dont la force de carac-
tère et l'habileté lui auraient rendu des services bien
utiles, si sa vie avait pu se prolonger. Les musulmans
ont naturellement une profonde horreur pour le souvenir
de ce chef; les bâbys lui vouent une vénération corres-
pondante. Ils ont raison des deux parts. Ce qui est cer-
tain, c'est que Moulla Housseïn-Boushrewyèh a le pre-
mier donné au bâbysme, dans l'empire persan, cette
situation qu'un parti religieux ou politique ne gagne dans
l'esprit des peuples qu'après avoir fait acte de virilité
guerrière.
Après l'enterrement de Moulla Housseïn, qui eut lieu
avec les précautions prescrites par lui, les bàbys du
château eurent encore à enterrer les blessés qu'ils avaient
ramenés avec eux et dont une bonne partie succomba.
Ensuite, ils exécutèrent une nouvelle sortie. Mais le
Serdar avait quitté la place et était retourné chez lui
avec ses hommes. Débarrassés ainsi du soin de com-
battre, ils ouvrirent les tombes des musulmans, en
tirèrent les cadavres, les décapitèrent, et ayant planté de
grands pieux devant la porte principale de leur château,
ils fichèrent les têtes sur les pointes. Quant aux corps,
ils allèrent les jeter dans le désert, afin que les bêtes
et les oiseaux pussent en faire leur proie. En même
temps, ils recherchèrent avec soin les restes de leurs
compagnons mutilés par les gens du Serdar et les ense-
velirent avec respect. Cela fait, ils rentrèrent dans leur
forteresse.
CHAPITRE IX
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. — TROUBLES
A ZENDJAN.
Cependant, avant d'avoir encore aucune connaissance
de ce qui s'était passé devant le château du Sheykh Te-
bersy , le Shahzadèh Mehdy-Kouly-Mirza s'était mis en
route avec des troupes aussi nombreuses qu'il avait pu
en réunir pour aller retrouver le Serdar Abbas-Kouly-
Khan Laredjany. Il fut rejoint en route par les messagers
de ce seigneur, qui, en lui présentant plusieurs lances
garnies de têtes, lui remirent des lettres un peu ambi-
guës et lui jurèrent, comme c'est d'usage en pareil cas,
par sa tète, par la tète bienheureuse du Roi et par Mour-
téza Aly, que les bâbys avaient été complètement vain-
cus et détruits, ou que, s il en restait par hasard quel-
ques-uns, ce qu'ils ignoraient, ce ne devait pas être
beaucoup. Un discours aussi satisfaisant n'avait point
persuadé le prince, habitué à en faire lui-même de pa-
reils à ses supérieurs ; mais la vue des têtes lui sembla
au moins d'un heureux augure, et il continua sa route,
plein de bonne espérance , considérant la prise définitive
du château comme chose désormais facile ^ et craiçyiQAvt
218 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
que le Serdar n'en eût l'honneur à son détriment. Ainsi
cheminant, livré à ses réflexions, les unes assez douces,
les autres moins, il arriva à un port sur le Kara-Sou,
auprès d'Aly-Abad, et s'y arrêta pour la nuit. Chacun
s'occupait paisiblement à faire cuire son diner, quand
arriva le confident du Serdar, Abdoullah-Khan, l'Afghan,
chargé de donner des explications sérieuses, et qui, sen-
tant la difficulté de sa tâche, se rendit d'abord auprès de
Mirza Abdoullah Newayy, conseiller du prince, avec qui
il avait des liaisons particulières, et lui raconta franche-
ment, autant que la franchise est possible, comment les
choses s'étaient passées et tout le détail; car c'était sur-
tout par le détail qu'on espérait se sauver et donner à
l'accident une couleur moins fâcheuse.
Les deux amis, après avoir raisonné à l'infini sur ce
qu'il était à propos de dire et à propos de taire, se déci-
dèrent à aller ensemble chez le prince et lui firent leur
récit de la façon dont ils l'avaient arrangé. Mehdy-Kouly-
Mirza fut un peu surpris. Ce n'était pas ce à quoi il s'at-
tendait. Mais, en somme, ce qui le frappa davantage,
c'est que le Serdar pouvait être considéré comme ayant
été battu aussi bien qu'il l'avait été lui-même, et cette ré-
flexion, accompagnée de tous les corollaires consolants
pour son amour-propre, lui rendit l'affaire très-agréable.
Non-seulement il ne craignait plus qu'un de ses lieute-
nants se fût paré d'une gloire enviable en prenant le
château des bâbys, mais encore ce n'était plus seulement
lui qui avait échoué : il avait un compagnon et un compa-
gnon auquel il espérait bien faire porter la responsabilité
des deux défaites. Enchanté, il réunit ses chefs, grands
et petits, et leur fit part de la nouvelle, en déplorant,
bien entendu, le triste sort du Serdar, et en faisant
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 249
des vœux ardents pour qu'une autre fois ce vaillant soldat
fût plus heureux.
La satisfaction du Shahzadèh ne fut pas tout à fait parta-
gée par les commandants de ses bandes. Ceux-ci pensè-
rent que la dernière affaire rendait la situation du pays
de plus en plus mauvaise. Le mal n'était pas seulement
que des hommes eussent succombé dans une entreprise
mal conduite; mais chacun pouvait se rendre compte
que l'autorité dés bâbys gagnait dans la province ; qu?un i
grand nombre de gens, qui ne se déclaraient pas encore,
rç'en étaient pas moins prêts à se joindre à eux aussitôt
qu'ils feraient un mouvement en uvant ; que leurs émisr-
saires étaient si hardis et si soutenus par la peur géné-
rale, qu'on n'osait les arrêter nulle part, bien qu'on
les connût, et que, enfin, si une rencontre, un conflit
était encore nécessaire, on ne pouvait guère compter sur
des troupes battues et maltraitées chaque fois qu'elles
en étaient venues aux mains avec les sectaires. Les gens
raisonnables concluaient de tout cela qu'au lieu de se
promener de droite et de gauche dans la montagne, en
s'exposant sans cesse par une irrémédiable incurie et
une rare incapacité dans tous les genres à ce que quel-
que désastre nouveau arrivât, il vaudrait mieux réflé^
chir, savoir ce qu'on voulait faire, et ne frapper qu'avec
la presque certitude d'atteindre le Eut. Mais le prince ne
goûta pas cette façon de penser, et il s'en vint avec son
monde planter un nouveau camp devant le château du
Sheykh Tebersy.
Du moins c'était son intention d'en agir ainsi; mais
l'aspect du lieu le fit changer d'avis. Devant la porte, il
vit tes pieux sanglants chargés de têtes; de tous côtés,
des cadavres à demi rongés , à demi poutrâ n toa tAws^
220 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
infecte aux alentours. Il ne voulut pas rester là, et alla
s'établir à un farsakh, environ une lieue et demie de ce
lieu détestable, dans un endroit où se trouve un village
nommé Kasbek. Il y mit son quartier général, envoya
faire des recrues dans le pays d'alentour, et expédia des
hommes de corvée pour nettoyer les environs immédiats
du château. Ensuite, il fit commencer un mur d'inves-
tissement autour de la forteresse, et décida que cette fois
ce serait ainsi qu'on s'y prendrait , c'est-à-dire qu'on en-
fermerait les bâbys derrière leurs murailles , qu'on les
harcèlerait d'un feu aussi vif et soutenu que possible, et
que, lorsqu'ils essayeraient de sortir, on les repousserait
du haut des remparts qu'on allait élever. Le prince
distribua les postes que chacun aurait à garder sur le
développement de cette ligne d'investissement; il chargea
de l'approvisionnement des troupes Hadjy Rhan-Noury et
Mirza Abdoullah Newayy. Pour principaux officiers, il
prit le Serdar Abbas-Rouly-Khan Laredjany, auquel, de-
puis son peu de succès, il portait plus d'intérêt ; puis
Nasroullah-Rhan Bendéby, autre chef de tribu, et Mous-
tafa-Rhan, d'Ashref, auquel il donna le commandement
des braves toufenkdjys de cette ville et celui des Sou-
rétys. D'autres seigneurs moins considérables comman-
dèrent les gens de Doudankèh et de Bala-Restàk, ainsi
qu'un certain nombre de nomades turks et kurdes, qui ne
se trouvaient pas compris dans les bandes des grands chefs.
Ces nomades turks et kurdes furent plus particulière-
ment chargés de la surveillance de l'ennemi. On commen-
çait, après des expériences assez multipliées, à admettre
qu'il ne serait pas mal de se garder un peu mieux que par
le passé. Turks et Kurdes furent donc chargés de ne pas
perdre de vue, soit de jour, soit de nuit, ce qui se ferait
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 221
du côté de l'ennemi, et d'avoir l'œil au guet de manière
à prévenir les surprises. Ces précautions établies, on
creusa des trous et des fossés pour y placer des tou-
fenkdjys, qui reçurent l'ordre de tirer sur tous les bâbys
qui se montreraient. On construisit de grandes tours,
d'une élévation égate et même supérieure à celle des dif-
férents étages de la forteresse, et, au moyen d'un feu plon-
geant continu, on rendit plus difficile encore aux ennemis
de circuler surfeurs murailles ou de traverser même la
cour intérieure. C'était un avantage considérable. Mais,
au bout de quelques jours, les chefs bâbys, profitant de
la longueur des nuits, exhaussèrent leurs retranchements
de telle sorte que les tours d'attaque se trouvèrent dépas-
Ainsi, des deux parts , on appliquait les plus anciens
procédés de l'art des sièges. Les Grecs d'Alexandre, les
Romains de Crassus , les Arabes des khalifes ne s'y se-
raient pas pris autrement. Mehdy-Kouly-Mirza, pourtant,
voulut réunir aux moyens antiques quelque chose des
inventions modernes, afin de ne rien négliger, et il fit
venir de Téhéran deux pièces de canon et deux mortiers
avec les munitions nécessaires. Il se procura en même
temps le secours d'un homme de Hérat, qui avait le
secret d'une substance explosive, laquelle, étant allumée,
se projetait à sept cents mètres et incendiait tout. On en
fit l'épreuve, et les résultats furent satisfaisants. Cette
composition fut lancée dans le château, et elle y mit en
flammes et bientôt en cendres toutes les habitations de
bois, de roseau ou de paille que les bâbys s'étaient cons-
truites à l'intérieur, soit dans la cour, soit sur le rem-
part. Tandis que cette destruction avait lieu , les bombes
lancées par les mortiers et les boulets faisaient un tort
222 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
considérable à une bâtisse élevée à la hâte par des gens
qui n'étaient pas architectes, encore bien moins ingé-
nieurs, et qui n'avaient pas songé qu'on pût venir les
attaquer avec de l'artillerie. En peu de temps, les dé-
fenses du château furent démantelées; ce n'étaient plus
que poutres écroulées sous l'action du feu, débris de bois
noircis et fumants, tas de pierres bouleversées.
Les bàbys et leur chef Moulla Mohammed-Aly ne per-
dirent nullement courage. Derrière leurs décombres, ils
se terrèrent dans des trous et des passages souterrains
où les bombes et les boulets ne pouvaient les at-
teindre, et continuèrent à se défendre avec une énergie
Un matin, le prince, rendu plus impatient par les pro-
grès évidents de son attaque et désireux d'en finir à tout
prix, ordonna qu'au lieu de discontinuer au jour, suivant
l'usage, les travaux de la nuit, tous les hommes, sans
exception aucune, eussent à s'y mettre, tant ceux qui
avaient travaillé depuis la veille au soir que ceux qui
avaient dormi. On lui représenta inutilement que les uns
et les autres étaient à jeun et qu'il fallait au moins leur
laisser le temps de se refaire. Il insista, il s'emporta, et
les soldats ennuyés et obstinés se dispersèrent en cou-
rant et allèrent se cacher pour se dispenser d'obéir.
Tout ce que purent faire Djafer-Kouly-Khàn, de Bala-
Restâk, et Mirza Abdoullah, ce fut de rassembler et de re-
tenir une trentaine d'hommes avec lesquels ils s'achemi-
nèrent vers les travaux.
Les bàbys avaient observé de loin le désordre qui s'é-
tait mis dans le camp et, sans en connaître autrement la
cause, ils n'avaient pas hésité à en profiter. Sortant donc
de leurs ruines et de leurs retraites, animés par les cris
fcHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 223
, aigus de leurs femmes et de leurs enfants, ils franchirent
intrépidement les amas de décombres et, au pas de course,
se dirigèrent sur les tranchées pour les bouleverser et
mettre le feu aux tours. Mirza Abdoullah les voyant
venir, se jeta au-devant d'eux et, de son fusil à deux
coups, jeta tout d'abord deux bàbys par terre. Cet exploit
fit l'effet qu'il aurait produit sur une troupe de gazelles.
Il détourna l'attaque, qui, par un mouvement instinctif/
se jeta à gauche, où était Djafer-Kouly-Khan, au pied
d'une tour construite par lui. Ce chef, non moins résolu
que Mirza Abdoullah , l'imita , mais non pas avec le
même succès. Les bâbys, rejetant leurs fusils sur leurs
dos, mirent le sabre à la main et fondirent sur le brave
nomade, qui, serré de près, se réfugia dans le fossé de sa
tour. On l'y suivit ; son neveu eut, à son côté, la moitié
de la tête abattue d'un coup de sabre vigoureusement
porté. Il aurait été tué lui-même, sans aucun doute, si
les bàbys, à ce moment, rudement assaillis par les hom-
mes de l'armée royale qui se ralliaient et accouraient au
péril, n'avaient été contraints de songer à eux-mêmes et
de sortir du fossé. Pendant le tumulte, Djafer-Kouly-
Rhan se hissa sur la berge et, se réunissaht aux siens,
continua à combattre, bien que blessé au côté d'un coup
de hache. Enfin il tomba. Les bàbys , après avoir mis le
désordre dans les tranchées et démoli une tour, ne trou-
vèrent pas possible de pousser plus loin leurs avantages.
Ils rentrèrent et se tinrent cois le reste du jour. Mais,
de nouveau, les assaillants étaient découragés.
Le siège durait depuis quatre mois et on ne faisait pas
de progrès sensibles. Les fortifications primitives avaient
été renversées; mais, avec une énergie qui ne se démen-
tait pas, les bâbys les avaient remplacées par d'autres et,
224 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSTi
jour et nuit, les réparaient et les augmentaient /On ne
pouvait prévoir l'issue de cette affaire, d'autant moins
que, comme je le raconterai tout à l'heure, leMazendéran
n'était plus la seule partie de la Perse où les partisans de
la religion nouvelle donnassent de si terribles preuves de
leur foi, de leur zèle et de leur intrépidité. Le roi et le
premier ministre, inquiets d'une telle situation, firent
éclater leur colère contre les chefs envoyés par eux On
ne se borna pas à leur reprocher leur incapacité dans les
termes les plus amers, on les menaça, eux et tous les
peuples de la province, de les traiter comme des bàbys si
l'affaire n'était terminée au plus vite. Là-dessus le com-
mandement fut ôté à Mehdy-Rouly-Mirza et donné à
l'Afshar Souleyman-Rhan, homme d'une fermeté connue
et d'une grande influence, non-seulement sur sa propre
tribu, une des plus nobles de la Perse, mais encore sur
tous les gens de guerre, qui le connaissaient et le tenaient
en grande estime. Il emporta les instructions les plus
rigoureuses.
Il se rendit immédiatement au château du Sheykh
Tebersy et renforça les assiégeants des cavaliers turks
qu'il amenait avec lui. Les travaux furent repris avec une
activité qu'on n'avait pu encore leur imprimer. Le chef
était sévère, on savait que ses ordres étaient sans appel.
Avec lui, il y avait autant, sinon plus de dangers à re-
culer qu'à avancer. Aussitôt qu'une brèche nouvelle eut
été à peu près pratiquée, Souleyman-Khan y poussa ses
troupes et donna l'assaut sur tout le pourtour du fort à
la fois. Les bâbys le reçurent avec la résolution froide et
endiablée que Ton pouvait attendre d'eux.
Mirza Rérym-Rhan, d'Ashref, réussit, cependant, à ga-
gner la crête du mur avec quelques-uns de ses hommes.
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKK TEBERSY. 225
Aussitôt son porte-fanion, qui le suivait, tomba à la ren-
verse, frappé d'une balle; mais Kérym-Khan, étendant
le bras, saisit le fanion, qui ne suivit pas son porteur
dans sa chute; puis, élevant et secotfant son étendard, il
fit tête dans la mêlée et entraîna les siens à travers une
grêle de balles. Il était si avant au milieu des ennemis
que les flammes des amorces lui brûlaient autour du
visage. Aussi affolé que les bàbys, il se maintint, les
poussa, gagna une tour, les en chassa et planta son fanion
au sommet.
A cette vue, Mohammed-Salèh-Khan, frère de Djafer-
Kouly-Rhan, avec quelques hommes de Bala-Restak, ac-
courut à son aide, et il aurait été suivi d'un grand nombre
de soldats, si Mehdy-Kouly-Mirza, pris de peur, n'avait
fait battre les tambourins pour rappeler son monde. Ace
signal qu'ils n'étaient plus soutenus, les deux chefs, déjà
maîtres d'une bonne position, durent se résigner à la
perdre et réussirent à la quitter. Mais Souleyman-Rhan,
désolé, fit honte au prince et à ceux qui pensaient et
parlaient comme lui. Il leur remontra que c'était par de
telles façons d'agir qu'ils avaient encouru la disgrâce
royale; il les menaça durement et déclara qu'on recom-
mencerait l'assaut dès le lendemain. Il fondait une forte
espérance de succès sur ce que les bàbys, outre qu'ils
étaient sans chef et fort réduits de nombre, souffraient
de toutes les tortures de la faim, leurs provisions étant
complètement épuisées.
Ce renseignement était venu d'une façon moralement
assez triste. Au milieu de tant de gens si convaincus et
si résolus, il s'en trouva pourtant un qui perdit courage.
Il se nommait Aga Resoul. Devant les souffrances déjà
endurées et la fin certaine, il vit s'évanouir s& foi \ va&-
226 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
qu'alors soutenu, exalté comme tous ses compagnons, il
déserta. Il vint trouver le prince, et celui-ci le reçut avec
une joie parfaite, lui pardonna et lui fit des cadeaux. Ce
qui est propre à dégoûter des grandes entreprises, c'est
qu'on n'y saurait renoncer pour rentrer simplement dans
le plain-pied de la vie ; quand on faiblit, de sublime on
devient vil. Aga Resoul raconta tout ce qui se passait
dans le fort et remplit les musulmans (le joie en leur
montrant la victoire sous leur main, ce dont ils n'étaient
pas sûrs encore. Il ne s'arrêta pas là et voulut s'iUiistret"
dans son nouvel état. Il avait l'habitude de l'extrême.
Rentrant dans la forteresse, où l'on ne s'était pas encore
aperçu de son absence, il pratiqua une trentaine d'hommes
de son village, sur lesquels sa naissance assez bonne lui
donnait dé l'influence et qui n'étaient devenus bâbys que
par lui. Par lui encore ils devinrent déserteurs, considé-
rant comme un devoir supérieur à tout autre de servir
leur chef, même au mépris d'une religion à laquelle jus-
qu'alors ils avaient tant donné.
Ayant donc cédé à ses instigations, ils quittèrent le
château sans rien dire et s'acheminèrent vers les tran-
chées. Mais les nomades du Laredjàn, qui étaient de garde
ce jour-là et ne savaient pas un mot ni des intentions de
ces nouveaux amis ni de ce qui était convenu avec les
chefs de Farinée, firent feu sur eux, tuèrent Aga Resoul
et plusieurs autres, et contraignirent le reste à rebrousser
chemin et à retourner aux bâbys, qui, les ayant vus sortir
et les voyant rentrer sans que rien pût expliquer cette
façon de faire, leur dirent : « Vous êtes des traitres*
Mourez I » et ils furent massacrés à coups de sabre. Il y
eut quelques jours après encore un apostat, ce fut Riza-
Khan, un des fils de Mohammed-Rhan, grand écuyer du
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 227
roi, qui avait suivi Moulla Housseïn et jusque-là partagé
bravement la fortune de la secte. Mais, lui aussi, faible
devant la faim, s'échappa la nuit et vint demander
grâce au prince, qui lui pardonna. Quelques autres bâbys
furent moins coupables peut-être, mais non par pardon-
nables. Ils partirent en armes, traversèrent l'armée royale
endormie et, gagnant la montagne, se dispersèrent et
prirent la route des villages d'où ils étaient venus. Ceux-
là trahirent leurs compagnons, mais non leur conscience.
Ceux qui restaient fermes avaient achevé de manger, non-
seulement leurs dernières provisions, mais le peu d'her-
bes qu'ils avaient pu recueillir dans leur enceinte et l'è-
corce entière des arbres. Il leur restait le cuir de leurs
ceinturons et les fourreaux de sabre. Ils recouraient
aussi à l'expédient indiqué jadis par l'ambassadeur d'Es-
pagne aux ligueurs assiégés dans Paris : ils broyaient des /
ossements de morts et en faisaient une sorte de farine. '
Enfin, poussés à bout, ils se déterminèrent à une sorte
de profanation. Le cheval de Moulla Housseïn était mort
des blessures qu'il avait reçues dans cette nuit san-
glante où son maître avait succombé. Les bàbys l'avaient
enterré par respect pour la mémoire de leur saint, et
quelques rayons de sa gloire, quelque chose de la vé-
nération profonde qu'il inspirait, flottaient sur la tombe
du pauvre animal.
Un conseil de guerre se réunit et, en déplorant la né- ■
cessité de discuter de semblables sujets, on mit en déli-
bération de savoir si l'excès de la détresse pouvait auto-
riser les fidèles à déterrer le coursier sacré et à s'en faire
un aliment. Avec une douleur vive on décréta que l'ac-
tion serait excusable. On reprit donc à la terre ce qu'on
lui avait donné, on se partagea les lambeaux du cheval,
228 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
et, les ayant fait cuire avec de la farine d'ossements, on
les mangea, puis on reprit les fusils.
L'attaque commandée par Souleyman-Khan commença.
Au milieu d'une fusillade bien nourrie, des planches et
des troncs d'arbres furent jetés sur le fossé du château,
du côté de l'ouest, et Mirza Abdoullah Newayy s'élança,
suivi des Bendépis, de quelques Ashréfys et des combat-
tants de Bala-Restak. On était au commencement de la
nuit. Les bàbys se portèrent sur la brèche pour la dé-
fendre et un affreux tumulte commença, dominé çà et là
par les cris déchirants et aigus des femmes mêlées à leurs
maris. Les bàbys essayèrent de proflter de ce premier
moment d'attaque pour sortir en masse du château et se
frayer une route vers la forêt. Ils auraient ainsi pu espé-
rer, sinon le salut, du moins le renouvellement et la pro-
longation de la lutte, mais ils ne réussirent pas, et leur
impétuosité vint se briser contre le nombre de leurs enne-
mis, bien que, au premier abord, ceux-ci eussent plié. Ils
lavaient fait, non par manque de cœur, mais, en réa-
lité, parce que la presque totalité des musulmans con-
sidéraient les bàbys comme autre chose que des hommes,
ou, pour le moins, comme des hommes fées. Aussi recou-
raient-ils à tous les moyens extrêmes pour en avoir
raison. Un homme de Talisch tirait avec des pièces d'or
sur tel des champions bàbys qui lui semblait plus parti-
culièrement redoutable. Il est singulier que cette supers-
tition se retrouve en Perse comme en Ecosse, où les
(tovenantaires visaient avec des balles d'argent sur ceux
de leurs persécuteurs qu'ils croyaient enchantés. En lut-
tant avec cette rage et cette exaltation, qui en faisaient plus
et autre chose que des soldats ordinaires, les deux partis
se confondirent et en vinrent à user du pistolet plus que
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 229
du fusil, et du poignard plus que du sabre. Les hommes
roulaient pêle-mêle dans le fossé, sur les ruines du mur,
sur les débris des tours. Comme un tourbillon de feuilles,
les vivants, les blessés, cramponnés les uns aux autres et
se poussant comme les vagues d'une mer secouée par la
houle, assaillants et défenseurs, tombèrent confondus dans
la vaste cour du fort. L'entrée était décidément forcée.
Les soldats de Souleyman-Khan arrivaient de tous les côtés
et les bâbys ne pouvaient ni les repousser, ni se débander,
ni se faire jour. Au milieu du tumulte, quelques-uns
d'entre eux demandèrent à capituler.
On leur répondit d'apostasier et qu'alors on pourrait
s'entendre. Là-dessus le combat se ralentit un peu et on
commença à parlementer. Il fut convenu, après quelques
difficultés, que les bâbys se rendraient et que, sans con-
ditions aucunes, sinon celle de quitter leur château, on
leur garantirait la vie sauve. Cette stipulation ayant été
agréée, Mehdy-Kouly-Mirza et les généraux rappelèrent
leur monde et le firent rentrer dans le camp. Cependant
ils tenaient leurs soldats sur pied dans l'attente de la
façon dont les bâbys exécuteraient leur engagement. Les
soldats, d'ailleurs, étaient également curieux de voir ce
qui restait de cette garnison encore si redoutée et dont les
exploits, avant d'avoir cessé, étaient déjà devenus légen-
daires.
Les bâbys parurent; il n'en restait plus que deux
cent quatorze, dont un certain nombre de femmes, et tous
dans un tel état d'épuisement qu'on peut à peine se le
représenter. On leur donna des tentes, où ils s'établirent;
on leur fournit des vivres, et, pendant plusieurs heures,
ils ne s'occupèrent qu'à réparer leurs forces, les chefs de
l'armée royale leur témoignant d'ailleurs des égards.
230 CHUTE DU CHATEAU* DU SHEYKH TEBERSY.
Mais le lendemain, Souleyman-Khan, le Shahzadèh, les
chefs, invitèrent les principaux bèbys à déjeuner. Ceux-ci
acceptèrent et la réunion eut lieu dans la tente du prince,
située au milieu du camp. Dès les premiers propos, on
parla religion. Les bèbys ne cherchèrent nullement à
dissimuler leur haine et leur mépris pour l'Islam et se
mirent à argumenter avec cet entraînement et cette viru-
lence qui leur étalent ordinaires. On répondit peu de pa-
roles ; car les actes allaient parler et l'on tenait le pré-
texte que l'on voulait avoir. A un signal convenu, les
soldats se précipitèrent dans la tente et arrêtèrent les
hôtes, tandis qu'une autre troupe, se jetant sur le gros
des bàbys, couchés sans défiance dans le quaitier qu'on
leur avait assigné, les garrottèrent et les amenèrent à
l'endroit où étaient déjà étendus les principaux d'entre
eux.
La trahison est quelquefois tentante et douce au cœur
de la lâcheté victorieuse ; mais elle a son embarras, celui
de ne pouvoir pas s'avouer, même devant les victimes. Il
faut la farder. Le prince Mehdy-Rouly-Mirza prétendit
que l'honneur de la religion, que les lois expresses de sa
foi et que sa loyauté envers son souverain le forçaient de
violer sa parole. Il fit des phrases, et quand elles furent
faites, il ordonna de réserver Moulla Mohammed-Aly
Balfouroushy et les principaux officiers; quant au reste,
il fit étendre par terre, les uns à côté des autres, tous les
captifs, et, un à un, on leur ouvrit le ventre. On remarqua
qu'il y eut plusieurs de ces malheureux dont les entrailles
' étaient remplies d'herbe crue. Cette exécution achevée,
on trouva qu'il restait encore quelque chose à faire et on
assassina les transfuges auxquels on avait pardonné. 11 y
avait aussi des enfants et des femmes ; on les égorgea de
CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY. 231,
même. Ce fut une journée complète. Oii tua beaucoup et
on ne risqua rien» Tous les bàbys étant morts, et là certi-
tude acquise que de ces sectaires redoutés on ne rencon-
trerait tout au plus que les ombres, on se rendit au châ-
teau du SheykhTebersy, et on se promena dans les décom-
bres. On admira avec un profond étonnement les efforts
extraordinaires qu'il avait fallu, à des hommes privés
des instruments et surtout des connaissances néces-
saires, pour construire tant de murs, creuser tant de pas-
sages, combiner tant de défenses. On trouva aussi un
grand nombre d'armes et de meubles, comme tapis et
ustensiles divers, dont on s'empara. Une partie provenait
du butin que les bâbys avaient fait naguère dans leurs
expéditions heureuses, notamment les bagages de Mehdy-
Kouly-Mirza, qui eut le bonheur de s'en ressaisir.
Cependant, dès le lendemain et le surlendemain, la nou-
velle de la victoire définitive ayant été portée à Balfou-
roush, à Sâry, à Ashref, dans les villes et villages de la
province, les moullas accoururent au camp pour voir
comment les choses s'y passaient. On leur raconta la
mort des bàbys; ils en félicitèrent ceux qui ne s'étaient
pas arrêtés à de vaines formalités d'engagements, ces en-
gagements n'étant pas valables aux yeux de la loi. Puis ils
insistèrent pour qu'on se défit de même, sans attendre les
ordres de Téhéran, de Hadjy Mohammed-Aly et de ses
compagnons. Bref, leâ moullas se montrèrent ce que sont
la plupart des hommes ayant leur passion et se trouvant
à même de la satisfaire. Il faut être juste : ce ne fut pas
parce qu'ils étaient moullas qu'ils parlèrent, pensèrent et
agirent ainsi ; il suffisait qu'ils fussent des hommes.
Hadjy Mohammed-Aly et ses officiers furent donc con-
damnés à être exécutés Sur la place de Balfouroush^etils
232 CHUTE DU CHATEAU DU SHEYKH TEBERSY.
le furent. On leur avait annoncé d'avance, sans doute par
une précaution de l'orgueil inquiet, que, quand même
ils abandonneraient leur religion et retourneraient à l'Is-
lam, l'apostasie ne leur serait d'aucun avantage et ne les
empêcherait pas d'aller aux mains des bourreaux. Ils
reçurent cette communication avec un mépris froid et
moururent sans parler. Pendant plusieurs semaines, on
rechercha çà et là dans le pays ceux qui passaient pour
bébys et on les massacra. Mais cette enquête n'alla pas
loin. Les vainqueurs ne se souciaient pas de ranimer la
lutte, tout au contraire ; et comme un grand nombre de
demi-indifférents laissaient cependant percer une par-
tialité qui pouvait devenir dangereuse, les moullas et les
chefs se hâtèrent de mettre fin à cette affaire et s'enten-
dirent pour qu'on s'entretînt le moins possible de ce qui
avait eu lieu. D'ailleurs, on se rendait parfaitement compte
que si le bàbisme était étouffé dans le Mazendérân, il ne
Tétait nullement ailleurs. Toute la Perse, on peut le dire,
le pays entier frémissait sous l'imDression de la doctrine
nouvelle et attendait avec un intérêt extrême ce que
produiraient les conséquences que Moulla Housseïn-Boush-
rewyèh, le premier, avait osé en tirer.
A Shyraz, le Bàb, confiné dans sa maison, effrayait tout
le monde par cette puissance évidente qui lui faisait re-
muer au loin le Mazendérân. Le Rhorassan était plein de
bàbys.Il en existait, il s'en formait partout. On a vu qu'ils
avaient semé leur graine à Ispahan, àRashan, à Kazwyn.
Gourret-oul-Ayn s'était éloignée du Mazendérân aussitôt
que la guerre avait éclaté. Ses partisans avaient rejoint
en grande partie la garnison du château du Sheykh Te-
bersy ; le reste avait été prêcher et convertir hors de la
province. Elle-même, gagnant Hamadan, avait étendu son
TROUBLES A ZENDJAN. 233
influence même sur les juifs, qui, chose bien singulière, se
montraient ailleurs aussi, à Shyraz, par exemple, très-
préoccupés de la nouvelle foi. Puis, elle avait disparu, et
personne n'eût pu dire, sauf ses confidents intimes, ce
qu'elle était devenue. D'accord, probablement, avec les
chefs de la secte, elle était entrée à Téhéran et s'y ca-
chait. A Razwyn, le mal avait aussi fait de grands pro-
grès. Il allait éclater à l'heure même, d'une façon plus
redoutable encore que dans le Mazendérân, dans une
ville où rien jusqu'alors n'indiquait qu'il eût gagné du
terrain et dont on n'avait point parlé. Cette ville était
Zendjàn, dans le Rhamsèh.
Le Rhamsèh est une petite province à l'est du Raflàn-
Rouh, ou montagne du Tigre, entre l'Aragh et I'Azer-
beydjan. Sa capitale, Zendjàn, d'un joli aspect, est
ceinte d'un mur crénelé garni de tours, comme toutes les
cités persanes. La population y est turke de race, et, si
ce n'est par les employés du gouvernement, le persan y
est peu parlé. Les environs de la ville sont bien fournis
de villages, qui ne sont pas pauvres ; des tribus puis-
santes les fréquentent surtout au printemps et en hiver.
Il se trouvait dans cette ville un moudjtehed appelé
Moulla Mohammed-Aly Zendjany. Il était natif du Mazen-
dérân et avait étudié sous un maître célèbre, décoré du
titre de Shérif-oul-Ouléma. Mohammed-Aly s'était adonné
particulièrement à la théologie dogmatique et à la juris-
prudence; il avait acquis de la réputation. Les musulmans
assurent que, dans ses fonctions de moudjtehed, il faisait
preuve d'un esprit inquiet et turbulent. Aucune question
ne lui semblait ni suffisamment étudiée ni convenable-
ment résolue. Ses fetwas multipliés troublaient constam-
ment la conscience et les habitudes des fidèles. Avide de
234 TROUBLES À ZENDJAN.
nouveautés, il n'était ni tolérant dans la discussion, ni
modéré dans la dispute. Tantôt il prolongeait indûment
le jeûne du Ramazan pour des motifs que personne
n'avait donnés avant lui; tantôt il réglait les formes de
la prière dune façon tout inusitée. Il était désagréable
aux gens paisibles, odieux aux routiniers. Mais, on
l'avoue aussi, il comptait de nombreux partisans qui le
considéraient comme un saint, prisaient son zèle et ju-
raient d'après lui. A s'en faire une idée tout à fait impar-
tiale, on peut voir en lui un de ces nombreux musulmans
qui, au vrai, ne le sont pas du tout, mais que presse un
fond très-ample et très-vivace de foi et de zèle religieux
dont ils cherchent l'emploi avec passion. Son malheur
était d'être moudjtehed et de trouver, ou plutôt de croire
trouver un emploi naturel de ses forces dans le boule-
versement des idées reçues en des matières qui ne com-
portent pas cette agitation.
Il en fit tant que, malgré ses nombreux appuis et
peut-être même à cause d'eux, ses collègues se mirent en
guerre ouverte avec lui, l'accusèrent à Téhéran, firent
agir le haut clergé de cette ville, bien payé pour suspec-
ter tous les instigateurs de nouveautés, et il fut mandé à
la capitale par le premier ministre. On était encore sous
Mohammed-Shah. Hadjy Mirza Aghassy, comme c'était
son usage, causa avec lui, chercha à l'embarrasser, s'en
moqua, lui dit des injures, lui fit des cadeaux et lui or-
donna de se choisir un logement à sa guise, de vivre en
paix, autant que possible, avec tout le monde, mais de
ne pas penser à Zendjân, où il ne voulait pas qu'il re-
tournât.
C'était l'époque oùMoulla Housseïn-Boushrewyèh était
lui-même à Téhéran. Le moudjtehed, mécontent, eut avec
TROUBLES A ZENDJAN. 235
lui des. Conférences et devint bâby du fond de l'àme.
Après le départ de l'apôtre, il se mit en communication
directe avec le Bàb et puisa dans cette correspondance
sacrée un enthousiasme qui ne le cédait à celui d'aucun
des chefs de la secte. Les nouvelles du Rhorassan, puis
celles du Mazendéràn, le remplirent d'une joie qui
allait jusqu'à la frénésie. La gloire, les mérites deMoulla
Housseïn lui parurent dignes de devenir aussi ses mérites
et sa gloire. Mohamme.d-Shah était mort, son ministre en
fuite. Un nouveau règne, de nouvelles maximes lui paru-
rent faciliter ses projets. Profitant de ce que le capitaine
des gardes du palais, Émyr Aslan-Rhan, était nommé
gouverneur de Zendjân,il résolut de braver les défenses
qui lui avaient été faites d'y retourner. Un soir, il ôta son
turban, prit un habit de soldat, se glissa hors des portes
de Téhéran, et, montant à cheval, se dirigea rapidement
sur la ville où il avait gardé toute son influence.
Il y fit une entrée triomphale et telle qu'il ne l'aurait
pas eue quelques mois auparavant. En effet, devenu bàby ,
il vit s'ajouter à tous ses anciens amis ceux de la doctrine
nouvelle. Une grande quantité d'hommes riches et consi-
dérés, des militaires, des négociants, des moullas même,
vinrent à sa rencontre à une ou deux stations de distance
et le conduisirent à sa demeure, non comme un réfugié
qui rentre, non comme un suppliant qui ne demande que
le repos, non pas même comme un rival assez fort pour
se faire craindre : ce fut un maître qui apparut. Dès le
premier moment, il fit appel aux armes. Ne se souciant
ni du gouverneur ni des moullas, il parcourait les rues à
la tête d'une forte troupe d'hommes armés. 11 prêchait
dans les mosquées et les faisait retentir d'accents non
moins véhéments que ceux dont Moulla Housseïn avait
236 TROUBLES A ZENDJÀN.
troublé les voûtes des temples de Nishapour. En peu de
temps il avait réuni sous sa main quinze mille hommes, ^
et en réalité, il régnait.
On avait appris à Téhéran une partie de ces détails,
et comme l'affaire du Mazendérân n'était pas encore ter-
minée, le nouveau premier ministre, Mirza Taghy-Khan, ,
extrêmement inquiet de cet autre commencement d'in-
cendie, expédia à Émyr Aslan-Khan l'ordre de s'emparer
de la personne du perturbateur. Mais il était plus facile
ici de commander que d'exécuter. Le gouverneur comprit
qu'au moindre mouvement suspect de sa part, la lutte •
s'engagerait. Il n'avait rien pour la soutenir ; lui, les moul-
las et le petit nombre de musulmans restés fidèles suc-
comberaient certainement. On se consulta et l'on dut se
résigner à attendre. Il se passa ainsi quelque temps en
observation mutuelle.
CHAPITRE X
INSURRECTION DE ZENDJAN
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAfi
Cette attitude ne pouvait pas durer indéfiniment. Le
rebelle surtout avait intérêt à la faire cesser le plus tôt
possible, afin de ne pas laisser tomber l'ardeur des
siens. Ce fut cependant l'autorité légitime qui engagea
la lutte, et cela pour une cause en réalité assez futile, si
l'on tient compte des usages du pays et des graves raisons
qui auraient dû porter le gouverneur à gagner du temps.
Un des partisans de Moulla Mohammed-Aly Zendjàny
avait une contestation avec le fisc relativement à l'impôt
et il avait plusieurs fois refusé de payer .Cela se fait en Perse
en tout temps et à tous moments, et quand l'adversaire du
fisc a un protecteur tant soit peu considérable, le fisc
passe condamnation ; il se contente d'un arrangement qui
ne lui est qu'à demi favorable. Il eût été sage de suivre
ici la coutume et de ne pas considérer un chef de parti qui
traînait quinze mille enthousiastes à ses talons comme
un homme inutile à ménager. Ce n'est pas chose con-
venue en Asie que force doit toujours rester à l'autorité ;
quand cela est, tant mieux; mais quand cela n'est pas, le
scandale est minime.
238 INSURRECTION DE ZENDJAN.
Quoi qu'il en soit, Émyr Aslan-Rhan fit mettre le ré-
calcitrant en prison. LeZendjàny en ayant été informé,
montra l'indignation la plus vive, et demanda que le gou-
verneur, revenant sur son jugement, lui renvoyât immé-
diatement son homme. Émyr Aslan-Rhan déclara qu'il
était dans sa charge de faire respecter les lois ; que Moulla
Mohammed-Aly ne l'en empêcherait pas et que le cou-
pable ne serait pas élargi. Sur quoi, Jtfohammed-Aly donna
l'ordre de jeter par terre la porte de la prison et de lui
amener son protégé chez lui. m
Émyr Aslan-Khan avait prévu les conséquences de sa
réponse et avait mis sur pied les troupes dont il pouvait
disposer, de sorte que lorsque les partisans du Zendjâny ,
rassemblés par toute la ville, se présentèrent devant la
prison pour exécuter le commandement de leur chef, ils
trouvèrent la place occupée. A cette vue, leur irritation
fut portée au comble. Ils se répandirent dans tous ljes
quartiers et dans, tous les bazars en poussant de grands
cris et appelant le peuple à la révolte; ils commencèrent
à envahir les maisons, à courir sur les terrasses, à casser,
briser, rompre, déchirer, détruire et piller tout; puis ils
se jetèrent sur les logis de leurs principaux adversaires
et les détruisirent de fond en comble : en même temps, lé
feu éclata sur plusieurs points de la ville.
Moulla Mohammed-Aly, voyant que le moment de la
bataille était arrivé, se trouva prêt à tout. Il ordonna
d'élever des barricades, et composa son gouvernement.
Hadjy Ahmed fut nommé lieutenant du chef; Hadjy
Abdallah-Nerraz, principal conseiller; Hadjy Abdallah-
Rhebbar, gouverneur ou commandant de la place ; Àbd-
el-Baghy, préfet de police , et le prévôt des mar-
chands d'habits, Meshhedy-Souleyman, ministre «l'État.
INSURRECTION DE ZENDJAK; 230
Hadjy Razem-Geltougy, installé comme chef de l'arsenal,;
s'occupa immédiatement de fondre deux pièces de canon
en fer et un certain nombre de ces pièces, appelées zemr
bourèk, que l'on place ordinairement sur le dos des cha-*
meaux et qui lancent des biscaïens. Chacun, dans le
parti, reçut son emploi, son titre, sa fonction, et se mit à.
l'œuvre. Tout le monde ardent à réussir, le fut de même
à obéir; la confiance dans le chef était absolue et univer-
selle.
Aussitôt que, du côté des bâbys, on eut ainsi fait les
préparatifs indispensables, on assaillit les hommes du
gouverneur. Un esclave géorgien de ce dernier, Asad-
Oullah, fut tué d'abord de cinq blessures; c'était un
homme d'une bravoure remarquable. Un autre jeune
homme appelé comme lui Asad-Oullah, fils du séyd Hassan ,
sheykh-oul-Islam, et de la sœur de Hadjy Dâdâsh, le né-
gociant, fut aussi tué d'une balle. Du côté des bâbys*
quelques hommes tombèrent et l'on fit prisonnier un Cer-
tain sheykhy, renommé pour sa force corporelle et son
audace. On l'amena aussitôt devant les deux moudjteheds,
Aga-séyd-Mohammed, et Hadjy myr-Aboulkassem, qui,
lui appliquant les prescriptions relatives à Papostasie et
à la révolte, le déclarèrent digne de mort. Le gouverneur
fit exécuter à l'instant la sentence.
Cependant la nuit était venue, et chacun des deux
partis, établi sur le terrain dont il avait pu s'emparer ou
qu'il avait pu défendre, attendit le jour sous les armes.
Il faut s'imaginer une ville persane. Les rues sont
étroites, d'une largeur de quatre, cinq ou huit pieds tout
au plus. Le sol, qui n'est pas pavé, est rempli de trous
profonds, de sorte qu'on ne saurait cheminer qu'avec des
précautions infinies pour ne se pas caâaer les jambes, L^
240 INSURRECTION DE ZENDJAN.
maisons, sariç fenêtres sur la rue, montrent des deux
côtés une continuité de murs, le plus souvent hauts d'une
quinzaine de pieds et surmontés d'une terrasse sans
garde-fous, quelquefois aussi çà et là dominés par ce
qu'on appelle un balakhanèh ou pavillon presque à jour,
qui indique d'ordinaire la maison d'un personnage riche.
Tout cela est en terre, en pisé, en briques cuites au so-
leil, avec les montants en briques cuites au four. Ce genre
de construction, d'une antiquité vénérable et qui, dès avant
les temps historiques, était en usage dans les antiques cités
de la Mésopotamie, est véritablement pourvu de grands
avantages : il est à bon marché, il est sain, il se prête égale-
ment aux proportions les plus modestes et aux prétentions
les plus vastes ; on en peut faire une chaumière à peine
blanchie à la chaux ; on en peut faire aussi un palais, cou-
vert du haut en bas d'étincelantes mosaïques en faïence,
de peintures et de dorures précieuses. Mais, comme il
arrive pour toute chose au monde, tant d'avantages sont un
peu compensés par la facilité avec laquelle de pareilles
demeures s'écroulent sous le plus petit effort. Il n'est pas
besoin du canon; la pluie, si l'on n'y prend garde, suffit.
C'est ainsi qu'on peut comprendre la physionomie parti-
culière de ces emplacements célèbres où le souvenir et la
tradition montrent des villes immenses dont on n'aper-
çoit plus rien que quelques débris de temples, de palais,
et des tumulus semés dans la plaine. En quelques années,
en effet, des quartiers entiers disparaissent sans laisser de
traces, si les maisons ne sont pas entretenues.
Comme toutes les villes de Perse sont construites sur
les mêmes données et formées des mêmes éléments, on
peut se représenter Zendjân, avec son enceinte crénelée
et munie de tours, sans fossés, ses rues tortueuses, étroi-
INSURRECTION DE ZENDJAN. 241
tes et défoncées. Au milieu existait une sorte de citadelle
grossière, nommée « Château d'Aly-Merdan-Khan. » Le
second jour de l'insurrection, Moulla Mohammed-Aly s'en
empara ; ce ne fut pas pour lui et les siens d'un médiocre
avantage que de s'être ainsi pourvus d'un point d'appui.
Le troisième jour, les bâbys, exaltés par leurs succès,
firent un effort prodigieux pour se rendre maîtres de la
personne même du gouverneur. Le combat dura toute la
journée ; mais leur chef, Myr Salèh, que Moulla Mohammed-
Aly avait nommé colonel, ayant été tué par Abdoullah-
Beg, cavalier nomade de Renkawèr, l'attaque prit fin. Des
deux côtés il y eut assez de morts sur le carreau, et on
ne tenta rien de plus.
Le quatrième jour, les musulmans virent, avec une
grande joie, entrer dans le quartier de la ville qu'ils oc-
cupaient, Sadr-Eddooulèh, petit-fils de Hadjy Moham-
med-Housseïn-Rhan, dlspahan, à la tête des cavaliers des
tribus du Rhamsèh, arrivant de Sultanièh. Le lendemain
encore et les jours suivants, les renforts affluèrent. Ce
furent d'abord Seyd Aly-Khan et Shahbâr-Khan, l'un de
Firouzkouh , l'autre de Maragha , avec deux cents cava-
liers de leurs tribus respectives; Mohammed-Aly-Rhan
Shahysoun , avec deux cents cavaliers afshars ; puis cin-
quante artilleurs avec deux pièces de canon et deux
mortiers ; de sorte que le gouverneur se trouva pourvu
de toutes les ressources désirables , et entouré d'un bon
nombre de chefs militaires dont plusieurs avaient de la
réputation. Mais ce n'était pas là précisément ce qui
était fait pour lui plaire davantage. Tous ces grands gen-
tilshommes des tribus sont, à la vérité, décorés de titres
que l'on traduit par les appellations de général et de co-
lonel; mais, en réalité, ce sont des chefs féodaux qui
242 INSURRECTION DE ZENDJAN.
commandent souverainement à leurs hommes, et n'accep-
tent guère pour ces hommes et pour eux-mêmes que les
ordres qui leur conviennent. Il en résultait que si Émyr
Aslan-Khan se voyait traité avec beaucoup de déférence,
il se devait sentir aussi sous la tutelle des nombreux
conseillers qui lui étaient survenus, et obligé de
compter avec des amis qui, au fond , se considéraient
comme ses pairs et même ses supérieurs. Cependant, on
tomba d'accord de faire une attaque générale sur les bar-
ricades et les retranchements des bâbys.
Avec bien de la peine on réussit à forcer quelques
rues et à occuper un certain nombre de cours ; mais on
perdait du monde, et, en somme, après quelques jours
de ce rude labeur, on s'aperçut qu'on avait gagné très-
peu de terrain. On résolut donc d'employer des moyens
plus énergiques, et l'on creusa une mine sous un des
points jugés les plus importants à reconquérir; mais,
comme on s'y prit mal pour combiner l'attaque avec le
moment de l'explosion, on enleva la position, à la vérité,
mais avec tant de morts qu'il eût presque mieux valu
être repoussé. Néanmoins, on eut ainsi une sorte de
bonne nouvelle à faire parvenir à Téhéran, en n'annon-
çant que la moitié de ce qui s'était passé. Il était temps :
le premier ministre, l'Émyr Nizam, extrêmement tour-
menté et inquiet de ce qui allait advenir du bâbysme,
avait besoin d'être rassuré. Il envoya encore des ren^
forts et l'ordre d'en finir à tout prix. Il défendait,
d'ailleurs, d'acheminer des prisonniers sur Téhéran, et
ordonnait de torturer et d'exécuter sur place tout ce
que l'on prendrait. Une semblable injonction n'était
pas nécessaire pour exciter les combattants. En Asie,
comme en Europe, la guerre de rues a une telle puis-
INSURRECTION DE ZENDJÀN. 243
sance pour exaspérer de peur tous les instincts conserva-
teurs de la vie, la terreur y est portée à un si suprême
degré de tension, que la férocité, comme une conséquence
naturelle, s'y développe plus qu'ailleurs. Les troupes
royales n'avaient pas plus envie de faire grâce que. les
bâbys, et, soit dans un parti, soit dans l'autre, celui qui
tombait aux mains de l'ennemi était assuré d'avance de
son sort. Tous les jours on se battait, tous les jours on se
tuait; mais les bâbys, bien que très-lentement, perdaient
du terrain et reculaient. Une des journées les plus terri-
bles dont le journal du siège fasse mention, est celle du
5 de Ramazan.
Moustafa-Rhan, Rhadjar, avec le 15e régiment deShe-
gaghy ; Sadr-Eddooulèh, avec ses cavaliers du Khamsèh ;
Seyd Aly-Rhan de Firouzkouh , avec son propre régi-
ment; Mohammed-Agay, colonel, avec le régiment de
Nasser, autrement dit le régiment du roi ; Mohammed-
Aly-Khan, avec la cavalerie afshar ; Néby-Beg, le major,
avec la cavalerie de sa tribu, et une troupe des hommes
de Zendjàn restés fidèles , tout cela s'acharna, dès avant
le point du jour, contre les ouvrages des bâbys. La résis-
tance fut terrible , mais désastreuse. Les sectaires virent
tomber successivement des chefs qu'ils ne pouvaient
guère remplacer, des chefs vaillants, et, à leurs yeux, des
saints : Nour-Aly, le chasseur; Bekhsh-Aly, le charpen-
tier, Rhodadad et Feth-Oullah-Beg, tous essentiels à la
cause. Ils tombèrent, les uns le matin , les autres le soir.
J'ai vu à Zendjàn des ruines de cette rude journée; des
quartiers entiers n'ont pu encore être rebâtis et ne le se-
ront peut-être jamais. Certains acteurs de cette tragédie
m'en ont raconté sur place des épisodes. Ils m'ont mon-
tré, en imagination, les bâbys montant et descendaat las.
244 INSURRECTION DE ZENDJAN.
terrasses et y portant à bras leurs canons. Souvent le
plancher peu solide, en terre battue, s'enfonçait; on re-
levait, on remontait la pièce à force de bras; on étayait
le sol par-dessous avec des poutres. Quand l'ennemi arri-
vait, la foule entourait les pièces avec passion, tous les
bras s'étendaient pour les relever, et quand les porteurs
tombaient sous la mitraille, cent concurrents se dispu-
taient le bonheur de les remplacer. Assurément c'était là
de la foi.
Dans cette journée, Moulla Mohammed-Aly, voyant
qu'il fallait reculer, prit un grand parti : ce fut de faire
une diversion en incendiant le bazar. Aussitôt que les
musulmans virent les flammes s'élever au-dessus des
voûtes de ces longues allées qui sont les artères des villes
orientales, une grande partie quitta le combat pour aller
éteindre le feu, et aussitôt les bàbys, profitant de cet avan-
tage, ressaisirent non-seulement le terrain qu'ils avaient
perdu ce jour-là, mais une partie de celui qu'on leur
avait arraché les jours précédents. Il n'est pas douteux
qu'ils allaient se trouver les maîtres de la ville, si l'on
n avait vu arriver tout à coup Mohammed-Khan, alors Be-
glièrbéghy et Myrpendj, ou général de division, devenu
aujourd'hui Émyr Touman. Il fit sa jonction avec les
troupes déjà occupées dans la ville; il leur amenait trois
mille hommes des régiments de Shegaghy et des régi-
ments des gardes, puis six canons et deux mortiers. Pres-
que en même temps entraient à Zendjân, par un autre côté,
Gassem-Khan , venant de la frontière du Rarabagh ; As-
lan-Khan, le major, avec les cavaliers du Kherghan, et
Aly-Ekbèr, capitaine de Rhoy , avec de l'infanterie. Tous
avaient reçu , chacun dans leurs pays respectifs , des or-
dres du roi et ils accouraient.
INSURRECTION DE ZENDJAN. 245
Avec tant de troupes, les choses devaient aller mieux
pour les musulmans. On occupa des points négligés jus-
qu'alors, et il ne resta pas aux rebelles un côté qui ne fût
menacé. L'assaut général commença.
Moulla Mohammed-Aly réussit à jeter le désordre dans
le régiment du roi , en lui ménageant une ou deux occa-
sions de piller, préparées exprès. Le piège réussit, et le
régiment malmené , ayant perdu une vingtaine d'hommes,
fut ramené par les bàbys. Pendant qu'il reculait, les au-
tres colonnes d'attaque n'étaient pas plus heureuses, et le
Beglièrbéghy, effrayé de l'aspect de la ville, des ruines
accumulées et fumantes, de l'intrépidité des bâbys, de la
rage de tout le monde, et surtout voulant, d'après ses
instructions, en finir à tout prix, par quelque moyen que ^
ce fût, mais le plus vite possible, le Beglièrbéghy chercha
à négocier, et envoya un parlementaire à Moulla Moham-
med-Aly.
Cette résolution devait paraître un peu inattendue et
même étrange aux chefs qui avaient jusqu'alors conduit
les hostilités. Mais elle fut appuyée hautement par
Aziz-Khan, aujourd'hui général en chef des troupes de
l'Azerbeydjan, et alors premier aide de camp du roi : il
passait à Zendjân , se rendant à Tiflis pour féliciter le
grand duc héritier de Russie, à l'occasion de son arrivée
dans le Caucase. Les deux hommes de cour prêchèrent de
concert la paix et la concorde ; et, afin de donner un témoi-
gnage éclatant des intentions toutes bienveillantes du
gouvernement, aussi bien que des leurs propres, ils fi-
rent mettre en liberté un certain nombre de bâbys, pris
les armes à la main et qu'on n'avait pas encore eu le
temps de mettre à mort. Les paroles les plus douces fu-
rent portées au chef des sectaires; on l'accabla de pro-
tl6 INSURRECTION DE ZENDJAN.
messes et d'offres séduisantes pour lui, pour les siens,
pour sa religion ; on ne demandait de lui qu'une seule
chose, c'était de consentir à discuter simplement, afin
que Ton pût s'entendre et mettre fin à une guerre aussi
inutile que désastreuse. Le propre frère du premier mi-
nistre, Mirza Hassan-Khan, qui, venant de l'Azerbeydjan,
se rendait à la capitale, approuva, en passant à Zendjân,
ce que proposait le Beglièrbéghy, appuyé déjà du premier
aide de camp du roi. On ne se battait plus, on se surveil-
lait; un silence profond régnait dans les rues désertes;
seulement des sentinelles, veillant partout, occupaient les
hautes terrasses, le sommet des balakhanèhs, les cou-
poles des mosquées et le haut de ces conduits d'air, pa- *
reils à ce qu'on appelle sur les navires « des manches à
vent, » qui servent à rafraîchir, pendant les ardeurs
de l'été, ces appartements à demi souterrains,. nommés
zir-è-zémyns.
La trêve ne dura pas longtemps. A moins d'être plus
simple qu'un enfant, on ne pouvait s'imaginer sérieuse-
ment que Moulla Mohammed-Aly irait se prendre à la
douceur exagérée dont les commissaires du roi venaient
tout à coup faire parade. A la vérité, les Orientaux ont
souvent de ces naïvetés, tant lorsqu'ils désirent tromper
que lorsqu'ils s'empressent d'être trompés : c'est ce
qu'en Europe on a la bonhomie d'appeler Y astuce des
Asiatiques. Ce qui est ici certain, c'est que-, après quelques
passes de finesse, les deux partis comprirent qu'ils ne
pouvaient ni s'arranger, ni se séduire, ni se jouer. Il ne
restait donc qu'à se reprendre corps à corps et à s'en-
tre-détruire , et c'est à quoi on s'occupa de plus belle.
Non -seulement l'acharnement fut plus exalté encore
gu'on ne l'avait vu, parce que le Beglièrbéghy promet-
INSURRECTION DE ZENDJAN. 247
tait, donnait, récompensait, mais aussi punissait avec
une rigueur excessive la moindre apparence de relâche-
ment, mais encore la cruauté arriva des deux parts à son
point extrême. Si les musulmans s'y portaient avec fré-
nésie, les bâbys ne leur cédaient en rien, e.t on les vit
inventer pour leurs prisonniers ce supplice de les brûler
à petit feu avec des barres de fer rougies, appliquées
successivement et lentement sur toutes les parties du
corps. Au moment où le patient allait expirer, on lui
tranchait la tète et on la lançait au milieu des troupes
musulmanes.
Enfin, les menaces de la cour, les encouragements et
les renforts se succédèrent avec une telle rapidité, il s'é-
tablit une disproportion si écrasante, quant au nombre et
aux ressources, entre les bâbys et leurs adversaires, que
le résultat final devint évident et imminent; la révolte
allait être étouffée, et il ne se pouvait plus qu'elle ne le
fût pas. Le régiment de Gherrous, commandé par le chef
de la tribu, Hassan-Aly-Rhan, aujourd'hui ministre à
Paris, enleva le fort d'Aly-Merdan-Rhan ; le 4e régiment
força la maison d'Aga-Aziz, un des points les plus forti-
fiés de la ville et la réduisit en poussière ; le régiment
des gardes fit sauter le caravansérail, situé près de la
porte d'Hamadan; il perdit un capitaine et assez de sol-
dats par l'explosion, mais enfin resta maître de la place.
Ce qui animait admirablement les soldats, outre la peur,
c'est que le butin était immense. Tout ce que possédaient
les plus riches familles de la ville avait été successive-
ment apporté et déposé dans les retraites fortifiées que
Moulla Mohammed-Aly avait fait établir dans les quartiers
tombés entre ses mains.
La situation était donc désespérée, et les bâbys savaient
24* INSURRECTION DE ZENDJÀN.
assez le sort qui les attendait. Alors vinrent les manifes-
tations du fond des cœurs. Comme au château du Sheykh
Tebersy, on vit des faibles qui devinrent des apostats et
des transfuges; mais on en vit en très-petit nombre et ils
furent solitaires, point en troupe; ensuite il y eut des
bébys convaincus et fermes qui ne voulurent pas mourir;
de ceux-là, une bande, composée de vingt-cinq hommes,
se conjura pour se frayer un passage à travers les troupes
royales. On cite là Nedjèf-Rouly, fils d'Hadjy Kazem,
forgeron; c'était lui qui avait travaillé aux deux canons
de fer. Il y avait aussi Haydar, l'épicier, homme remarqué
dans les deux camps par sa bravoure, puis Feth-Àly, le
chasseur, et encore d'autres. Tous réunis, ils se précipi-
tèrent sur les troupes royales, qui ne devinèrent pas leur
dessein, les traversèrent jusqu'à la porte de Kazwyn,
qu'ils franchirent, et, se jetant dans le désert, puis dans
la montagne, ils réussirent à gagner Tharêm. De là, ils se
dirigèrent sur Dizedj. Mais ils y furent saisis par les gens
du village, qui, les ayant garrottés, les ramenèrent à Zend-
jàn, où ils furent, les uns après les autres, et à des jours
différents, torturés et tués. Ce n'était pas une fin qui put
encourager d'autres bâbys à s'enfuir. Peut-être n'en
avaient-ils pas d'ailleurs la tentation. Ce qui est certain,
c'est que, de même encore qu'au château du Sheykh Te-
bersy, le nombre des déserteurs fut extrêmement faible,
et celui des apostats presque nul.
Cependant, je le répète, rien ne pouvait être plus déses-
péré que la position des assiégés. Leurs principales posi-
tions et les plus fortes avaient été successivement enle-
vées. 11 ne leur restait presque plus de vivres ni de
munitions, tandis que leurs adversaires ne manquaient
de rien. Us avaient perdu un grand nombre de leurs plus
INSURRECTION DE ZENDJAN. 249
braves champions, et tous les jours ils en voyaient tomber
d'autres, sans espoir aucun de les remplacer. Au con-
traire, à chaque instant, ils voyaient accourir, soit de
Téhéran, soit de l'Azerbeydjan, soit d'Hamadan, de par-
tout, des régiments de troupes régulières, des fusiliers
des milices et des cavaliers des tribus.
Bientôt périrent encore deux zélés : Hadjy Ahmed,
fabricant de peignes, et Hadjy Abdoullah, boulanger.
Peu d'instants après, Moulla Mohammed-Aly, qui donnait
des ordres et combattait au milieu de ses gens, dans le
même lieu, eut le bras fracassé d'une balle et tomba à
terre. On s'empressa de le relever et on le transporta
dans une maison pour panser la blessure. Comme le fait
était arrivé au fort du combat, peu de personnes s'en
étaient aperçues ; on résolut de le cacher, et de défendre
la maison jusqu'à l'extrémité. Mais quelle résistance peu-
vent opposer des murs de boue et de briques séchées au
soleil et qui n'ont aucune épaisseur? Les troupes royales,
voyant les bâbys se concentrer sur ce point et y opposer
une rage extraordinaire de défense à leur rage d'attaque,
s'acharnèrent d*autant plus. On traîna une pièce de
canon et un mortier contre ces murs débiles, imbibés de
sang et d'où partait une fusillade roulante. Bref, la mai-
son tout à coup s'écroula; ce qui était dedans, ce qui
était dessus roula pêle-mêle avec les poutres et les ma-
tériaux; il n'y avait plus rien qui tînt, et ce rien, cepen-
dant, les soldats ne purent pas le prendre; ils ne par-
vinrent pas à en approcher; car la résistance ne fut ni
ralentie ni moindre. Ils battirent donc en retraite et allè-
rent essayer d'autres efforts sur un autre point.
Au bout d'une semaine de souffrances, Moulla Moham-
med-Aly comprit que sa /lernière heure était arrivée.
250 INSURRECTION DE ZENDJAN.
Non-seulement sa blessure s'était envenimée par rim-
possibilité de lui donner des soins sérieux, mais il avait
été roulé et contusionné de la manière la plus grave par
la chute de la maison. Se voyant ainsi au bout de son
rôle, Moulla Mohammed-Aly réunit ses partisans autour
du tapis sur lequel il allait expirer; il les fit asseoir en
cercle, et, au bruit du canon et de la mousqueterie , il
leur donna ses dernières instructions. Elles ressemblaient
fort à celles que le Boushrewyèh avait laissées à ses Ma-
zendérânys.
Il les engagea à ne pas se laisser abattre par sa perte,
et à tenir tète à l'ennemi jusqu'à la fin. Il leur montra
que ce n'était pas un exploit bien coûteux ; car, en ce
qui le concernait, lui, il allait renaître dans quarante
jours, et pour eux non plus, la mort n'aurait pas une
rigueur plus longue. En parlant ainsi, il souriait et ex-
hortait chacun à se montrer également gai et dispos, rien
ne devant affliger, disait-il, dans les accidents si transi-
toires dont on était menacé. En causant de la sorte, il
expira.
Ses amis l'enterrèrent avec les vêtements qu'il portait
et mirent son sabre à ses côtés dans sa fosse. A peine
avait-il cessé de vivre que le vide terrible qu'il laissait se
fit sentir par l'absence complète de commandement, et
pourtant les circonstances ne permettaient pas de se
passer d'une direction forte et rapide. On n'en avait plus.
Les braves gens ne manquaient pas , ni les croyants
fidèles; mais plus de tête suffisamment puissante, et l'on
comprit de suite que l'on n'était plus même en état de
vendre sa vie le prix qu'elle valait.
Les bâbys tinrent donc à la hâte un conseil de guerre
tumultueux, à l'issue duquel lçs principaux personnages,
INSURRECTION DE ZËNDJAN, 251
Mirza Rizay, lieutenant du chef défunt ; Souleyman, le cor-
donnier, son vizir; Hadjy Mohammed-Aly ; Hadjy Aly,
de Shyraz, envoyé par le Bàb et blessé de telle façon
qu'il expira peu après; enfin Dyn-è-Mohammed et Hadjy
Razem Geltoughy, écrivirent une lettre à Émyr Aslan-
Khan et à Mohammed-Khan, le Beglièrbéghy. dans la-
quelle ils déclaraient que, si on voulait leur garantir la
vie sauve, ainsi quà ce qui restait de leur monde, ils
consentiraient à mettre bas les armes.
Les généraux de l'armée royale étaient si peu sûrs d'un
succès que leur promettait leur prépondérance de forces,
mais que leur déniait leur infériorité de foi et d'énergie,
qu'ils s'empressèrent d'accepter les termes de la capitu-
lation. Ils déclarèrent que non-seulement, comme chefs
militaires, ils renonçaient à exercer aucun châtiment sur
les bâbys, mais encore que, bien que la loi religieuse fût
formelle et exigeât leur extermination, ils la feraient taire,
de sorte que, à aucun point de vue, les vaincus n'avaient
rien à craindre. Tous les engagements ainsi bien pris,
bien compris, expliqués et écrits, les bâbys mirent le fusil
sur l'épaule, et, sortant en foule, foule blessée, épuisée
et souffreteuse, de derrière leurs barricades et leurs
retranchements, ils se rendirent au camp royal.
Tout d'abord on demanda aux chefs ce qu'était devenu
Moulla Mohammed-Aly. Ils répondirent qu'il était mort;
et, comme leurs interlocuteurs se montraient incrédules,
ils indiquèrent le lieu de sa sépulture, en faisant observer
qu'il était facile de se convaincre là qu'ils ne disaient que
la vérité. Les généraux s'empressèrent de se rendre .sur
les lieux; on ouvrit la tombe, on trouva le chef bâby,
couché paisiblement, avec son sabre à son côté. Cette
vue fit plaisir à Émyr Aslan-Khan, au Beglièrbéghy et à
352 INSURRECTION DE ZENDJAN.
leurs familiers. Elle les fit rire, et, en même temps, elle
produisit chez eux. une excitation qui devint bientôt un
retour de rage. On arracha le cadavre de son dernier lit;
on le mit à nu, et, pendant trois jours, on le fit traîner,
attaché par un pied, dans toutes les rues et les carrefours
de Zendjân, le montrant ainsi bien moins aux hommes
(il n'en restait presque plus) qu'aux ruines béantes, té-
moins irrécusables, et que le dernier outrage ne faisait pas
taire, de son courage intrépide ainsi que de sa foi. Quand
il ne resta plus que des lambeaux de chair, on les aban-
donna aux chiens. Le butin que Ton put ramasser, dans
les quartiers rendus par les bâbys, devint le partage du
soldat, mais surtout des chefs. La ville étajt vide aussi
bien que déserte. La fureur religieuse y avait promené le
meurtre, l'incendie et la destruction; la fureur dépréda-
trice y glana. 11 ne restait plus rien à faire aux troupes
royales qu'à s'en retourner. C'était le troisième jour de-
puis la capitulation.
Alors Mohammed-Khan, Beglièrbéghy, Émyr Aslan-
Khan, gouverneur, et les autres commandants, dont la
parole avait garanti la vie sauve aux bâbys, ayant réuni
ces derniers en présence des troupes, firent sxmner les
trompettes et battre les tambours, et donnèrent ordre que
cent soldats choisis dans chaque régiment missent la main
sur les prisonniers et les rangeassent sur une seule ligne
devant eux. Gela fait, on commanda de massacrer ces
gens à coups de baïonnette ; ce qui fut fait. Ensuite on
prit les chefs, Souleyman, le cordonnier, et Hadjy Kazem
Geltoughy, et on les souffla à la bouche d'un mortier.
Cette opération, d'invention asiatique, mais qui a été
pratiquée par les autorités anglaises, dans la révolte de
l'Inde, avec cette supériorité que la science et l'intelli-
INSURRECTION DE ZENDJAN. 253
gence européennes apportent à tout ce qu'elles font,
consiste à attacher le patient à la bouche d'une pièce d'ar-
tillerie, chargée seulement à poudre ; suivant la quantité
mise dans la charge, l'explosion emporte en lambeaux
plus ou moins gros les membres déchirés de la victime.
L'affaire finie, on fit encore un triage parmi les captifs.
On réserva Mirza Rizay, lieutenant de Moulla Moham-
med-Aly , puis tout ce qui avait quelque notoriété ou
quelque importance, et ayant mis à ces malheureux la
chaîne au cou et des entraves aux mains, on résolut,
malgré la défense de la cour, de les emmener à Téhéran
pour orner le triomphe. Quant au peu qui restait de pau-
vres diables dont la vie ou la mort n'importait à per-
sonne, on les abandonna, et l'armée victorieuse retourna
dans la capitale, traînant avec elle ses prisonniers, qui
marchaient devant les chevaux des généraux vainqueurs.
Lorsqu'on fut arrivé à Téhéran, l'Émyr Nizam, premier
ministre, trouva nécessaire de faire encore des exemples,
et Mirza Rizay, Hadjy Mohammed-Aly et Hadjy Mohsen,
furent condamnés à avoir les veines ouvertes. Les trois
condamnés apprirent cette nouvelle sans émotion; seu-
lement ils déclarèrent que le manque de foi dont on
avait usé envers leurs compagnons et envers eux n'était
pas de ces crimes que le Dieu Très-Haut pouvait se con-
tenter de punir par les châtiments de sa justice ordinaire ;
il lui fallait quelque chose de plus solennel et de plus
signalé pour les persécuteurs de ses saints ; en consé-
quence ils annonçaient au premier ministre que prompte-
ment, bien promptementj il périrait lui-même par le sup-
plice qu'il leur faisait infliger. J'ai entendu citer cette pro-
phétie ; je ne doutepas un instant que ceux qui me l' ont fait
connaître ne fussent profondément con vaincus de sa réalité.
254 INSURRECTION DE ZENDJAN.
Je dois pourtant noter ici que, lorsqu'on me l'a rapportée,
il y avait déjà quatre ans au moins que l'Émyr Nizam
avait eu en effet les veines coupées par ordre du roi.
Je ne puis donc rien affirmer autre chose, sinon qu'on m'a
assuré que l'événement avait été annoncé par les mar-
tyrs de Zendjàn.
Il restait encore quelques prisonniers. La première
fureur était passée, les plus fortes inquiétudes avaient
disparu. On ne se décida pas à les mettre en liberté;
mais on ne se décida pas non plus à faire couler leur
sang, et on se contenta de les laisser là où on les tenait,
en attendant ce qui pourrait plus tard advenir.
Le premier ministre ne jugea pas que la situation fût
devenue telle que le pouvoir royal pût se croire à l'abri
de tout danger. Les insurrections presque successives de
Zendjàn et du Mazendéràn étaient étouffées sans doute;
mais dans les provinces il régnait une agitation d'autant
plus redoutable qu'elle ne se manifestait pas trop au
dehors. En effet, ce genre de crises se produit en Orient
de toute autre manière qu'en Occident. En Occident, la
fièvre d'un peuple s'annonce longtemps à l'avance par
des écrits, des déclamations, des cris, des drapeaux sé-
ditieux, des rubans, des couleurs, et ce train de chansons
que les mécontents avinés hurlent le soir et la nuit dans
les ruisseaux des capitales. Quand la maladie éclate et
que se déclare le transport au cerveau, le patient garde
généralement assez bien l'instinct de la conservation per-
sonnelle, à défaut de bon sens, pour ne se ruer que sur
les pouvoirs qui ne se défendent pas. Il n'est pas, dans
l'histoire ancienne ou moderne, un seul exemple qu'un
pouvoir qui ne se laisse pas intimider ait jamais été vaincu,
il y en a même très-peu qu'il ait été résolument attaqué.
- INSURRECTION DE ZENDJAN. 255
Bref, les peuples européens affolés ne sont pas si fous
qu'ils le veulent faire croire.
En Perse, les sentiments sont tout autres, et les choses
procèdent d'une façon fort différente. On commence par
se taire. On couve longtemps l'idée explosible; on se
brûle, on s'incendie soi-même à son propre foyer beau-
coup plus qu'on ne cherche à incendier autrui ; on s'oc-
cupe bien plus de se persuader, de se pénétrer du droit de
sa croyance qu'on ne songe à montrer aux autres qu'on
en est bien pénétré. Il faut observer aussi que là per-
sonne ne remuerait un doigt pour une cause politique. La
possibilité d'un tel genre d'excitation manque universel-
lement sur cette vieille terre qui a vu tant de choses, qui
en a tant pesé, et qui s'est si complètement imbibée de la
maxime de leur néant. Il y faut, pour émouvoir les âmes,
des* spéculations religieuses, et rien de moins. Là, pour
qu'un homme soit prêt à se faire tuer, il ne lui faut pas
moins que la conviction d'être enrôlé sous la bannière de
Dieu, de combattre directement sous l'œil de Dieu, et
d'être au moment de toucher la robe de Dieu. Dans un
tel état d'esprit, en présence de questions d'ordre éternel,
le lutteur se considère à peine encore comme un homme,
et c'est ce qui lui donne cet élan si fier, si absolu, si
dangereux. Les bâbys avaient été vaincus deux fois; mais
leurs principes et leur foi n'avaient pas été entamés; si
l'on s'était défait des morts, restaient les vivants, dont
on pouvait craindre non-seulement un courage pareil à
celui devant lequel on avait failli succomber , mais de
plus, désormais, la soif de la vengeance pour des victimes
chéries et le besoin de partager les honneurs de leur mar-
tyre. Avec des mobiles de ce genre, les défaites ne cons-
tituent que de plus fortes incitations à combattre «
256 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
Des bâbys, il y en avait partout, on ne le savait que
trop. La Perse en était pleine, et si les esprits inquiets de
choses transcendantes, si les philosophes à la recherche
de combinaisons nouvelles, si les âmes froissées à qui
les injustices et les faiblesses du temps présent répu-
gnaient, s'étaient jusqu'alors livrés avec emportement
à l'idée et aux promesses d'un nouvel état de choses
plus satisfaisant, on était en droit de penser que les ima-
ginations turbulentes, amies de l'action, même au prix du
désastre, que les esprits braves et passionnés pour les
batailles, et, enfin, les ambitieux hardis n'auraient que
trop de tendance à se précipiter dans des rangs qui se
montraient riches de tant de soldats propres à former
d'intrépides phalanges. Mirza Taghy-Rhan, maudissant la
mollesse avec laquelle son prédécesseur, Hadjy Mirza
Aghassy, avait laissé naître et grandir un pareil péril,
comprit qu'il ne fallait pas prolonger cette faute et voulut
couper le mal dans sa racine. Il se persuada que la source
en était le Bâb lui-même, premier auteur de toutes les
doctrines qui troublaient le pays, et il voulut faire dispa-
raître cette source. Le Bâb, qu'on avait longtemps laissé
à Shyraz, à demi caché dans sa maison, mais tout à fait
libre d'y agir, et entouré de ses disciples dont le nombre
augmentait chaque jour, avait pourtant été arrêté à la
suite de l'insurrection du Mazendéràn et on l'avait con-
duit dans le fort de Tjehrig, situé dans la province Cas-
pienne du Ghylân. On l'y gardait, mais sans le resserrer
beaucoup. Le premier ministre résolut de s'en prendre à
lui de tout ce qui arrivait, bien qu'il n'eût joué aucun rôle
direct dans les insurrections et qu'on n'eût trouvé nulle
part le moindre indice qu'il les eût fomentées, dirigées,
^conseillées ou même approuvées, et d'après le carao
CAPTIVITE ET MORT DU BAB. 2o7
tère personnel d'Aly-Mohammed, ainsi que l'opinion de
beaucoup des siens, la réalité de cette abstention absolue
n'a rien d'invraisemblable. Cependant, Hadjy Mirza Taghy
résolut de frapper le monstre du bâbysme à la tête, et il
se persuada que, ce coup porté, l'instigateur du désordre
une fois éloigné de la scène et n'exerçant plus d'action,
tout reprendrait son cours naturel. Toutefois, — chose
assez remarquable dans un gouvernement asiatique, et
surtout chez un homme d'État comme Mirza TagRy-Khan,
qui ne regardait pas de très-près à une exagération de
sévérité, — ce ministre ne s'arrêta pas d'abord à ordonner
la mort du novateur. Il pensa que le meilleur moyen de
le détruire était de le perdre moralement. Le tirer de sa
retraite de Tjehrig, où une auréole de souffrance, de sain-
teté, de science, d'éloquence, l'entourait et le faisait bril-
ler comme un soleil ; le montrer aux populations tel qu'il
était, ce qui veut dire, tel qu'il se le figurait, c'était le
meilleur moyen de l'empêcher de nuire en détruisant son
prestige. Il se le représentait, en effet, comme un char-
latan vulgaire, un rêveur timide qui n'avait pas eu le cou-
rage de concevoir, encore moins de diriger les auda-
cieuses entreprises de ses trois apôtres, ou même d'y
prendre part. Un homme de cette espèce, amené à Téhé-
ran et jeté en face des plus habiles dialecticiens de l'Islam,
ne pourrait que plier honteusement, et son crédit s'éva-
nouirait bien mieux par ce moyen tjue si, en supprimant le
corps, on laissait encore flotter dans les esprits le fantôme
d'une supériorité que la mort aurait rendue irréfutable.
On forma donc le projet de le faire arrêter, de le faire
venir à Téhéran, et, sur toute la route, de l'exposer
en public, enchaîné, humilié ; de le faire discuter partout
avec des moullas, lui imposant silence lorsqu'il devien-
258 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
drait téméraire; en un mot, de lui susciter une série de
combats inégaux où il serait nécessairement vaincu, étant
d'avance démoralisé par tant de moyens propres à briser
son courage. C'était un lion qu'on voulait énerver, tenir
à la chaîne et désarmer d'ongles et de dents, puis livrer
aux chiens pour montrer combien ceux-ci en pouvaient
triompher aisément. Une fois vaincu, peu importait ce
qu'on se déciderait à en faire.
Ce plan ne manquait pas de portée ; mais il se fondait
sur des suppositions dont les principales n'étaient rien
moins que prouvées. Ce n'était pas assez que d'imaginer
le Bâb sans courage et sans fermeté; il fallait qu'il le fût
réellement. Or, l'attitude de ce personnage dans le fort
deTjehrig ne le donnait pas à penser. Il priait et travail-
lait sans cesse. Sa douceur était inaltérable. Ceux qui
l'approchaient subissaient malgré eux l'influence séduc-
trice de son visage, de ses manières, de son langage.
Les soldats qui le gardaient n'étaient pas tous restés
exempts de cette faiblesse. Sa mort lui paraissait pro-
chaine. Il en parlait fréquemment comme d'une idée qui
lui était non-seulement familière, mais aimable. Si donc,
promené ainsi dans toute la Perse, il allait ne pas s'abattre?
s'il ne se montrait ni arrogant ni peureux, mais bien
au-dessus de sa fortune présente? s'il allait confondre les
prodiges de savoir, d'adresse et d'éloquence ameutés
contre lui? s'il restait plus que jamais le Bàb pour ses
sectateurs anciens et le devenait pour les indifférents ou
même pour ses ennemis? C'était beaucoup risquer afin de
gagner beaucoup sans doute, mais aussi pour beaucoup
perdre, et, tout bien réfléchi, on n'osa pas courir cette
ehance.
Le premier ministre se rabattit donc à regret à l'idée
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB. 259
pure et simple d'une condamnation à mort, et ayant
mandé Souleyman-Rhan, l'Afshar, il le chargea de porter
à Tebriz, au prince Hamzé-Mirza, devenu gouverneur de
l'Azerbeydjan, l'ordre de tirer le Bâb du fort de Tjehrig
et de l'amener dans la citadelle de Tebriz, où il appren-
drait plus tard ce qu'il aurait à en faire.
Le shahzadèh obéit sans perdre de temps, et le Bàb,
bien gardé, surveillé de près, d'ailleurs enchaîné, entouré
d'une forte escorte, fut conduit hors de la forteresse, où il
vivait depuis dix-huit mois à peu près, et amené à Tebriz
avec deux de ses disciples qui s'étaient enfermés avec lui.
L'un était te Seyd Housseïn, de Yezd, et l'autre, Moulla
Mohammed- Aly, beau-fils d'Aga-Seyd-Aly Zenvéry. Ce
dernier appartenait à une famille de marchands très-riche
et très-considérée à Tebriz, et son frère avait fait et faisait
encore sans succès des efforts extraordinaires pour le
ramener à l'islamisme et lui persuader d'abandonner son
maître.
Aussitôt que Hamzé-Mirza eut déposé les trois héréti-
ques dans la citadelle, il réunit les moullas, et, obéissant
aux instructions expresses du premier ministre, toujours
un peu préoccupé de sa première idée, il leur proposa
d'avoir avec son principal prisonnier une conférence où
ils ne pourraient pas manquer de le couvrir de confusion
en mettant à découvert ses erreurs et sa mauvaise foi.
Mais les moullas firent observer au prince que le temps
de pareilles discussions était passé , que ce qu'il fallait
maintenant, c'était de faire mourir le Bâb, et cela dans le
plus bref délai possible.
Hamzé-Mirza ne répliqua rien et ordonna, pour le soir
même, la réunion d'un conseil où le Bâb comparaîtrait
devant ses juges. L'assemblée se tint à la citadelle. Il y
260 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
avait dans la salle Mirza-Hassan, frère du premier mi-
nistre et Vizir-Nizam, ou inspecteur de l'armée régulière ;
Hadjy Mirza-Aly, fils de Hadjy Mirza-Masaoud, l'ancien
ministre des affaires étrangères sous Mohammed-Shah ;
enfin, Souleyman-Khan, l'Afshar. Les moullas s' étant re-
fusés à entamer aucune discussion religieuse avec le cap-
tif, les laïques, plus ardents ou moins prudents, se mirent
en leur lieu et place, et lorsque le Bàb eut été amené
devant ses juges, Hadjy Mirza-Aly commença à lui poser,
du ton le plus véhément, plusieurs questions sur les tra-
ditions des Prophètes et des Imams. Le Bâb répondit, et
ses sectateurs prétendent qu'il réfuta de fond en comble
les raisonnements de son adversaire. Il dut avoir peu de
peine à cela, car c'est assurément là un des points les
plus vulnérables de la doctrine shyyte. Aux traditions
authentiques qu'ils possèdent en commun avec les Sun-
nites, traditions qui sont aussi rationnellement établies
qu'on le peut souhaiter, les Persans en ont ajouté une
quantité énorme qui ne reposent absolument sur aucune
preuve valable et ne supportent pas la discussion. J'en ai
dit quelque chose dans les chapitres précédents. Les bâbys
ne sont pas les premiers à en avoir soutenu et montré
l'inanité. Il y a longtemps que les Djaférys, comme tout
récemment les Sheykhys, ont entrepris avec succès de
débarrasser l'orthodoxie nationale de ce fouillis d'allé-
gations souvent ineptes et toujours gratuites. Mais les
moullas, qui justifient par ce moyen seul l'existence d'un
corps sacerdotal, tout à fait incompatible autrement avec
les principes de l'Islam, tiennent ce terrain pour parti-
culièrement sacré ; ils le défendent avec acharnement et
y exigent le concours de l'autorité politique. Rien de
moins étonnant donc que les mandataires de cçlle-ci
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB. 261
aient précisément voulu juger et condamner le Bàb sur
son opposition à ces points essentiels. Mais le débat traî-
nant et Hadjy Mirza-Aly ayant manifestement le dessous,
Hamzé-Mirza interrompit brusquement la discussion, et
s' adressant au Bâb, il lui dit avec hauteur :
. « J'ai appris que tu te donnes comme étant d'une nature
divine et que tu as osé écrire un Rorân impudemment
répandu parmi les populations. S'il en est ainsi, tourne-
toi vers ce chandelier de cristal et prie pour qu'il te soit
révélé un nouveau verset. »
• Le Bâb, sans s'émouvoir, fit ce que le prince deman-
dait, se tourna ve^ le flambeau, et, d'une voix calme,
prononça quelques versets arabes qui n'étaient point en-
core dans ses œuvres et qui ont trait à la nature de la lu-
mière et aux caractères qui marquent la décadence de
l'autorité.
Hamzé-Mirza, un peu surpris, ordonna d'écrire ce que
le Bâb venait de dire, et poursuivant sur le même ion
provoquant :
« — Cela vient du ciel? lui dit-il avec mépris.
« — Oui, répondit le Bâb. »
Les musulmans ajoutent ici que le prince fit l'obser-
vation que ce qui avait une telle origine se gravait sûre-
ment dans la mémoire des prophètes et n'en sortait ja-
mais, ce dont le Bâb tomba d'accord; mais quelques ins-
tants après, le prince l'ayant sommé de lui réciter en-
core les mêmes versets, il ne put le faire sans y intro-
duire des variantes. Les bâbys nient absolument ce dernier
détail, et en effet, il est peu croyable. Quand on se refuse
à admettre, pour les versets prononcés en cette circons-
tance, l'origine surnaturelle que le Voyant leur attribuait,
on est amené à supposer qu'ils étaient composés 4s^&
262 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
quelque temps déjà, et que, par conséquent, le Bâb les
récitant de mémoire, n'avait aucune raison de les oublier
si vite. Croire, comme le font les musulmans, que ce per-
sonnage pouvait de lui-même improviser des versets sa-
crés en langue arabe, en .style allittéré et fleuri, dans la
position où il se trouvait, c'est admettre déjà un miracle
pour se donner le moyen d'en rejeter un autre. Voilà pré-
cisément un spécimen de la critique asiatique.
Bref, dans le récit des musulmans comme dans celui
des bàbys, il est certain que les commissaires royaux
n'eurent pas le beau rôle. Ils comprirent à la fin que les
moullas avaient eu raison de déclinep toute confrontation
avec le novateur et ils lui annoncèrent qu'il allait mourir.
Je ne dirai pas seulement que, au point de vue européen,
toute cette façon de procéder était fort irrégulière; je
dirai qu'en tous temps, au point de vue de tous les peu-
ples, elle eût toujours paru telle, et cela depuis qu'il y a
sous le soleil des races qui, pour employer ici l'expression
d'Hérodote parlant des Scythes, ont connu la justice. Des
chefs bâbys avaient troublé l'État; mais le Bàb lui-même
ne s'était livré à aucun acte de ce genre et on n'a jamais
pu produire de preuves qu'il eût encouragé ses trois dis-
ciples dans leur ligne de conduite. Il n'était donc justi-
ciable que de la loi religieuse, et c'est ce que les com-
missaires qui le jugèrent parurent admettre, puisqu'ils
essayèrent, eux laïques, de le ramener à l'Islam et de lui
prouver qu'il trompait où se trompait en s'en éloignant.
Mais si le Roràn condamne à mort les musulmans relaps
et les hérésiarques, cette doctrine, on peut le dire, n'est
pas seulement tombée en désuétude en Perse, elle n'y a
jamais été acceptée ni pratiquée par les pouvoirs poli-
tiques. On a vu, dans les derniers siècles comme de nos
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB. 263
jours, les moullas demander avec insistance son applica-
tion et ne pas l'obtenir. Les hérésiarques, les hérétiques
de toutes les espèces se sont toujours plus ou moins ou-
vertement affichés et n'ont rien eu à redouter du bras sécu-
lier. Le Bàb lui-même avait vu, pendant quatre ans et
plus, les fetwas des moudjteheds se briser sans force
contre la répugnance du gouvernement; il aurait proba-
blement échappé à l'irritation produite par le soulève-
ment des Mazendérânys, et il ne fallait rien moins que la
redoutable insurrection de Zendjân pour que la raison
d'État se tournât contre lui. Ce n'était donc pas plus, au
fond, la loi religieuse que la loi commune qui le tuait,
c'était la raison d'État.
En effet, en prenant ainsi les choses, il pouvait être
considéré comme coupable, et d'autant plus que les Asia-
tiques ne comprennent pas la raison d'État comme nous.
Sur ce point, peut-être, éclate plus encore que dans toutes
nos autres conceptions juridiques la haute idée que nous
nous faisons du droit et de ses exigences. En définissant
ce qui autorise un pouvoir à frapper son adversaire comme
coupable, on a été amené, dès l'origine des sociétés mo-
. dernes, à répudier, pour ainsi dire, cette fameuse raison
d'État, puisqu'on a essayé de la déguiser sous toutes sortes
de voiles, dont les plus épais et les mieux brodés de
raisons n'ont jamais réussi à tromper ni à satisfaire la
conscience légale. Des crimes se sont commis contre le
droit à toutes les époques de nos histoires et se commet-
tront encore assurément; mais on en a toujours rougi et
les condamnateurs ont été condamnés, je ne dis point par
la postérité, mais par leurs contemporains, par leurs parti-
sans, par leurs complices, par eux-mêmes. Nous avions
pourtant sous la main une arme bien commode, de fabri-
264 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
que orientale, de belle et bonne trempe : c'était la théorie
romaine sur le crime de lèse-majesté ; par bonheur et
grâce à notre sang, s'il s est trouvé des théoriciens pour
proposer cette féroce doctrine, il ne s'est jamais ren-
contré de tyrannie assez audacieuse ni assez longue pour
l'ériger en système suivi et la pratiquer avec confiance.
Nous avons été hommes, c'est-à-dire souvent pervers,
emportés, méchants, injustes; mais nous ne sommes
jamais entrés dans de telles voies que nous nous soyons
trouvés à l'aise dans l'iniquité, et, aux plus horribles pé-
riodes de nos annales, l'hypocrisie règne, s'étale, nous
dégoûte, mais nous honore. Nous devons même à la no-
blesse supérieure de notre origine et à la plus grande élé-
vation morale qu'elle nous assure une classe particulière
de personnages historiques, d'un caractère bien saillant,
bien marqué, dont, au premier abord, *nous n'avons pas
lieu de tirer vanité, et qui, cependant, par le fait seul
qu'ils existent, par la place qu'ils occupent dans l'histoire
et la façon inévitable dont ils y sont envisagés, révèlent
chez la grande majorité de leurs contemporains, comme
dons les générations qui se sont succédé depuis, l'exis-
tence éclatante du sentiment qu'ils violent. Je veux parler
do ces individualités comme les juges de Gonradin, Jeffries,
M. de Laubardemont et autres accusateurs et bourreaux
publics qui portent tous, dans l'opinion de nos peuples,
une note particulière à leur compte, note que rien n'efface
ni n'offacern. Enfin, chez nous, la raison d'État, lorsqu'elle
est *oulo h assaillir et à frapper un homme, le fait assuré-
ment reculer du terrain où il gêne; mais, du même coup,
elle le transforme infailliblement en martyr et de ses juges
ollo fait dos monstres, eussent-ils quelquefois rendu ser-
vice
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB. 265
En Asie, rien de cela n'existe. A vrai dire, la préoccu-
pation du juste et de l'injuste y est si faible, que l'idée
de la raison d'État, qui est déjà elle-même une excuse ou
une ombre d'excuse inventée par la conscience en souf-
france, n'y existe pas du tout. Là, non plus, pas de traces
de ces individualités flétries par le sentiment commun ;
de ces tribunaux, comme la chambre étoilée ou la cham-
bre ardente ou les commissions militaires, dont on ne
s'entretient chez nous qu'avec réprobation. Il n'y a pas
d'hypocrisie non plus, et quand on tue, on ne met pas
même en avant un simulacre d'instruction judiciaire : on
tue parce qu'on est la plus fort; on n'a pas de raisons à
donner de ce qu'on fait, parce qu'on est le pouvoir, et
l'opinion publique n'en demande pas et n'en demandera
jamais, parce qu'elle pense que le pouvoir est de sa nature
une combinaison née pour l'abus et dont l'unique légiti-
mité est le fait d'exister. Chez nous, il n'est pas, dans les
plus mauvais jours des pires révolutions, un tribunal ins-
tallé dans un cabaret, qui ne cherche à imposer à ses vic-
times même la reconnaissance de son droit à les juger et
du principe en vertu duquel il les juge. Si une de celles-
ci laisse entendre qu'elle se regarde comme condamnée
d'avance et qu'elle considère les formes suivies comme
dérisoires, on la rappelle à l'ordre. Mais, en Asie, la naï-
veté du juge est complète. Hamzé-Mirza et ses assesseurs
n'avaient aucunement l'intention de faire illusion au Bàb;
ils "ne tenaient pas à ce qu'il les crût indécis sur le traite-
ment qu'ils lui réservaient. Il devait être bien convaincu
en entrant dans leur assemblée qu'il y allait être outragé,
mais nullement jugé dans le sens où nous l'entendons,
et ils ne cherchaient pas à le tromper sur ce point. Seu-
lement, ils étaient bien aises de voir s'il faiblirait ou
266 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
donnerait prise sur lui de quelque façon, afin de renforcer
d'autant leur cause. En d'autres termes, le pouvoir, en
x Asie, n'a pas de moralité. C'est un fait. Il vient de Dieu
comme toutes choses. C'est un fléau qui a cet avantage de
s'atténuer par la perpétuité. L'anarchie n'est un mal plus
grand que parce qu'elle présente une fluctuation maladive
de forces contendantes, partant irritées, et encore plus
dangereuses pour le repos, le bien-être et les droits de
chaque individu. Il résulte de cette manière de sentir que
l'autorité se permet tout, qu'on ne s'en étonne pas et que
l'on n'est pas plus enclin à noter d'infamie la rupture
d'une capitulation, un assassinat^ un emprisonnement,
une confiscation ou autres conséquences semblables du
tempérament que les Asiatiques regardent comme naturel
à ce qui est pouvoir, qu'on n'est disposé à se scandaliser
des tremblements de terre. Seulement, tout homme sage,
ou même un peu raisonnable, qui a de quoi subsister, se
tient éloigné, aussi éloigné que possible des emplois pu-
blics et se fait un devoir de 'détourner son pied de ces
chemins dangereux.
Après avoir décidé que l'on ferait mourir le Bâb, on
allait passer, sans autre délai ni formalité, à l'exécution
de la sentence, et, en Perse, on n'y met pas beaucoup de
cérémonie. L'homme est garrotté, couché par terre ; le
bourreau lui relève le menton et lui coupe la gorge en
deux coups, aller et venir, avec un petit couteau d'un
sou. Mais, comme on tenait déjà le Bâb par le bras pour
procéder de la sorte, quelqu'un fit observer qu'en agissant
ainsi en famille, le public, ou du moins une partie du
public, ne manquerait pas de croire le Bâb toujours vi-
vant. Alors on aurait, quant au principal résultat, perdu
ses peines; car si chacun allait s'imaginer que le Bâb né-
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB. 267
tait pas mort, qu'il était caché quelque part et que bientôt
il reparaîtrait pour accomplir ses promesses, on se trou-
verait n'avoir atteint aucunement le but désiré, et l'agita-
tion, au lieu de cesser, augmenterait. On résolut donc
d'agir de telle sorte que personne ne pût douter que c'é-
tait bien le Bàb lui-même qui était prisonnier et que
c'était lui qu'on faisait périr. Ensuite, quand on aurait
bien convaincu tout le monde qu'il n'y avait pas d'erreur
possible sur cq point, l'acte dernier et suprême devait
encore s' exécuter de telle façon qu'il ne pût jamais s'élever
le moindre doute sur sa réalité.
Les choses ainsi convenues, le lendemain, de grand
matin , les gens de Hamzé-Mirza ayant ouvert les portes
de la prison, en firent sortir le Bàb et ses deux disciples'.
On s'assura que les fers qu'ils avaient au cou et aux mains
étaient solides ; on attacha de plus au carcan de chacun
d'eux une longue corde dont un ferrash tenait le bout,
puis, afin que chacun pût bien les voir et les reconnaître,
on les promena ainsi par la ville, dans toutes les rues et
dans tous les bazars, en les accablant d'injures et de
coups. La foule remplissait les chemins et les gens mon-
taient sur les épaules les uns des autres pour considérer
de leur mieux l'homme dont onavait tant parlé. Les bâbys,
les demi-bàbys, répandus de tous côtés, tâchaient d'exciser,
chez quelques-uns des spectateurs, un peu de commisé-
ration ou quelque autre sentiment dont ils auraient profité
pour sauver leur maitre. Les indifférents, les philosophes,
les sheykhys, les soufys se détournaient du cortège avec
dégoût et rentraient chez eux, ou, l'attendant au con-
traire au coin des rues, le contemplaient avec une muette
curiosité et rien davantage. La masse déguenillée, turbu-
lente, impressionnable, criait force grossièretés aux trois
26* CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
martyrs; mais elle était toute prête à changer d'avis pour
peu qu'une circonstance quelconque vint pousser ses es-
prits dans un sens différent. Enfin, les musulmans, maî-
tres de la j ournée , poursuivaient d' outrages les prisonniers,
cherchaient à rompre l'escorte pour les frapper au visage
ou sur la tête, et quand on ne les avait pas repoussés à
temps ou qu'un tesson lancé par quelque enfant avait
atteint le Bâb ou l'un de ses compagnons à la figure, l'es-
corte et la foule éclataient de rire.
Après les avoir ainsi montrés à toute la ville, on les
conduisit chez Hadjy Mirza-Bagher, théologien,, où les
musulmans assurent que le Bâb, interrogé sur ses doc-
trines, les renia. Ensuite, le cortège entra dans la maison
de Moulla Mohammed-Mamgany, un des membres les
plus importants du clergé de Tebriz. Là, disent les enne-
mis du Bâb, il ne se contenta pas de renier tout ce qu'il
avait enseigné, il pleura et demanda grâce; mais le
docteur lui répondit ironiquement par cette phrase pro-
noncée en arabe : « Alors, à quelle fin t'étais-tu donc
révolté? »
Après avoir quitté le moudjtehed, on traina encore les
victimes, en grand tumulte, jusque chez un autre chef du
clergé, Aga Seyd-Zenwézy. Là, comme ailleurs, les in-
sultes, les coups, les brutalités éclatèrent avec une vio-
lence extrême, et les cris d'une populace de plus en plus
furieuse couvraient les paroles qu'on prétendait pronon-
cées par le Bâb. On criait autour de lui : « 11 avoue ses
crimes !» et on le frappait ! — « Il a peur! » et on le souf-
fletait. Les trois moudjteheds de la ville ne manquèrent
pas, en présence du Bâb, de ratifier, au nom de la loi, la
sentence de mort portée contre lui. Cette formalité pro-
duisit un grand effet sur la multitude, qui en conclut pro-
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB. 269
bablement que le novateur était encore plus coupable
qu'elle ne l'avait supposé jusque-là.
Au sortir de la maison d'Aga Seyd-Zenwézy, un des
deux disciples, Seyd-Housseïn Yezdy , se laissa tomber par
terre ei> pleurant amèrement, demanda pardon et avoua
que ses forces étaient à bout. On le remit sur ses pieds
et, le secouant, car il était comme un bomme ivre et
anéanti, on le mit en face du Bâb et on lui dit que s'il le
maudissait, ses crimes seraient effacés et qu'il lui serait
fait grâce. Seyd-Housseïn maudit le Bâb. On lui dit encore
que s'il lui crachait au visage, on le mettrait à l'instant
même en liberté. Seyd-Housseïn cracha au visage du Bâb.
Alors, on le détacha, on lui ôta ses fers et on l'abandonna.
Quand le cortège se fut éloigné et qu'il n'y eût plus per-
sonne dans la rue déserte, Seyd-Housseïn se releva, et
sortant de la ville, s'éloigna dans la direction de Téhéran,
où nous le retrouverons.
Les bourreaux, encouragés par ce succès, voulurent
éprouver si l'autre disciple, Moulla Mohammed-Aly, ne
pourrait pas être amené à quelque conversion semblable.
Ils crurent qu'ils avaient prise sur lui par la présence de
sa famille à Tebriz et parce qu'il était riche, jeune et ha-
bitué à une existence fort douce. On envoya donc cher-
cher et on amena au milieu du bazar la jeune femme du
prisonnier et de petits enfants qu'il avait, et on essaya
de l'ébranler par leur épouvante, leurs pleurs, leurs
supplications; mais il resta froid. On n'en put tirer
autre chose, sinon que si l'on voulait se montrer hu-
main envers lui, on le ferait périr avant son maître.
Voyant qu'on n'en obtenait rien, et les domestiques du
prince, les soldats et les bourreaux étant épuisés de fa-
tigue par la longueur de cette scène, on ramena les mar-
270 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
tyrs, au moment où le soleil allait se coucher, à la cita-
. délie, d'où on les avait tirés; là, on les conduisit sur le
rempart, qui est d'une hauteur excessive et formé par
un mur perpendiculaire en briques cuites, ouvrage du
temps des sultans Seldjoukides. On leur passa sous les
aisselles des cordes très-fortes et on les descendit à l'ex-
térieur du mur, de façon qu'ils restèrent suspendus à
quelques pieds au-dessus du sol. En face, sur une im-
mense place, se pressait la foule, et chacun pouvait
voir parfaitement les deux condamnés. Ce jour-là était un
lundi, 27 du mois de Shabàn.
Alors les officiers du prince firent avancer une compa-
gnie du régiment de Behadéran.Ce corps était composé de
chrétiens, et les musulmans prétendirent ensuite qu'il ne
s'était porté qu'avec une extrême répugnance au service
qu'on lui commandait. Les bàbys, au contraire, assurent
qu'on eut recours à des chrétiens parce qu'on se défiait
des soldats musulmans.
Cependant, quand les deux condamnés eurent été sus-
pendus à côté l'un de l'autre, on entendit distinctement
Moulla Mohammëd-Aly qui disait au Bâb : « Mon maître,
est-ce que tu n'es pas content de moi? » Dans ce mo-
ment la décharge eut lieu. Le disciple fut tué sur le coup,
mais le Bàb ne reçut aucune blessure et la corde qui le
retenait en l'air fut coupée par une balle. Il tomba sur ses
pieds, se releva rapidement et se mit à fuir; puis, tout à
coup, apercevant un corps-de-garde, il s'y précipita.
Si, au lieu de ce mouvement, sans doute irréfléchi, il
s'était jeté au milieu de la foule, stupéfaite de ce qu'elle
venait de voir et applaudissant au miracle, il n'y a aucun
doute, et les musulmans en tombent d'accord, que la po-
pulation de Tebriz aurait pris immédiatement, et sans
CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB. 271
hésiter, son parti1. Pas un soldat, ni chrétien ni musul-
man, n'eût osé faire de nouveau feu sur lui; il y aurait eu
révolte, insurrection générale, et dans une cité de l'im-
portance de Tebriz, seconde capitale de l'empire, c'eût été
encore bien autre chose que l'affaire de Zendjân. La dy-
nastie Radjare y eût probablement succombé. Mais ce fut
dans un corps-de-garde que le Bâb se réfugia, et, pour
s'expliquer cette action, il faut se dire que, torturé comme
il l'était depuis le matin et les sens troublés par le seul
fait de la douloureuse suspension qu'il yenait de subir, il
n'a pas trop su ce qu'il faisait et a marché au hasard,
entraîné par une sorte d'instinct machinal à se mettre
dans un lieu couvert.
Il y eut un moment d'angoisse terrible chez les chefs
militaires et les partisans du prince. D'abord, ils crurent
eux-mêmes au miracle comme tous les autres assistants;
puis, sans avoir besoin pour cela de miracle, ils com-
prirent bien vite, à l'espèce de rugissement d'admira-
tion que poussa la foule, quel danger ils couraient. Mais
quand le Bâb fut dans ce corps-de-garde, un capitaine
d'infanterie ou sultan, appelé Goutj-Aly, entra après lui
et le chargea de coups de sabre. Le Bâb tomba sans pro-
noncer une parole ; alors les soldats le voyant noyé dans
son sang et par conséquent vulnérable, s'approchèrent
et, de quelques coups de fusil tirés à bout portant, l'ache-
vèrent.
Le cadavre fut -promené ou plutôt traîné pendant plu-
sieurs jours dans les rues de la ville; ensuite, on le jeta
hors de l'enceinte des murs et on l'abandonna aux
bêtes.
Le chef de la religion nouvelle était mort, et suivant
les calculs de Mirza Taghy-Khan, premier ministre, la
272 CAPTIVITÉ ET MORT DU BAB.
paix la plus profonde allait se rétablir dans les esprits et
ne plus être troublée au moins de ce côté-là. Mais la sa-
gesse politique se trouva cette fois en défaut, et au lieu
d'éteindre l'incendie on en avait au contraire attisé la
violence.
CHAPITRE XI
ATTENTAT CONTRE LE ROI
On le verra tout à l'heure, quand j'examinerai les dog-
mes religieux prêches par le Bâb : la perpétuité de la
secte ne tenait nullement à sa présence; tout pouvait
marcher et se développer sans lui. Si le premier ministre
avait eu connaissance de ce point fondamental de la
religion ennemie, il est probable qu'il n'eût pas été aussi
empressé à faire.disparaitre un homme dont l'existence,
en définitive, ne lui eût pas dès lors importé plus que la
mort.
Ce n'est pas tout : cette mort eut un résultat bien
inattendu. Le Bâb, au début de ses prédications , n'avait
nullement songé à donner à sa doctrine une portée politi-
que. 11 voulait opérer une réforme religieuse profonde;
mais il ne désirait en aucune manière se placer sur le ter-
rain des affaires d'État ni inquiéter la dynastie régnante.
Quand les moullas avaient essayé de se servir du pouvoir
des gouverneurs et même fait appel à la protection royale
pour se garantir des coups théologiques qu'ils recevaient,
les bâbys, acceptant sans difficulté la compétence de cette
autorité, ne l'avaient discutée ni dans son origine ni dans
ses droits. A ses premières rigueurs ils avaient répondu
274 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
par la soumission. Il est bien probable que, de sa per-
sonne, le Bâb, toujours absorbé dans ses méditations pure-
ment doctrinales ou perdu dans des contemplations toutes
mystiques, ne fut jamais porté à sortir de cette sorte de
soumission indifférente pour les puissances du monde.
Si, depuis le moment où Moulla Housseïn-Boushrewyèh
s'insurgea dans le Khorassan et Moulla Mohammed-Aly
Balfouroushy dans le Mazendéràn, il s'associa, au moins
par son consentement, à la conduite de ses apôtres, il est
à croire qu'il subit leur influence plus qu'il ne leur im-
posa la sienne, et que, pour sa part, il se borna à ne pas
se séparer d'eux. Pendant les deux ans qu'il passa enfermé
dans le fort de Tjehrig, il fut tellement absorbé par ses
travaux théologiques et la composition d'ouvrages aujour-
d'hui sacrés, qu'il serait extraordinaire qu'il eût pu don-
ner une sympathie bien active aux événements extérieurs.
Il se contenta de les approuver en gros et de mourir pour
eux. Il ne faut pas oublier non plus que, au moment de son
martyre, il avait à peine atteint vingt-sept ans.
Mais ce que le Bàb lui-même ne faisait pas, ne pouvait
et ne savait pas faire, les terribles partisans qui se don-
nèrent tout d'abord à lui se mirent en devoir de l'opérer.
Lorsqu'ils furent bien convaincus que la dynastie Kadj are
avait abandonné les idées philosophiques que le premier
des Séféwys lui-même n'avait pas jugé prudent de mettre
à exécution, qui avaient souri à Nadir-Shah et qui plai-
saient et plaisent toujours tant à la masse de la popula-
tion; quand, après s'être entretenus avec Mohammed-
Shah et son ministre, ils comprirent que, loin de vouloir
se jeter dans les aventures, le gouvernement préten-
dait rester relativement fidèle à l'orthodoxie shyyte, qui
ne le gênait pas, ils inventèrent la politique du bâbysme,
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 2'Î5
qui jusqu'alors n'avait pas existé. Ce fut Moulla Housseïn-
Boushrewyèh qui eut la première idée de cette théorie.
Le Bâb resta passif ; mais la plupart des hommes considé-
rables du parti l'acceptèrent avec dévouement.
C'est un point de doctrine politique incontesté en Perse
que les Alydes seuls ont droit à porter légitimement la
couronne, et cela en leur double qualité d'héritiers des
Sassanides, par leur mère, Bibi-Sheîierbanou, fille du der-
nier roi Yezdedjerd, et d'Imams, chefs de la religion vraie.
Tous les princes non Alides sont des souverains de fait ;
aux yeux des gens sévères, ce sont même des tyrans ; dans
aucun cas; personne ne les considère comme détenteurs
de l'empire à titre régulier. Je ne m'étendrai pas ici sur
cette opinion absolue, tranchante, qui n'a jamais admis la
prescription ; j'en ai assez longuement parlé dans un autre
ouvrage. Ce fut sur cette base que les politiques bâbys
élevèrent tout leur édifice.
Ils firent remarquer que le Bâb étant Seyd , héritait de
tous les droits de la race d'Aly, au point de vue persan,
parcequ'il avait du sang de Yezdedjerd dans les veines, et
au point de vue musulman, parce qu'il était un reflet de
l'Imamat. On pouvait objecter que si réellement le Bâb
avait le droit de prétendre à des prérogatives si précieuses,
il rencontrait beaucoup de concurrents tout aussi autorisés
que lui, car les Seyds ne manquent assurément pas. Sans
doute; mais il avait de plus que ces Seyds, ses parents,
cette grâce spéciale d'être le Bâb; et à ce dernier argu-
ment, un bâby n'avait rien à répondre. Ainsi, par trois
raisons, dont deux étaient incontestables pour tous les
Persans, et dont la troisième avait une valeur décisive
pour tous les sectaires, le Bâb était le véritable et légi-
time possesseur du trône de Perse.
276 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
Il ne faudrait pas croire que, cette théorie une fois in-
ventée, les chefs bàbys et Moulla Husseïn-Boushrewyèh
lui-même, ou bien encore Moulla Mohammed-Aly Zen-
djàny, aient été très-pressés de la transformer eii pra-
tique. L'Asie est une terre de compromis, d'atermoie-
ments, de moyens termes, où Ton est toujours charmé et
secrètement triomphant si, pour un bœuf qu'on a réclamé
avec des larmes et deé serments, ou le fusil à la main, on
obtient finalement un œuf. Ainsi, au moment de l'insur-
rection du Mazendéràn, et même après la prise de Zend-
jân, on se serait très-bien contenté de la pure et simple
reconnaissance, par l'État, de la religion nouvelle. Si l'on
eût pris ce parti, et que le roi et le premier ministre eus-
sent donné quelques marques d'estime aux principaux de
la secte, elle se serait usée suffisamment dans des que-
relles avec les moullas pour n'être qu'un peu plus impor-
tante que les sheykhys, et il est à croire qu'au bout d'une
cinquantaine d'années elle n'aurait pas constitué autre
chose qu'une croyance de plus parmi ces innombrables
croyances qui pavent les consciences asiatiques. La mort
du Bâb vint empêcher les choses de prendre cette direc-
tion.
Au lieu d'abattre les bàbys et de les décourager, comme
on s'y était attendu, cette mort les jeta dans une exaspé-
ration sans nom. Elle rompit les derniers liens qui les
faisaient encore hésiter à se déclarer ennemis des rois
Kadjars. Les novateurs se considérèrent comme étant dans
■ le cas prévu par le Roràn, par les traditions et les commen-
taires, où, ayant au-dessus de soi un tyran, c'est-à-dire un
prince qui touche à certaines choses auxquelles l'Asie ne
permet pas à ses princes de toucher, on peut à ce tyran et
de ce tyran faire absolument ce qu'on voudra ou pourra.
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 277
Les chefs se réunirent. Il en vint de partout, de toutes les
provinces. Ce fut à Téhéran même qu'ils tinrent leur as-
semblée. Il y eût quelque peu d'hésitation sur le successeur
du Bàb; mais enfin il fut, non pas élu, mais reconnu, car
certains signes extérieurs et certaines facultés morales dé-
signent divinement le chef de la religion. C'était aussi un
tout jeune homme. Il n'avait que seize ans; il s'appelle
Mirza-Yahya et est fils de Mirza-Bouzourg-Noury, vizir
d'Imam-Werdy-Mirza, gouverneur de Téhéran. Il a perdu
sa mère au moment de sa naissance, et la femme d'un chef
des bâbys, d'un des membres de l'Unité, qui porte le titre
de Djendb-Bêha, « l'Excellence Précieuse, » avertie par
un songe de l'état misérable où se trouvait l'auguste en-
fant, le prit avec elle et l'éleva jusqu'à sa cinquième
année. On remarque qu'à cette époque il fut envoyé à
l'école, mais il n'y resta que trois jours, et le maître
l'ayant battu, sa nourrice ne consentit pas à ce qu'il y re-
tournât; aussi sa science, qui est sans bornes, est toute
miraculeuse. Le Bàb avait porté le titre de Hesret-è-Ald.
« l'Altesse Sublime. » Le second Bâb s'appelle Hezret-è-
Ezel, « l'Altesse Éternelle. »
L'élection avait été toute spontanée et elle fut re-
connue immédiatement par les bâbys. Cependant, un des
membres de l'Unité, qui n'était pas à Téhéran au mo-
ment où elle eut lieu, et qui se nommait Mirza-Asad-Oul-
lah, de Tebriz, surnommé Deyyân, ou « le Juge su-
prême », personnage très-important et membre de l'Unité
prophétique, entreprit de se faire reconnaître lui-même
pour lenouveauBâb. 11 courut dans l'Arabistanet chercha
à y réunir un parti. Mais les relîgionnaires se mettant sur
ses traces, l'atteignirent près de la frontière turke, et lui
attachant des pierres au cou, le noyèrent dans le Shât-el-
27K ATTENTAT CONTRE LE ROI.
Arâb. Cette tentative malheureuse n'encouragea pas les
dissidents. Toutefois, on en compte quelques-uns d'assez
marquants, et même dans ce qu'on nomme les Lettres du
Vivant. Parmi les dix-neuf membres de l'Unité, il y a eu
jusqu'ici trois renégats, qui sont : Seyd Housseyn-Gourny,
réfugié à Bagdad ; Moulla Mohammed-Zerendy et Sheykh
Abou-Torab.
Aussitôt que Mirza-Yahya eut été proclamé chef de la
religion, il quitta la capitale, où, dans une existence tour-
mentée, il n'aurait eu assurément ni les loisirs ni la sé-
curité nécessaires pour donner avec calme la direction
qu'on attendait de lui. Pendant longtemps le gouverne-
ment le chercha, car il avait appris la nomination du
nouveau pontife et il en avait conçu une inquiétude pro-
portionnée à la déception de ses espérances et de ses cal-
culs. L'Altesse Éternelle alla de ville en ville éprouver le
courage et la constance des croyants. Il eut plus à les
calmer qu'à les encourager, et il jugea nécessaire de s'y
employer activement. Il défendit de la manière la plus
expresse toute tentative nouvelle de soulèvement, et dé-
m clara avec autorité que le moment de lutter avec les
armes charnelles, s'il devait venir, n'était pas venu. Il
recommanda aux fidèles l'étude approfondie de la reli-
gion, la contemplation et la pratique des devoirs; pour le
reste, il se réserva d'une manière absolue le soin d'y son-
ger et d'ordonner. En effet, en recherchant avec sagesse
'es causes des échecs subis, il rie se pouvait pas qu'il man-
quât de les apercevoir dans le décousu des projets, dans
l'isolement des entreprises, qui toutes avaient eu lieu
sur des points très-restreints et avec des forcés insuffi-
santes, puis, dans l'exagération même de la confiance et
du zèle des apôtres. Il étouffa aussi les tentatives de
ATTENTAT CONTRE LE ROt. 279
schisme que j'ai signalées tout à l'heure. Ce ne fut pas une
grande affaire. Les ambitions dissidentes furent aisément
vaincues, et l'une d'elles, dont je ne puis nommer le cou-
pable parce qu'il est vivant, fut si complètement abattue
que, dans la personne même de l'hérétique, elle fournit à
l'Altesse Éternelle un de ses lieutenants aujourd'hui les
plus dévoués et les plus actifs. Enfin, comme le premier
v ministre faisait rechercher ardemment les traces de
l'homme qui le troublait si fort, celui-ci sortit de Perse et
alla s'établir à Bagdad, où il avait le double avantage de
jouir d'une sécurité parfaite et d'être en communication
permanente avec le nombre considérable des pèlerins per-
sans qui vont et viennent chaque année, attirés par les
sanctuaires de Rerbela et de Nedjef. Il n'est pas douteux
que les conversions au bàbisme ne s'opèrent aujourd'hui
en foule parmi ces dévots.
Quelque temps se passa, et rien ne trahit au dehors
l'existence de la secte , qui cependant se fortifiait mora-
lement et augmentait de nombre. Tout le monde savait
que les bâbys avaient prédit la fin prochaine du premier
ministre et annoncé son genre de mort. Cela eut lieu exac-
tement, dit-on, comme l'avaient annoncé les martyrs de
Zendjàn, Mirza Rizay, Hadjy Mohammed-Aly et Hadjy
Mohsen. Le ministre, tombé en disgrâce et poursuivi par la
haine royale, eut les veines ouvertes au village de Fyn,
près de Kashan, comme les avaient eues ses suppliciés.
Son successeur fut Mirza Agha-Khan-Noury, d'une tribu
noble du Mazendérân, et jusqu'alors ministre de la guerre.
Ce nouveau dépositaire du pouvoir prit le titre de Sadr-è-
Azam, que portent les grands vizirs de l'empire ottoman.
On était alors en 1852.
Au bout de quelques mois, un bruit singulier com-
280 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
mença à circuler dans les bazars de Téhéran, et avec une
telle persistance, qu'il trouva bientôt une créance presque
générale. On disait que la fin du mois de shavval serait
funeste au roi, et que certainement, ce jour-là, il péri-
rait de mort violente. Le roi habitait alors à la cam-
pagne , au palais de Niaveran, situé sur les collines de
Shimiran, au pied de l'Elbourz, à quatre lieues de la
ville. C'était, dans ce temps-là plus qu'aujourd'hui, sa
résidence ordinaire d'été. Il occupait le palais avec son
harem et un certain nombre de serviteurs. La plupart des
grands personnages de l'empire avaient des maisons dans
le village, qui est riche, beau, bien ombragé, pourvu de
magnifiques jardins, et où l'eau courante est en abondance.
Les moindres chefs et les soldats campaient dans le dé-
sert, autour des cultures.
Le roi était un jour assis dans le jardin, quand on lui
apporta des pastèques , les premières de la saison. Il en
fit ouvrir quelques-unes , et , en causant avec ses fami-
liers, loua la fraîcheur et la bonté de ces fruits. Dans ce
moment, il aperçut, à quelques pas. de la tente sous la-
quelle il se tenait, trois hommes qui travaillaient au
grand soleil et paraissaient accablés par la chaleur. Il
ordonna de leur porter les pastèques qui n'avaient pas
été ouvertes, et s'amusa, pendant quelques instants, du
plaisir évident avec lequel les trois jardiniers dévoraient
le don qu'il venait de leur faire.
Ces trois hommes étaient des bàbys. Ils avaient été
envoyés avec l'ordre de s'introduire près du roi et de le
frapper de mort. Ils s'étaient donc fait engager pour tra-
vailler aux jardins, et guettaient le moment de remplir
ce qu'ils considéraient comme leur devoir. Mais la bonté
avec laquelle le monarque avait agi envers eux leur
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 281
inspira des réflexions nouvelles. Ils se consultèrent et
tombèrent d'accord qu'ils ne pouvaient tuer sans crime
un bienfaiteur dans sa propre maison , eux étant d'ail-
leurs à son service et mangeant son pain ; que du moins
il fallait attendre trois jours, afin de laisser s'effacer le
mérite de la bonne action qu'il avait accomplie envers eux.
Ils firent savoir à leurs coreligionnaires et leurs scru-
pules et la manière dont ils s'y prenaient pour les apai-
ser, et ils attendirent paisiblement l'expiration du délai.
Ainsi l'on arriva au dernier jour du mois de shavval.
Le matin, le roi sortant du palais, monta à cheval
pour aller faire une promenade. Il était précédé, comme
de coutume, de gens de l'écurie portant de longues lan-
ces, de palefreniers menant des chevaux de main, cou-
verts de housses brodées, et d'un gros de cavaliers noma-
des, ayant le fusil en bandoulière et le sabre à la selle du
cheval. Afin de ne pas incommoder le prince par la pous-
sière que soulevaient les pieds des chevaux, cette avant-
garde avait pris un peu d'avance, et le roi venait seul,
• marchant au pas, à quelque distance de la suite considé-
rable de grands seigneurs, de chefs et d'officiers qui l'ac-
compagnent partout. Il était encore tout près du palais et
avait à peine dépassé la petite porte basse du jardin de
Mohammed-Hassan, sandoukdâr ou trésorier de l'Épargne,
lorsqu'il aperçut, sur le bord de la route, trois hommes,
les trois ouvriers du jardin, debout, deux à sa gauche, un
à sa droite, et paraissant l'attendre. Il n'en prit aucun
soupçon et continua d'avancer. Quand il se trouva à leur
hauteur, il les vit qui le saluaient profondément, et il les
entendit s'écrier tous à la fois :
— Nous sommes votre sacritice! Nous faisons une
supplique !
16.
t*± ATTESTAT CONTRE LE ROI.
Cest la formule ordinaire. Mais, au lieu de rester à
leur place, comme c'est l'usage, ils s'avancèrent rapide-
ment vers lui, en répétant précipitamment : « Nous fai-
sons une supplique! * Un peu surpris, le roi s* écria :
• Drôles! que voulez-vous! »
En ce moment . l'homme placé à droite saisit la bride
du cheval de la main gauche, et de la main droite, armée
d'un pistolet , fit feu sur le roi. Dans le même temps, les
deux hommes de gauche faisaient feu également. Une des
décharges coupa le gland de perles suspendu sous le cou
du cheval, une autre cribla de chevrotines le bras droit du
roi et ses reins. Aussitôt l'homme de droite se suspendit
à la jambe de Sa Majesté, attirant le prince à terre, et
il aurait sans nul doute réussi à l'arracher de la selle,,
mais les deux assassins de gauche faisant exactement le
même effort, le roi fut maintenu par eux. Cependant,
le prince frappait de son poing fermé sur la tété des uns et
des autres, et les sauts de côté ou autres mouvements du
cheval épouvanté paralysaient les efforts des bâbys et
prenaient du temps.
Les gens de la suite, d'abord stupéfaits, accoururent.
Asad-Oullah-Khan, grand écuyer, et un cavalier nomade
tuèrent à coups de sabre l'homme de droite. Pendant ce
temps, d'autres seigneurs saisissaient les deux hommes
de gauche, les renversaient et les garrottaient. Le doc-
teur Gloquet, médecin du roi, aidé de quelques per-
sonnes, faisait entrer rapidement le prince dans le jardin
de Mohammed-Hassan, sandoukdâr; car on ne compre-
nait rien à ce qui venait d'arriver, et si l'on avait l'idée
de la grandeur du péril, on n'avait aucune notion de son
étendue. Ce fut, pendant plus d'une heure, un tumulte
épouvantable dans tout Niaveran. Tandis que les minis-
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 283
très, le Sadr-è-Azam en tête, s'empressaient dans le
jardin où le roi avait été conduit, les trompettes, les
tambours, les tambourins et les fifres appelaient les
troupes de tous côtés ; les ghoulams montaient à cheval
ou arrivaient ventre à terre ; tout le monde donnait des
ordres ; personne ne voyait, n'écoutait, n'entendait ni ne
«avait rien.
Comme on était dans ce désordre, un courrier arriva
de Téhéran , envoyé par Ardeshyr-Mirza , gouverneur de
la ville, pour demander s'il se passait quelque chose, çt
ce qu'il fallait faire dans la capitale. En effet, dès la
veille au soir, le bruit que le roi avait été assassiné avait
pris la consistance d'une certitude. Les bazars, parcou-
rus par des troupes de gens armés, dans une attitude
menaçante, avaient été quittés par les marchands. Toute
la nuit, les boutiques des boulangers avaient été envi-
ronnées, chacun cherchant à faire des provisions pour
plusieurs jours. C'est l'usage lorsqu'on prévoit des trou-
bles. Enfin , à l'aube le tumulte augmentant, Ardeshyr-
Mirza avait fait fermer les portes de la citadelle et de la
ville, mis les régiments sous les armes et placé ses ca-
nons en batterie, mèche allumée, bien qu'il ne sût pas,
en réalité, à quel ennemi il avait affaire, et il demandait
des ordres.
On se calma un peu. Il était devenu certain qu'on
avait simplement affaire à un assassinat, et non pas à une
insurrection. Les deux bâbys arrêtés, conduits presque
immédiatement devant le conseil des ministres , avaient
déclaré qu'ils étaient seuls, qu'ils n'avaient pas de com-
plices, et qu'il ne fallait pas attendre d'eux des révéla-
tions, parce qu'ils n'en feraient point. Heureusement, la
blessure du roi était insignifiante. Sa Majesté, qui avait
284 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
montré beaucoup d'énergie dans sa lutte contre les meur-
triers, assurait quelle ne sentait aucune douleur sérieuse,
et était rentrée au palais à pied. On fit attacher le corps
de Sàdek, le bàby qui avait été tué, à la queue d'un mulet,
et on le traîna à travers les pierres jusqu'à Téhéran, afin
que toute la population pût voir que les conjurés avaient
manqué leur coup. En même temps, on envoya des mes-*
sagers à Ardeshyr-Mirza, pour lui dicter ce qu'il avait à
faire.
Malgré les déclarations des assassins, l'existence d'un
complot était visible. Tous les ans, vers le milieu de
l'été à peu près, le bruit se répand que le roi est mort.
Mais c'est la peur qu'on en a qui fait inventer et accueillir
une si fâcheuse nouvelle. Quelques désordres ont lieu
chez les boulangers et les traiteurs des bazars ; mais en
quelques heures l'ordre se rétablit. Ici, rien de pareil.
On avait annoncé que le mois de shavval verrait tomber
Nasreddin-Shah ; on avait vu dans les rues des bandes
armées qui, nécessairement, ne s'étaient mises sur pied
que pour profiter de la catastrophe. Les meurtriers ar-
rêtés s'étaient reconnus bàbys et s'en étaient fait gloire.
C'était donc aux bàbys qu'on avait affaire. Ils étaient
sur pied; il fallait mettre la main sur leurs chefs. Arde-
shyr-Mirza eut à agir en conséquence.
Il maintint la fermeture des portes et les fit occuper
par des piquets d'infanterie, en donnant l'ordre aux
gardiens d'examiner avec soin les physionomies de ceux
qui se présenteraient pour quitter la ville ; et, tandis que
J'on poussait la population à monter sur le rempart, près
de la porte de Shimiran , pour voir , sur le terre-plein
devant le pont qui traverse le fossé , le corps mutilé de
Sâdek, le prince-gouverneur réunit le Kalentèr, ou pré-
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 285
fet de police, le Vizir de la ville , le Darogha, ou juge de
police, et les chefs des quartiers, et leur donna Tordre de
rechercher et d'arrêter toutes les personnes soupçon-
nées de bàbysme. Gomftie personne ne pouvait quitter
la ville, on attendit la nuit pour commencer cette
chasse au furet, où il fallait surtout de l'adresse et de
la ruse.
La police à Téhéran, comme dans toutes les villes
d'Asie, est très-bien organisée. C'est un legs des Sassa-
nides, que les kalifes arabes ont précieusement con-
servé; et comme il était de l'intérêt direct de tous les
gouvernements, si mauvais qu'ils fussent, et des pires
encore plus que des autres, de le maintenir, il est resté,
pour ainsi dire , intact au milieu des ruines de tant
d'autres institutions également excellentes qui ont
périclité. Il faut donc savoir que chaque chef de quartier,
correspondant directement avec le Kalentèr, a sous ses
ordres un certain nombre d'hommes appelés ser-ghes-
méhs, sergents de ville, qui, sans costume particulier ni
marque distinctive, ne quittent jamais les rues dont la
surveillance leur est attribuée. Ils sont généralement
bien vus des habitants et vivent familièrement avec le
peuple. Ils rendent toutes sortes de services à chacun,
et la nuit, couchés, hiver comme été, sous l'auvent de la
première boutique venue, sans souci de la pluie ni de la ,
neige, ils veillent sur les propriétés et rendent les vols
fort rares, parce qu'ils les rendent fort difficiles. Du reste,
ils connaissent les habitudes et les habitués de toutes les
maisons, de manière à y guider immédiatement les re-
cherches en cas de besoin ; ils savent les idées, les opi- '
nions, les accointances, les liaisons de chacun; et quand
on invite à dîner trois amis, le ser-ghesméh, sans même
286 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
y mettre d'espionnage, tant il est familier avec tout le
monde, sait à quelle heure les convives arrivent, ce qu'ils
ont mangé, ce qu'ils ont fait et dit, et à quelle heure ils
se sont retirés.
Les Ketkhodas ou chefs des quartiers prévinrent ces
agents d'avoir à surveiller les bàbys de leurs circon-
scriptions respectives, et on attendit.
Presque dans le même temps, on s'aperçut de réunions
clandestines. Hadjy Mirza-Taghy, Retkhoda du quartier
de Ser-Tjeshmèh, se rendit sans bruit à la maison d'un
certain Souleyman-Khan , fils de Yahya-Khan. Cette
maison appartient aujourd'hui au prince Abd-oul-Semed-
Mirza, frère du roi. Le propriétaire d'alors était un
homme riche et considérable.
Un ser-ghesméh ayant frappé doucement à la porte,
un homme vint ouvrir ; on l'attira au dehors, et ayant
refermé la porte, on l'arrêta. Un instant après, on frappa
de nouveau ; un autre homme se présenta , on en fit de
même qu'avec l'autre. On recommença ainsi plusieurs
fois de suite le même manège avec sjuccès, jusqu'à ce
qu'enfin on vît qu'on n'ouvrait plus. Alors on crocheta
la porte et on entra. On trouva , dans la cour de la mai-
son, le maître, sur lequel on mit la main ; et parcourant
successivement toutes les chambres, on s'empara en tout
de quinze individus , dont quelques femmes et plusieurs
enfants. Au nombre des femmes était Gourret-oul-Ayn, di-
sent quelques informateurs; mais d'autres assurent qu'elle
avait déjà été arrêtée depuis longtemps, parce qu'elle
s'obstinait à prêcher malgré la défense. Quoi qu'il en soit,
comme elle avait une grande réputation , et que d'ailleurs
elle occupait dans le monde un rang élçvé, on l'avait
conduite, ou on la conduisit alors, chez Mahmoud-Khan,
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 287
le Kalentèr, qui la confia à la garde de sa propre femme.
Les autres furent mis en prison.
Successivement, on vit arriver les différentes prises, et
il se trouva qu'en tout on possédait une quarantaine de
captifs. Toutes les recherches qu'on pût faire ensuite res-
tèrent infructueuses. Évidemment les bâbys, avertis, se
tenaient tranquilles , et ne cherchaient ni à se rassem-
bler, puisque l'insurrection leur était interdite par l'Al-
tesse Éternelle, ni à sortir de là ville, puisqu'ils savaient
que les portes étaient gardées. Pendant plusieurs jours,
la police eut l'œil ouvert, mais sans succès; et très-
persuadée que les ennemis étaient nombreux, elle ne sut
pas les découvrir. Alors , désespérant d'un succès plus
grand, le prince fit conduire à Niaveran les gens qu'il
avait saisis, et expliqua la situation.
Le premier ministre et les autres conseillers du roi
étaient fort embarrassés, et, pour tout dire, frappés d'é-
pouvante et remplis des inquiétudes les plus diverses. Le
roi avait trouvé bien long l'intervalle de temps pendant
lequel il avait lutté seul contre les assassins et n'avait
pas caché son impression. Aussitôt, les personnes qui, ce
jour-là, n'étaient pas dans la suite, laissèrent entendre
que tel ou tel des seigneurs ou des officiers présents
n'eût peut-être pas été fâché d'un changement de régime.
On chercha de son mieux à faire sa cour aux dépens du
prochain. Tel fut soupçonné d'être plus ou moins gagné
aux intérêts de ce frère du roi qui est à Bagdad avec une
pension anglaise; tel autre, d'avoir des espérances hy-
pothéquées sur le vieux prince qui habite Astrakhan
avec une pension russe. Ceux dont on' ne disait ni l'une
ni l'autre de ces choses , on demandait s'ils n'étaient pas
tout simplement bâbys eux-mêmes, et la supposition
288 ATTENTAT CONTRE LE ROI
n'était pas absolument invraisemblable ; car le bâbysme
était au fond la religion à la mode , et l'on savait bien
que, depuis quatre ans, on en rencontrait partout des
adeptes. Il n'était presque personne qui n'eût conféré avec
un membre quelconque de la secte. De toutes ces suppo-
sitions, de tous ces propos colportés, envenimés par les
rivalités et les ambitions particulières, il était résulté un
profond sentiment de méfiance et de crainte , qui régnait
dans tout l'entourage royal. Chacun surveillait ses voi-
sins et pesait ses propres paroles.
Les deux assassins arrêtés n'en avaient pas avoué plus
long au second interrogatoire qu'au premier, et ils n'en
dirent jamais davantage. Torturés avec des raffinements
extraordinaires, ils ne parlèrent pas, et s'obstinèrent à
soutenir qu'ils n'avaient pas de complices, et qu'ils exé-
cutaient seulement les ordres de leurs chefs, lesquels chefs
n'étaient pas en Perse. Interrogés pourquoi ils avaient
médité un crime aussi énorme que celui de tuer le roi,
ils répétèrent encore qu'ils n'étaient pas responsables,
devant ceux qui les jugeaient, de l'action commise, at-
tendu qu'ils n'avaient fait qu'obéir à des supérieurs;
que, grâce au ciel, ils étaient en parfait état d'inno-
cence, puisqu'ils n'avaient pas hésité à accomplir un
commandement venu d'une autorité sacrée. Quant à l'ac-
tion en elle-même, ils n'avaient, pour leur compte, rien
à en dire, sinon que ce que voulaient leurs chefs était
juste parle fait seul qu'ils le voulaient ; toutefois, dans ce
cas particulier, il était clair que l'homme qui était le pre-
mier auteur de la mort de tant de martyrs et enfin de
celle du Bâb lui-même, de l'Altesse Sublime, avait ample-
ment mérité la mort. Ils ajoutaient qu'on avait une preuve
certaine de l'innocence de leurs intentions dans ce fait
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 289
qu'ils avaient voulu exécuter à la lettre leurs instructions
et ne s'étaient pas permis d'y rien modifier. Ces instruc-
tions disaient : « Vous couperez la tête du roi » : c'était
donc la tète qu'il fallait lui couper, et c'est pourquoi ils
avaient cherché à arracher le prince de dessus son cheval
et à le jeter par terre. — « Si nous avions voulu, disaient-
ils, le tuer à coups de pistolet , rien ne nous était plus
aisé ; mais vous avez bien vu que nos armes n'étaient
pas chargées à balles , et nous n'avons tiré sur lui que
pour le blesser et le faire choir plus facilement. Il est
clair que nous n'y avons pas mis de haine personnelle.
Au contraire, le roi est bon; il a été compatissant et
bienveillant pour nous, et nous en sommes reconnais-
sants ; aussi ne voulions-nous rien faire de plus contre
lui que ce qui était obligatoire. Vous continueriez à nous
torturer jusqu'au dernier jugement, que nous ne pour-
rions vous en dire davantage. »
Cette obstination, cette profondeur, cette dureté de
conviction religieuse, et l'impuissance de la douleur à la
vaincre, commencèrent à produire une vive impression
sur l'esprit des gens de la cour et sur les ministres
eux-mêmes. C'était une nouvelle démonstration de ce
qu'on se rappelait avoir vu déjà dans le Mazendérân, à
Zendjàn, à Shyraz, à Téhéran, à Tebriz, partout où Ton
avait condamné et fait périr des bâbys ; et, comme il ar-
rive, toujours, on s'irrita plus encore de cette attitude
d'indépendance, au milieu des souffrances infligées, et de
l'impuissance où elle réduisait les tourmenteurs^ que du
crime trop réel qu'on avait à punir. Se considérant donc
comme vaincus par les deux meurtriers de Shimiran,
les inquisiteurs se rejetèrent, pleins d' espoir, sur la
troupe de prisonniers qu'on leur amenait de la ville,
Y1
2«0 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
et parmi lesquels les femmes, et surtout les enfants, aKr
laient bien certainement s'effrayer, se laisser abattre par
les tortures et tout raconter.
' Ils ne racontèrent rien ; et ce qu'avaient dit les deux
meurtriers, tous ces prisonniers, grands et petits, le ré-
pétèrent avec une inflexible fermeté : « Nous n'avons pas
de complices. » Tout ce qu'on put faire , et l'on fit beau-
coup de choses , resta sans succès et se brisa contre le
silence ou les dénégations. Alors, de la vengeance déçue
on passa à la peur. On ne savait plus sur quel terrain on
se trouvait, et, faute de réalités qu'on ne saisissait pas,
qui fuyaient devant toutes les recherches, on voyait
errer autour de soi une multitude de fantômes. L'épou-
vante devint générale au camp du roi. On se dit que cer-
tains soupçons conçus d'abord contre tels et tels grands
personnages étaient fondés , et que le silence des prison-
niers le démontrait. On supposa que ceux-ci espéraient,
au dernier moment, être graciés par l'influence de leurs
amis secrets. D'ailleurs , auraient-ils besoin d'être gra-
ciés ? N'allait-on pas voir, peut-être dans une heure, à la
minute, éclater une sédition générale? Où? Parmi les
régiments, les paysans de la montagne, les habitants de
Téhéran I En face, * on avait une quarantaine de captifs
muets ; mais par derrière, savait-on ce qui s'agitait?
Le conseil des ministres, réuni autour -du Sadr-è-
Azam, pensa, sous l'inspiration de cet homme d'État, le
plus* sage du pays assurément et le plus capable, que
cette situation avait assez duré et qu'il y fallait un
terme. On fit remarquer que, si les bàbys étaient aussi
nombreux et aussi puissants qu'on le prétendait, il y
avait imprudence gratuite à les rechercher et à les forcer
à un éclat que peut-être ils désiraient éviter. Il fut donc
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 291
résolu non-seulement qu'on cesserait de chercher de
nouveaux coupables , mais qu'on s'efforcerait d'être aussi
clément que les traditions juridiques en matière de
crimes d'État le pouvaient permettre , et que tous ceux
des bàbys arrêtés qui consentiraient simplement à nier
leur qualité de bâbys seraient immédiatement relâchés
sur cette parole, sans qu'on les pressât davantage.
Quant à ceux qui s'obstineraient à confesser leur foi,
certainement ils mourraient; mais il était injuste que le
roi prît seul sur sa tête la responsabilité de leur sang.
De deux choses l'une : ou le meurtre de ces gens était
équitable, ou il était inique. Équitable, le roi devait et
voulait partager avec ses hommes le mérite de l'action ;
inique, il était juste que les mêmes hommes, ses servi-
teurs, prissent pour eux une part de cette même respon-
sabilité et des châtiments qui attendaient leur maître
dans l'autre vie. C'était faire acte de fidélité.
Dans le raisonnement du premier ministre , il y avait
bien un peu des sentiments qu'il exprimait, mais peut-
être y avait-il encore autre chose qu'il n'exprimait pas,
c'est-à-dire le besoin de compromettre les gens considé-
rables et les corps de l'État dans ce qui allait se passer,
de telle sorte que, si les bâbys devaient s'insurger de
nouveau, tous ceux qui auraient sur eux du sang de leurs
martyrs se sentissent menacés personnellement aussi
bien que le roi. Ajuster les choses de la sorte, c'était de
l'habileté. On le comprit ainsi ; chacun mesura le danger
immédiat qu'il y aurait à faire de l'opposition à un arran-
gement semblable, et tous les assistants se mettant à
crier que leur vie et leur âme appartenaient au roi,
qu'ils étaient son sacrifice, quMls demandaient à porter,
pendant toute l'éternité, la peine de ses fautes ,> o^
292 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
souffrir à sa place serait pour eux meilleur que le para-
dis, ils se déclarèrent prêts à mettre leurs bras jusqu'à
l'épaule dans les meurtres qui allaient s'accomplir. Le
premier ministre accueillit cette explosion de zèle; il
ordonna que ceux des bébys qui resteraient opiniâtres se-
raient distribués aux grands officiers de l'empire, au
corps des mirzas, dans les différents services publics, aux
moustofys , aux gens de l'arsenal , et que ce serait au
roi à juger du dévouement réel de ses sujets, de leur fidé-
lité sans arrière-pensée, d'après la façon dont ils met-
traient à mort leurs victimes. Chacun se tint pour averti.
La population de Téhéran , tout entière , suivait avec
une ardente curiosité , qui pour beaucoup de gens était
de l'anxiété, le cours de ce qui se faisait à Niaveran,
autour du palais du roi. Comme en Perse rien n'est secret,
je l'ai dit déjà et je le répète, rien absolument, pas plus
ce qui se passe dans le conseil du monarque que ce qui
arrive dans les retraites les plus mystérieuses du Harem,
et que le bazar n'ignore de rien, on avait très-bien suivi
toutes les fluctuations d'idées, de craintes, de calculs qui
avaient agité les arbitres du moment, et avec cette saga-
cité extraordinaire qui est le fond de l'esprit du lieu, on
avait parfaitement compris tout ce qui avait été proposé
et résolu. Maintenant on s'attendait à un dénoùment assez
prompt, et la plus grande partie de la population désirait
le voir aussi peu sanglant que possible, et espérait dans
la répugnance connue et souvent prouvée du premier
ministre pour les cruautés.
Gourret-oul-Ayn n'avait pas été conduite à Niaveran;
mais, renfermée par le Kalentèr dans son propre Ende-
roun , elle avait été interrogée par lui à différentes re-
prises et n'avait éprouvé aucun mauvais traitement. Mah-
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 293
moud-Khan, Kalentèr, parait avoir subi, comme tout le
monde, le charme de cette femme. La Consolation-des-
Yeux, avec sa beauté merveilleuse, son éloquence, son
enthousiasme, exerçait une séduction à laquelle personne
n'avait jamais résisté. Le Kalentèr, pénétré de respect et
de compassion, s'efforçait, tout en restant fidèle à son
devoir, d'adoucir la captivité de la prisonnière, de ne
pas aggraver les souffrances de sa situation et de lui
donner des espérances pour l'avenir. Mais il se trompait.
Gourret-oul-Ayn n'avait pas besoin d'espérances; et or-
dinairement lorsqu'il entamait ce sujet de conversation,
elle l'interrompait pour lui parler de ses croyances reli-
gieuses, de ce qui était la vérité, de ce qui était l'er-
reur. Les assistants restaient dans l'étonnement à lui
voir tant de foi et l'esprit si libre, tandis qu'à chaque
instant le rideau de la porte pouvait se soulever pour
laisser passer sa sentence de mort.
Un matin, Mahmoud-Khan, revenant du camp royal,
entra dans l'Enderoun, et après avoir salué la Gonsola-
tion-des-Yeux, il lui dit qu'il lui apportait de bonnes nou-
velles. « — Je le sais, dit-elle gaiement et je n'ai pas
besoin que vous m'en instruisiez. — Il ne se peut pas,
dit Mahmoud-Khan, que vous sachiez ce dont il s'agit,
car c'est une requête que le premier ministre m'a chargé
à l'instant de vous faire et je ne doute pas que vous n'y
trouviez votre salut. On vous mènera à Niaveran et on
vous demandera : « Gourret-oul-Ayn, êtes- vous bâby? »
Vous répondrez simplement : Non. On restera convaincu
que vous l'êtes; mais on est résolu à ne pas exiger plus
de vous; on espère que, pendant quelque temps, vous vi-
vrez dans la solitude et ne donnerez pas à parler aux
hommes.
294 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
— Ce n'est pas là, répondit la Consolation-des-Yeux,
I# nouvelle que vous avez à me donner. Elle est meilleure
que ce que vous me dites, mais vous ne la connaissez pas
vous-même. Demain, à midi, vous, vous-même, Kalentèr,
vous me ferez brûler vive et je rendrai, comme je le sou-
haite, un témoignage éclatant à Dieu et à Son Altesse! »
Mahmoud-Khan, étonné, répartit : « Vous n'y pensez
pas! Il n'en est point question; car, certes, vous ne refu-
serez pas la concession qu'on vous demande. Tous vos
partisans s'y soumettront, sans doute. Quelle idée avez-
vous !
— N'espérez pas, s'écria la Gonsolation-des-Yeux, d'un
air plus grave, que je renie ma foi, même en apparence,
même pour une minute et dans un but aussi puéril que
celui de conserver quelques jours de plus une forme tran
sitoire qui n'a pas de valeur. Non! si l'on m'interroge, et
on le fera, j'aurai le bonheur de donner ma vie pour
Dieu. Toi, Mahmoud-Khan, écoute maintenant ce que
je vais te dire, et demain ma mort te servira de signe que
je ne te trompe pas. Le maitre que tu sers ne te récom-
pensera pas de ton zèle ; au contraire, tu périras, par son
ordre, cruellement. Tâche, avant de mourir, d'avoir élevé
ton âme à la connaissance de la' vérité. »
J'ai entendu raconter bien des fois cette prophétie et à
des musulmans et à des bàbys. Personne ne doute qu'elle
n'ait été faite; et voici, en effet, ce qui arriva plus tard :
il y a quatre ans, une famine terrible ravagea Téhéran.
On mourait de faim dans les rues. La population, poussée
à bout par la souffrance, se souleva et se porta en foule
sur la citadelle pour obtenir du roi justice, comme d'or-
dinaire; car, en pareil cas, tous les peuples du monde, en
Orient et en Occident, s'acharnent à la même idée et accu-
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 295
sent des accapareurs de causer leurs maux. Le roi or-
donna de fermer les portes; puis, ayant appris que le
peuple accusait, entre autres personnages, le Ralentèr, il
le fit comparaître devant lui. Il fallait absolument trouver
un coupable. Ce n'est pas que le magistrat incriminé eût
aucunement commis le crime que l'on dénonçait; il avait
seulement à se reprocher quelques concussions, que du
reste il ne se reprochait guère, se tenant pour parfaite-
ment innocent, car il avait, dans ce genre, beaucoup
moins d'exploits sur la conscience que tels ou tels autres
plus grands que lui. Cependant le roi était irrité, le tu-
multe à son comble ; les femmes battaient la porte de la
citadelle; on entendait leurs cris furieux. Le roi avait re-
vêtu le manteau rouge, qu'on appelle le manteau de la
colère , et qu'il porte lorsqu'il va ordonner des châti-
ments.
Mahmoud-Khan fut amené tremblant devant le mo-
narque. Au lieu de répondre, il perdit la tête et balbutia.
Le roi donna ordre de lui arracher la barbe ; les bourreaux
se jetèrent sur lui ; il se débattit etpoussa des cris affreux.
Le roi, s' excitant, dit : « Frappez-le de verges I » On le
frappa, et le roi, s' excitant encore plus, dit : « Etranglez-
le! » Et on l'étrangla. Ainsi fut accomplie la prédiction
de Gourret-oul-Ayn.
Il semble que je ne ferai pas mal de mettre ici une ob-
servation dans l'intérêt des gens qui comprennent à peu
près la surface des choses, mais mal ce qui passe l'épi—
derme. Je n'ai nullement l'intention de donner à entendre
qu'on doit cFoireou ne pas croire aux miracles que je rap-
porte. Je ne m'occupe pas de ces choses; mais il importe
ici de remarquer que les affaires religieuses, en Asie,
dans le temps qui court, comportent l'existence de mira-
J
206 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
cles; qu'il s'en fait, qu'on les voit, qu'on les cite, qu'on
y croit et qu'on s'en sert comme d'arguments; et ce sont,
en effet, des arguments, puisqu'ils ne trouvent pas seu-
lement créance chez les sectaires qui s'en autorisent, mais
qu'ils sont acceptés sans hésitation par les adversaires
eux-mêmes.
C'est une situation intéressante à observer, non pas
uniquement au point de vue philosophique, mais surtout,
peut-être, au point de vue de la critique historique. On y
peut trouver des indications instructives et qui aident à
comprendre beaucoup de problèmes des temps anciens.
Ainsi, par exemple, dans notre façon de raisonner, si
l'apôtre d'une religion repoussée par nous pouvait nous
convaincre qu'il fait des miracles, nous nous trouverions
insensés de ne pas accepter toute entière la doctrine
d'un homme armé d'une puissance si exceptionnelle,
dont la source ne saurait se trouver que dans une dis-
pensation d'en haut. Mais les Asiatiques ne raisonnent
point de même. Le miracle est, à leurs yeux, un fait sans
doute anomal et dont la manifestation révèle une in-
fluence au-dessus de l'ordinaire ; mais ce qui est au-dessus
de l'ordinaire, ce qui sort de la règle, l'exception aux lois
communes de la nature, tout cela est loin d'être estimé
d'eux aussi rare qu'il l'est de nous. Ils n'admettent pasdes
lois naturelles imperturbables ; ils ne reconnaissent, dans
l'univers, que des situations pendant la durée desquelles
les phénomènes s'exécutent suivant tel ordre résultant
de telle pondération des choses et des formes, de tel rap-
port établi entre les principes et les fins. Mais cela en soi
n'a rien d'essentiel, et il suffit qu'une influence quelconque
s'y applique pour le modifier plus ou moins profondé-
ment. Racontez à un musulman éclairé que saint Fran-
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 297
çois d'Assises faisait descendre les oiseaux du ciel et con-
versait avec eux, bien qu'il tienne le christianisme pour
une religion erronée, insuffisante, corrompue dans ses
sources, abrogée par Dieu, il ne lui viendra pas dans l'esprit
de suspecter votre bonne foi où d'accuser votre crédulité.
Le fait légendaire lui paraîtra aussi facile à admettre que
la description de l'orbite suivie par telle étoile. Tout ce
qu'il en conclura, c'est que saint François, par la force de
ses méditations, était arrivé à comprendre la nature par-
ticulière des oiseaux et disposait à leur égard d'une
puissance qu'on n'a pas communément. De la même façon,
l'Asiatique comprendra et expliquera comment on peut
traverser les corps solides, marcher sur l'eau et enfin sus-
pendre ou abroger, au gré de la science, tel résultat d'une
corrélation des principes naturels que nous appelons une
loi, et qui, pour lui, n'est qu'une convenance purement
temporaire. Voilà pourquoi on fait et on demande des
miracles en Asie, pourquoi on les admire et on en prend
du pouvoir de celui qui les accomplit une opinion plus
ou moins haute; mais voilà pourquoi aussi un homme
peut y assister et y croire, sans pour cela les considérer
comme des preuves vraiment irréfragables de la vérité
d'une religion où ils se produisent. Dieu n'en est pas la
source, Dieu n'y prend aucune part; c'est l'homme seu-
lement qui, par sa^science, par sa pénétration, par ses
1 dons naturels, par le concours de quelque puissance su-
périeure, trouve un joint pour troubler d'une façon quel-
conque les habitudes de la nature. Cette manière de ré-
duire le miracle à ne plus avoir, par le fait, de valeur
théologique qu'aux yeux des fidèles et nullement à ceux
des réfractaires qu'il s'agirait de convertir, a cependant
beaucoup gêné l'Islam. Le Korân a protesté et a voulu
298 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
expliquer de différentes manières que les miracles ne
sauraient avoir lieu sans la participation divine ; mais il
luttait vainement contre des théories que la science anti-
que a élaborées et transmises intégralement à toutes les
générations. Il dut donc se contenter d'une sorte de com-
promis et réserva à Dieu seul un genre spécial de mira-
cles : c'est la résurrection des êtres. Rendre la vie à un
mort, Dieu seul le peut; on ne le peut qu'au nom
et par la vertu de Dieu ; tout autre prodige n'a pas de
véritable valeur dogmatique. Hormis ce point et ce point
seul, — la science et l'imagination orientales, parfaitement
d'accord, n'admettant pas de limites quant à la puis-
sance motrice et créatrice de la parole, la même chez
l'homme et chez Dieu; supposant, de plus, que la nature,
production de cette parole, n'a pas de lois, mais seulement,
ainsi que je l'ai dit plus haut, des façons d'être, résultats
de rapports que la parole qui les a établis peut troubler
lorsqu'elle est appliquée par une compréhension pro-
fonde, et, ugeant l'homme capable d'atteindre à cette
compréhension, il s'ensuit naturellement que tout est
possible à l'homme éclairé, en tant qu'homme, et c'est
pourquoi les miracles ne prouvent rien quant à l'exposé
de la foi religieuse de celui qui les fait. On voit com-
ment, en raison de ce point de vue extrêmement ancien
en Asie, et qui dérive de la science chaldéenne 4, les
prodiges les plus étonnants ont pu étonner, effrayer, con-
fondre souvent des populations qui ne doutaient pas de
leur réalité, et cependant ne pas les amener à confesser
la foi des prophètes dont ces prodiges émanaient. L'intel-
ligence européenne, en lisant des récits de ce genre (la
i. Traité des Écritures cunéiformes , t. II, ;» ssim.
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 299
Bible, les Actes des Apôtres et les Vies des Saints en sont
remplies), s'étonne de ce qu'elle prend pour une obstina-
tion en quelque sorte inepte. Il n'y a pas d'obstination;
il n'y a pas d'ineptie ; il y a seulement une autre façon de
voir, de juger et de conclure que chez nous; et c'est ainsi
que, d'une part, la foi la plus absolue dans la possibilité
de troubler l'ordre de la nature, et de l'autre une difficulté
extrême à admettre les faits de ce genre, aboutissent,
dans la pratique, à un scepticisme d'une espèce différente,
mais tout aussi complet.
Le lendemain, les choses se passèrent comme la Con-
solation-des-Yeux l'avait prédit. On l'avait amenée à
Niaveran , et , devant les princes , les grands fonction-
naires de l'État, les prisonniers et le peuple, on lui avait
demandé, avec beaucoup de douceur, et de manière à ne
pas l'offenser, de déclarer qu'elle n'était pas bâby. Elle
avait répondu ce qu'elle avait annoncé vouloir répondre.
On la ramena à Téhéran, dans la citadelle, et lui ayant
mis un voile comme les femmes persanes en portent
et comme elle avait renoncé à en faire usage , on la mit
sur un tas de ces tissus de paille grossière dont on double
les tapis de laine et de feutre dans les appartements.
Mais, avant d'y mettre le feu, les bourreaux l'étouffèrent
avec des chiffons , de sorte que les flammes ne dévorè-
rent qu'un cadavre. Les cendres furent semées au vent.
Je ne crois pas que l'exemple de fermeté donné par
Gourret-oul-Ayn fût nécessaire aux autres prison-
niers ; mais il n'était pas fait pour diminuer leur cons-
tance. Ils avaient assisté, le visage gai et tranquille,
tous, jusqu'aux filles et aux enfants, à l'interrogatoire de
la jeune femme et l'avaient vue partir pour aller au sup-
plice, sans qu'elle leur fit, sans qu'ils lui adressasses
300 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
d'adieux, tant la séparation et ce qui allait l'amener leur
paraissait un fait insignifiant. Quand leur tour de se prépa-
rer fut venu, tous, les meurtriers comme les adtres, répon-
dirent, avec la même indifférence, qu'ils étaient bâbys ,
comblèrent de bénédictions le nom de l'Altesse Sublime
et sa mémoire, ainsi que les noms des autres martyrs ou
apôtres de leur cause, et se déclarèrent prêts à tout sup-
porter.
Parmi eux, on remarquait un homme arrêté dans la
maison de Souleyman-Khan. C'était ce mêmeSeyd Hous-
seYn, qui, dans un moment de prostration physique
amené par l'excès de la fatigue, des outrages et des
coups, avait renié son maitre et lui avait craché au vi-
sage, et que, à la suite de cela, on avait délivré. Il s'était
immédiatement réveillé comme d'un songe, et ayant 9
pris la route de Téhéran, ainsi que je l'ai dit, aussitôt
qu'il eût franchi les portes de cette ville, il s'était rendu
tout droit chez les chefs bàbys, leur avait raconté com-
ment s'était passé le martyre, et s'était accusé , avec un
repentir désespéré, de ce qu'il avait fait. Le pardon avait
suivi In véhémence évidemment sincère des aveux. Mais
Seyd Ilousseïn n'avait jamais retrouvé la tranquillité, et il
aspirait à la mort avec passion. Le jour en était arrivé.
Se croyant donc au moment de la délivrance et de la puri-
fication, il n'était pas seulement calme comme les autres;
sa joio éclatait dans l'air de son visage et dans la vivacité
do ses discours. Interrogé s'il était bâby, il répondit
avec une exaltation extrême, et irrita extrêmement ses
juges par les injures dont il les accabla. Aujourd'hui , les
religionnairos , pleins de respect pour ce martyr et ne
pouvant se résoudre à le trouver coupable un jour, assu-
reni que son apostasie ne fut qu'apparente ; qu'il obéit
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 301
au Bâb en la simulant, et qu'étant le secrétaire de son
maître et le dépositaire de tous ses papiers , il dut agir
ainsi afin de pouvoir tout porter, tout raconter aux
fidèles, qui, sans lui, auraient ignoré les dernières pa-
roles du Bâb.
Les intentions bienveillantes du Sadr-è-Azam étant
ainsi déjouées, il ne restait plus qu'à procéder à la mort
des coupables, dans la façon qui avait été réglée d'a-
vance. A chacun on donna son captif, à quelques-uns on
en remit deux. Le premier ministre en reçut un. Il ne le
fit pas torturer et donna l'ordre de le tuer d'un seul
coup. Les mirzas ou employés des ministères en eurent
deux; ils les firent taillader à coups de canif et s'en mê-
lèrent eux-mêmes. Le grand écuyer Asadoullah-Khan, qui
était venu le premier au secours du roi et avait tué Sa-
dek.à coups de sabre, en réclama deux aussi. Il les fit
ferrer aux pieds et aux mains et déchirer à coups de
fouet. Ainsi chacun essaya de prouver son amour pour le
souverain et son zèle par les inventions agréablement
féroces dont son imagination pût s'aviser.
On vit, on vit alors, on vit^e jour-là, dans les rues et
les bazars de Téhéran , un spectacle* que la population
semble devoir n'oublier jamais. Quand la conversation ,
encore aujourd'hui, se met sur cette matière, on peut
juger de l'admiratiota horrible que la foule éprouva et que
les années n'ont pas diminuée. On vit s'avancer, entre les
bourreaux, des enfants et des femmes, les chairs ouvertes
sur tout le corps , avec des mèches allumées flambantes
fichées dans les blessures. On traînait les victimes par
des cordes et on les faisait marcher à coups de fouet.
Enfants et femmes s'avançaient en chantant un verset
qui dit :
302 ATTENTAT CONTRB LE ROI.
« En vérité, nous venons de Dieu et nous retournons à
lui! ■
Leurs voix s'élevaient éclatantes au-dessus du silence
profond de la foule, car la population téhérany n'est ni
méchante ni très-croyante à l'Islam. Quand un des sup-
pliciés tombait et qu'on le faisait relever à coups de fouet
ou de baïonnettes, pour peu que la perte de son sang, qui
ruisselait sur tous ses membres, lui laissât encore un
peu de force, il se mettait à danser et criait avec un sur-
croit d'enthousiasme :
« En vérité , nous sommes à Dieu et nous retournons
à lui! »
Quelques-uns, des enfants, expirèrent dans le trajet.
Les bourreaux jetèrent leurs corps sous les pieds de leurs
pères et de leurs sœurs , qui marchèrent fièrement des-
sus et ne leur donnèrent pas deux regards.
Quand on arriva au lieu d'exécution, près de la Porte-
Neuve, on proposa encore aux victimes la vie pour leur
abjuration, et, ce qui semblait difficile, on trouva même
à leur appliquer des moyens d' intimidation. Un bourreau
imagina de dire à un père que, s'il ne cédait pas, il cou-
perait la gorge à ses deux fils sur sa poitrine. C'étaient
deux petits garçons, dont l'aîné avait quatorze ans, et
qui, rouges de leur propre sang, les chairs calcinées,
écoutaient froidement le dialogue ; le père répondit, en se
couchant par terre, qu'il était prêt, et l'ainé des enfants,
réclamant avec emportement son droit d'aînesse, de-
manda à être égorgé le premier. Il n'est pas impossible
que le bourreau lui ait refusé cette dernière satisfaction.
Enfin, tout fut achevé; la nuit tomba sur un amas de
chairs informes; les têtes étaient attachées en paquets
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 303
au poteau de justice, et les chiens des faubourgs se diri-
geaient par troupes de ce côté.
Cette journée donna au Bâb plus de partisans secrets
que bien des prédications n'auraient pu faire. Je l'ai dit
tout à l'heure, l'impression produite sur le peuple par
l'effroyable impassibilité des martyrs fut profonde et du-
rable. J'ai souvent entendu raconter les scènes de cette
journée par des témoins oculaires, par des hommes te-
nant de près au gouvernement , quelques-uns occuDant
des fonctions éminentes. A les entendre, on eut pu
croire aisément que tous étaient bàbys , tant ris se mon-
traient pénétrés d'admiration pour des souvenirs où l'Is-
lam ne jouait pas le plus beau rôle , et par la haute idée
qu'ils avouaient des ressources , des espérances et des
moyens de succès de la secte. On ne traite pas ce sujet
publiquement; c'est presque une hardiesse que de pronon-
cer le nom de bàby ; ordinairement , quand le tour de la
conversation force à indiquer la religion nouvelle , on se
sert d'une périphrase soigneusement injurieuse* Comme
les bâbys , par principe ou plutôt par scrupule reli-
gieux, condamnent l'usage du kalian, ou pipe d'eau,
beaucoup de gens qui n'en ont point le goût ne manquent
cependant jamais d'étaler un kalian pour ne pas être sus-
pectés; enfin, une notable recrudescence d'hypocrisie
musulmane éclate chez tous les hommes qui sont, en
réalité , les plus connus pour être des dissidents pro-
noncés.
Avec tout cela , le bâbysme , qui est resté strictement
inactif depuis les événements de 1852, passe pour avoir
fait d'immenses progrès et pour en faire tous les jours.
Obéissant, sans doute, à un ordre général avec autant de
ponctualité qu'ils ont jadis exécuté l'ordre contraire ^ les
304 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
bâbys désormais cachent leur religion , la renient, et, au
besoin, ne se font aucun scrupule de dire que le Bàb était
un monstre; mais cette dissimulation épouvante peut-étie
encore plus le gouvernement que ne le pourraient faire
des essais de soulèvement. Alors il compterait au moins
ses ennemis et saurait où les combattre. Maintenant, il
ne sait, ne voit et ne devine plus rien. Fidèle à l'impres-
sion de crainte qui le saisit naguère dans le procès de
Niaveran, il n'ose pas faire de recherches , de peur de
trouver plus de coupables qu'il ne voudrait , et surtout
de les trouver là où il ne le voudrait pas. Quand, par
maladresse de zèle ou par excès de haine , des moullas
dénoncent quelque adversaire comme bâby, on arrête
tout au plus la personne signalée ; on lui demande une
profession de foi ; on se contente de ce qu'elle répond, et
on la délivre au plus vite. L'opinion générale est que les
bâbys sont répandus dans toutes les classes de la popu-
lation et parmi tous les religionnaires de la Perse , sauf
les nossayris et lesjshrétiens ; mais ce sont surtout les
classes éclairées , les hommes pratiquant les sciences du
pays, qui sont donnés comme très-suspects. On pense, et
avec raison, ce semble, que beaucoup de moullas, et
parmi eux des moudjteheds considérables, des magistrats
d'un rang élevé, des hommes qui occupent à la cour des
fonctions importantes et qui approchent de près la per-
sonne du roi, sont des bâbys. D'après un calcul fait ré-
cemment, il y aurait à Téhéran cinq mille de ces reli-
gionnaires sur une population de quatre -vingt mille
âmes à peu près. Mais les arguments dont on appuie ce
calcul ne semblent pas bien solides, et j'incline à croire
que si jamais les bâbys avaient le dessus en Perse, leur
nombre dans la capitale se trouverait bien plus considé-
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 305
rable. Car, au même instant, on devra ajouter au chiffre
des zélés, quel qu'il soit à cette heure , l'appoint d'une
forte proportion de gens qui inclinent vers les doctrines
aujourd'hui condamnées, et auxquels la victoire donne-
rait le courage de se prononcer.
Il y a deux ans, le gouvernement a eu encore de
grandes inquiétudes au sujet des novateurs : une impor-
tation soi-disant européenne en a été cause. Parmi les
Persans qui ont vécu en Europe, il s'en trouvait un , fort
spirituel, très-ingénieux , grand ami des nouveautés sur-
tout et pressé d'en produire , qui avait conçu pour la
franc-maçonnerie une profonde admiration. Les Orien-
taux goûtent particulièrement cette machinerie, par la
même raison qui nous fait apprécier davantage dans la
musique asiatique les combinaisons mélodiques les plus
semblables aux nôtres. Le Persan dont je parle repré-
senta au roi que, dans le temps actuel, il ne pouvait plus
se contenter de régner, comme l'avaient fait ses prédéces-
seurs, en s' appuyant sur les deux seuls faits de l'occupa-
tion et de la force; qu'il lui fallait se procurer une ga-
rantie morale de la fidélité de ses sujets. En fondant à
Téhéran une loge dont il se déclarerait le grand maître,
il aurait l'avantage d'attacher à tout jamais à sa personne
les membres de la loge, parce que ceux-ci lui prêteraient
le serment maçonnique , lequel serment ne peut jamais
être rompu, et, pourvu qu'il eût soin d'enrôler ainsi tous
les hommes un peu importants, il se trouverait, par ce
coup de maître, à la tête de toutes les forces de sa nation,
et de telle façon qu'il ne serait au pouvoir de personne
de l'en déposséder jamais.
Le roi accueillit avec intérêt cette ouverture et se mon-
tra sensible aux perspectives brillantes qu'elle lui faisait
306 ATTENTAT CONTRE LE ROI.
apercevoir. Pendant plusieurs jours, il ne vit pas ses
ministres, ses généraux, ses serviteurs de tous grades
sans leur demander s'ils avaient été au Feramoush-Kha-
nèh, qu'on venait d'ouvrir par ses ordres, et il les pressait
fortement de s'y rendre. « Feramoush-Khanèh » veut
dire « la maison de l'oubli; » c'est une onomatopée ap-
proximative du mot anglais « Freemason. » Les Persans
n'ont pas manqué de tirer de ce bel enchaînement la con-
clusion indubitable que, lorsqu'on sort du Feramoush-Kha-
nèh, on a oublié tout ce qu'on y a vu, et que c'est de cette
façon que les chefs sont bien assurés de la discrétion de
leurs disciples.
Pendant quelques semaines , tout le monde se pressa
pour être admis au Feramoush-Rhanèh. La personne qui
en avait eu l'idée distribuait des grades et des rubans ,
faisait des discours ; on prenait du thé et on fumait beau-
coup le kalian. Chaque fois que le roi demandait à
quelqu'un des siens : Enfin , qu'as-tu vu, que t'a-t-on
montré, que t'a-t-on appris dans cette chambre? Il ne
recevait jamais qu'une seule réponse : Nous avons écouté
un discours d'un tel qui nous a beaucoup recommandé la
civilisation et l'humanité , et nous avons fumé le kalian
et bu du thé. — Rien de plus? — Que je sois votre sa-
crifice ! Rien de plus.
Le roi n'était pas content. Il soupçonna qu'on lui ca-
chait quelque chose ; car il ne pouvait comprendre que
les terribles mystères qu'on lui avait laissé entrevoir
dans la franc-maçonnerie ne consistassent que dans les
occupations fort innocentes qu'on lui avouait. Puis, il
n'y avait pas là de quoi expliquer le serment si formi-
dable sur lequel il comptait. Ses doutes , une fois expri-
més, trouvèrent des gens pous les accueillir; les uns lui
ATTENTAT CONTRE LE ROI. 307
insinuèrent qu'il devait se passer dans ce secret des dé-
bauches épouvantables ; les autres furent plus hardis, ils
prononcèrent un grand mot : ils dirent que le Feramoush-
Khanèh ne pouvait être qu'un lieu de ralliement pour les
bàbys.
A l'instant même, l'ordre fut donné à tout le monde de
prendre garde d'y retourner, et ceux qui y avaient été,
même par les ordres du roi, se trouvèrent suspects. L'au-
teur de l'idée fut, après quelques hésitations, chassé de
la Perse $t exilé, et, encore aujourd'hui, on n'aime pas à
avouer qu'on a été prendre du thé et fumer le kalian dans
un endroit si condamnable.
Si le soupçon était, dans ce cas, sans fondement,
il ne faudrait cependant pas supposer que les bâbys
sont réellement au repos. Ils écrivent considérablement,
et leurs livres circulent en secret. On les cache avec
soin, on les lit avec passion, et on y puise des armes
toujours nouvelles pour la polémique contre les musul-
mans. D'autre part, l'Altesse Éternelle et les apôtres
qui ont survécu au Bàb convertissent en silence bien du
monde, et poursuivent leur œuvre avec constance. On a
prétendu, il y a quelques mois, que le chef suprême avait
été sollicité par des exilés persans de commencer une
nouvelle lutte, qu'on l'avait pressé d'agir par ce motif que
l'administration actuelle était mauvaise et désorganisée
jusqu'à l'impossibilité de la résistance. Il a, dit-on, ré-
pondu qu'il n'était pas encore temps.
CHAPITRE XII
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS
Ainsi, voilà une religion présentée , préconisée par un
tout jeune homme. En très-peu d'années , c'est-à-dire de
4847 à 1852, cette religion s'est répandue dans presque
toute la Perse, et y compte des zélateurs innombrables.
En cinq ans, une nation de dix à douze millions d'hommes,
occupant un territoire qui en a jadis nourri cinquante
millions, une nation qui ne possède pas ces moyens de
publicité considérés par nous comme si indispensables
à la diffusion des idées, je veux dire les journaux et les
brochures, qui n'a pas même de service de poste aux let-
tres, pas même une seule route carrossable dans toute
l'étendue de l'empire; cette nation, dis-je, en cinq ans
a été visitée tout entière par la doctrine des Bâbys, et
l'impression produite a été telle que les plus graves évé-
nements, ainsi que je l'ai raconté plus haut, en sont
résultés. Et ce n'est point une populace ignorante qui
s'est surtout émue; ce sont des membres éminents du
clergé; ce sont des gens riches et instruits, des femmes
appartenant à des familles importantes ; ce sont, enfin,
après les musulmans, des philosophes, des soufys en
grand nombre, beaucoup de Juifs, qui ont été conquis
LES LIVRES ET LÀ DOCTRINE DES BABVs. * 309
tout à coup par la nouvelle révélation. A le bien pren-
dre, parmi tous les religionnaires de la Perse, deux
groupes seulement paraissent être restés à peu près en
dehors de ce mouvement passionné : les nossayrys et les
chrétiens.
La cause de cette abstention est la même de part et
d'autre ; c'est la profonde ignorance des matières intellec-
tuelles mises en question. Il y a cependant une distinction
à faire. Le nossayry est un nomade, comme on dit, ou, pour
parler plus exactement(car il n'existe pas de nomades réels
en Perse), le nossayry est un homme de tribu occupé ex-
clusivement de ses troupeaux, de ses champs, de la chasse,
de ses querelles. Les besoins religieux de son cœur et de
son esprit sont complètement satisfaits par le très-petit
nombre de prescriptions que lui impose sa foi. Il n'est
pas théologien , et son activité se porte ailleurs que sur
les sujets transcendants. Quant au chrétien, le mieux est
de n'en pas parler. Dans l'abjection complète où il est
tombé , lui et son clergé , il serait bien à désirer, pour
l'honneur du nom qu'il souille, qu'on le vit disparaître.
Il est incapable aujourd'hui d'errer en matière de foi.
Ainsi , le bâbysme a pris une action considérable sur
l'intelligence de la nation persane, et, se répandant
même au delà des limites du territoire, il a débordé dans
le pachalick de Bagdad , et passé aussi dans l'Inde. Parmi .
les faits qui le concernent, on doit noter comme un des
plus curieux que, du vivant même du Bâb, beaucoup de
docteurs de la religion nouvelle, beaucoup de ses secta-
teurs les plus convaincus, les plus dévoués, n'ont jamais
connu personnellement leur prophète, et ne paraissent pas
avoir attaché une importance de premier ordre à recevoir
ses instructions de sa propre bouche. Cependant ils lui
310 LÉS LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABT8.
rendaient complètement et sans réserve aucune les hon-
neurs et la vénération auxquels, dans leur façon de voir, il
avait certainement droit. On a vu plus haut que l'Altesse
Pure, la Consolation-des-Yeux, n'avait jamais rencontré
le Bàb. Le chef mazendérâny Moulla Mohammed-Aly
Balfouroushy était dans le même cas; de même encore,
Moulla Mohammed-Aly Zendjâny ; de même enfin Y Altesse
Éternelle, qui n'avait que seize ans tout au plus quand le
Béb, l'Altesse Sublime, souffrit le martyre. On prétend
aujourd'hui que le Bâb désirait beaucoup connaître celui
qui est à présent son successeur et qu'il a dit, en plu-
sieurs occasions, qu'il voudrait être sous ses ordres;
cependant il ne furent jamais réunis. Il résulte de cette
observation que l'éloquence du novateur, sa puissance
personnelle de séduction, deux qualités qui étaient cer-
tainement portées chez lui à un haut degré, ne furent pas
les causes principales du succès de ses doctrines, et que
si quelques-uns de ses familiers intimes cédèrent surtout
à ce mode de persuasion, le plus grand nombre, et sans
doute les plus éminents, furent entraînés et convaincus
par le fond même des dogmes. Rien de plus intéressant
dès lors pour la connaissance et l'appréciation de la si-
tuation des esprits, en Asie, que de considérer de près des
doctrines si actuelles.
Les moyens d'examen ne manquent pas, puisque les
livres abondent. Il est vrai que, par tous les moyens pos-
sibles, les fidèles les dérobent à la connaissance et à la
vue des musulmans. C'est une littérature secrète, d'autant
plus que, dans l'état présent des affaires, l'homme qui
serait désigné comme possédant des livres bàbys, cour-
rait assurément les plus grands dangers pour sa vie. En
raison de cette circonstance, les livres bàbys, outre le
IiES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 31 i
soin qu'ils mettent à se cacher matériellement, se ca-
chent aussi intellectuellement, en ce sens qu'ils sont tous
écrits d'une manière énigmatique. L'homme qui les ouvre
sans les connaître peut en lire bien des pages sans y
voir autre chose que l'effusion d'une pensée musulmane
très-compliquée, surchargée d'apostrophes à la divinité, à
ses mandataires, à ses lois, le tout fort obscur, mais
n'excitant pas beaucoup plus le soupçon d'hétérodoxie que
bien des écrits philosophiques ou des poëmes soufys qui
courent les rues sans scandaliser personne. Pour com-
prendre les livres bâbys, il est nécessaire de les lire avec
un commentateur disposé à révéler à l'étudiant le sens
voulu de chaque mot.
Les auteurs de ces livres sacrés sontassez nombreux. Au
premier rang, il est naturel de placer le Bâb , l'Altesse
Sublime. On a vu plus haut quels avaient été ses premiers
écrits : le journal de son pèlerinage à la Mecque et un
commentaire sur la sourat de Joseph. En 1848, il codifia,
pour ainsi dire, ses prescriptions et les réunit dans un
livre arabe qu'il intitula Biyyan « l'Exposition, » c'est-à-
dire l'exposé et l'explication de tout ce qu'il importe
de connaître. Contrairement aux premières manifestations
de la pensée du Bàb, la polémique tient, dans ce livre,
une très-petite place, et, d'un bout à l'autre, tout, forme
et fond, compose le dogme de la religion nouvelle.
Le mot Biyyan, une fois employé par le Bâb, lui
parut convenir très-bien pour désigner la sphère d'idées
dans laquelle sa pensée se mouvait, et il le donna dès lors
pour titre à tout ce qu'il composa. Il conserva de même
dans ses œuvres ultérieures la forme qu'il avait donnée
à celle-ci : elles furent assez multipliées, eu égard à son
âge et à la brièveté de sa vie. 11 y faut remarquer
312 LBS LIVRES ET Là DOCTRINE DES BABYS.
surtout un Biyyan écrit en persan, qui n'est pas le
commentaire du premier Biyyan écrit en arabe, car il
necherctiè nullement à en éclaircir les difficultés; c'en
est plutôt une reproduction grossie; les développements
y sont plus accusés et par cela même les subtilités sou-
vent plus raffinées. Il ne faudrait pas supposer que, parce
que la langue dans laquelle ce livre est rédigé est le per-
san, le texte offre plus de prise à l'intelligence du vul-
gaire. C'est un persan où il ne parait presque que des
mots arabes choisis parmi les plus relevés et les plus
rares, et où se combinent les formes grammaticales des
deux langues de manière à exercer singulièrement la
sagacité et, il faut le dire aussi, la patience des lecteurs
dévots et confiants. Suivant un usage, qui est du reste
assez reçu dans les ouvrages philosophiques, les verbes
persans employés se présentent presque toujours sous la
forme concrète de participes passés, afin de ressembler
autant que possible à des verbes arabes. Cette méthode
ne rend pas la lecture bien commode.
Outre les deux Biyyans que je viens de nommer, il y
en a encore un troisième, composé également par le pre-
mier* Bâb. Sans être ni plus difficile ni plus facile à com-
prendre que les deux autres, il les résume dans un for-
mat relativement court. On trouvera la traduction de ce
catéchisme à la fin du volume.
L'Altesse Éternelle a aussi composé un certain nombre
d'ouvrages ; parmi ceux-ci le plus apprécié des bâbys,
c'est le Livre de la Lumière. Il est volumineux et ne forme
pas moins d'un assez gros in-folio : or, si l'on tient
compte de la propriété qu'a le caractère neskhy de con-
tenir beaucoup de matière en peu de place, c'est à peu
près deux volumes de format semblable dans nos langues
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 3*3
européennes. Le contenu de ce livre, écrit avec passion et
chaleur, est surtout mystique.
Enfin, parmi les docteurs que nous allons connaître de
plus près tout à l'heure, la plupart ont écrit soit des ef-
fusions, soit des prières, soit des traités de polémique. Il
ne parait pas que Gourret-oul-Ayn, la Consolation-des-
Yeux, ait rien composé, du moins je n'en ai pas connais-
sance, ou si elle a écrit, son œuvre est peu considérable.
Les voyages, les conversions, la prédication, ont surtout
occupé cette existence, qui ne se prolongea pas beaucoup.
Mais une autre personne, aujourd'hui vivante, moins
éminente sans doute que la Consolation-des-Yeux, mais
qui occupe pourtant, parmi les religionnaires, un rang
très-élevé et que l'on désigne par le titre de « Son Excel-
lence la Purifiée, » Djendb Moteherreh, a composé un
ouvrage qui est lu avidement par tous les bâbys. Il est
digne d'observation que, dans cette seconde période de
la foi où nous sommes actuellement et que l'on pourrait
peut-être appeler, sous toutes réserves, l'âge apostolique
du bâbysme, les écrivains sacrés s'occupent beaucoup
plus de l'effusion, de l'exaltation mystique, de l'applica-
tion du dogme tel qu'il est, que de l'explication de ce
dogme ou de ses développements possibles. On croit, et
cela suffit; on cherche peu à définir, et l'attente de grands
et prochains événements dans laquelle on vit a empêché
jusqu'ici les hérésies de se produire, ou du ipoins a
presque immédiatement arrêté les faibles velléités qui se
sont fait jour dans ce sens. L'enthousiasme ici ne donne
que peu de place à la réflexion.
Je passe maintenant à l'examen des doctrines : je
commencerai nécessairement par ce que le Bâb a ensei-
gné sur la nature de Dieu.
314 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
Dieu est unique, immuable, éternel ; il n'a pas de com-
pagnon. C'est la même formule que celle dont les musul-
mans font usage; mais la portée en est différente. Les mu-
sulmans actuels entendent dire parla que le Christ n'est
pas Dieu, et que la personnalité divine, bornée à elle-
même, ne produit pas d'émanation, ni ne se communique
d'aucune espèce de manière en dehors de la stricte, com-
plète et absolue unité. Le Bâb prétend seulement établir
qu'en dehors de Dieu, il n'y a pas de Dieu; qu'il n'existe .
pas deux puissances divines étrangères l'une à l'autre. Mais
il ne se prononce pas encore sur le caractère qu'il prétend
reconnaître à l'amplitude divine, lorsqu'il écrit les pa-
roles que je viens de relever, et l'on s'aperçoit bientôt
qu'il entend par l'unité divine tout autre chose qu'une
individualité renfermée en elle-même.
Dieu eât essentiellement créateur parce qu'il est
la vie, parce qu'il la répand et que le seul moyen de
la répandre c'est de créer ; autrement, il la concentre-
rait tout entière dans sa propre essence. Pour créer,
il se sert de sept lettres; j'emprunte les termes bâbys.
Ceci revient à dire qu'il se sert de la païole et des
différentes manifestations de la parole , représentées ici
par sept lettres ou mots, car l'expression arabe horouf
a les deux valeurs. Ces sept lettres sont : la force,
la puissance, la volonté, l'action, la condescendance,
la glojre et la révélation; c'est ce que nous appel-
lerions des attributs. Dieu en possède bien d'autres,
une infinité d'autres ; tous les attributs imaginables, et
c'est co qui est contenu dans cette affirmation, que tous
les noms excellents lui appartiennent. Or, ces attributs,
ou, ce qui revient au même, ces noms, ces lettres, ces pa-
roles, ont en elles la vie et la plénitude active de lft
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 315
vertu qu'elles représentent. De là on voit que Dieu, dans
tous les sens imaginables et sous quelque aspect qu'on
puisse le concevoir, est toujours vivant, agissant, mou-
vant. Seulement, pour ce qui concerne le fait de la création,
autant que nous le pouvons voir et juger, le Bâb enseigne
que sept des vertus seulement ont opéré, et c'est ainsi
que ces sept vertus, en créant l'univers actuel, ont ma-
nifesté la vérité de cet axiome : « Dieu est l'unité primi-
tive d'où émane l'unité supputée. »
C'est-à-dire que Dieu est l'unité qui peut prolonger ou
retirer à son gré, partiellement ou totalement, les applica-
tions de ses vertus, de ses lettres, de son mode de vie,
et qui n'en sera nullement diminuée ; et cette unité garde
comme caractère essentiel cette prérogative, qu'elle seule
possède. En effet, toutes les existences, toutes les indi-
vidualités émanées de Dieu sont supputées, c'est-à-
dire, dans le langage du Bâb, qu'elles ne pourraient à
leur tour produire aucune action émanatrice sans qu'il y
eût aussitôt fractionnement, diminution, destruction.
Voilà la distinction entre Dieu et la créature.
Mais cette créature, qui n'est pas Dieu, puisqu'elle ne
possède aucunement la plénitudedes vertus etdes attributs
divins, et que surtout elle n'a pas celle de l'expansion,
n'est cependant pas complètement séparée de Dieu, de qui
elle vient; car « il n'y a rien en dehors de lui, » et Dieu
s'écrie lui-même : « En 'vérité, 6 ma créature, tu es
moi I » Et encore : « Tout ce qui porte le nom d'une chose
m'appartient, et ce que tu possèdes, cela est ce qui est à
moi; » et enfin ceci, qui est explicite :
« Tout ce qui porte le nom d'une chose quelconque,
« cela n'est pas en dehors de la création, et il n'y a pas
« de tiers entre cela et moi. Certes, je suis \&\&\\\fe^\.
316 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BÀBYS.
« certes il n'y a hors de moi (en apparence) que la créa-
« tion. »
De sorte que tout ce qui existe, tout ce qui a forme,
tout ce qui a nom est en Dieu, émané de lui, inférieur à
lui, moins doué, moins fort, moins complet que lui, mais
ce n'est là qu'un accident, qui n'a de place que dans le
temps et l'espace.
« Au jour du dernier jugement, on contemplera la
« réunion à Dieu et cela d'une manière évidente. »
Alors :
« Toutes choses seront anéanties, moins la nature di-
vine. »
C'est-à-dire que toutes les défectuosités, résultat du
fait de l'émanation, de la séparation, même temporaire,
d'avec l'essence pure — et c'est là qu'il faut voir les causes
du mal en ce monde — tout cela disparaîtra, et Dieu
retirera à lui ce qui est de lui.
li résulte de cet exposé que le dieu des bâbys n'est pas
un dieu nouveau, mais celui de la philosophie chaldéenne,
de l'alexandrinisme , d'une grande partie des théories
gnostiques, des livres magiques, en un mot, de la science
orientale de toutes les époques. Ce n'est pas celui que
confesse le Pentateuque, mais c'est bien celui de la Ge-
mara et du Talmud ; ce n'est pas celui que l'Islam a cher-
ché à définir d'après ce que Moïse et Jésus-Christ lui en
avaient pu apprendre; mais c'est très-bien celui de tous
les philosophes, de tous les critiques, de tous les habiles
gens qu'il a nourris dans ses écoles. En un mot, soufys,
guèbres sémitisés, — c'est-à-dire tous les guèbres depuis
les Sassanides, — et avant eux l'Orient tout entier, ont con-
fessé et chéri et cherché ce dieu-là depuis que la science
a commencé dans ces contrées. Pendant des séries de
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 317
siècles, l'Orient l'a honoré à sa manière, et après la longue
interruption amenée par les dominations chrétienne et
musulmane, interruption qui, ainsi qu'on l'a vu, n'a rien
fait oublier, le Bâb n'a fait autre chose que proposer à
tout le monde de le tirer de son obscurité, de le repren-
dre, de le restaurer.
Il l'a fait dans un esprit qui ne manque pas de largeur
ni de force. Il n'a pas dit qu'il apportait une nouvelle
conception de la divinité, la seule vraie, ni qu'il pût
donner toute la connaissance que' comporte le sujet. Il a
dit qu'il ne venait donner qu'un développement déplus
à la science de la nature divine ; que tous les prophètes
successivement en ont dit plus que leurs prédécesseurs
n'avaient eu mission de le faire, et que c'est simplement
en conséquence de ce progrès régulier que lui a été
commise la tâche d'être plus complet que Mahomet, le-
quel l'avait été plus que Jésus, qui, à son tour, en avait su
plus que ses prédécesseurs. Mais le Bâb ajoute qu'il ne
faut pas s'exagérer le progrès qu'il est possible de faire
dans la connaissance de Dieu. Jamais, jusqu'au jour du
dernier jugement, on ne le connaîtra tout entier, c'est-à-
dire que la créature ne pourra le pénétrer que dans ce
moment, où, cessant d'être créature, elle retournera à lui
et se trouvera être en lui, être lui. Jusque-là, on n'obtien-
dra que des connaissances plus ou moins incomplètes,
toujours bien éloignées d'embrasser l'ensemble. En con-
séquence, se livrer à cette recherche stérile n'est pas
le but que l'homme doit se proposer. Obéir à Dieu,
l'aimer, aspirer à lui, voilà ce qu'il doit faire plutôt
que prétendre entrer dans des secrets trop dispro-
portionnés à son état actuel. Il ne lui sera jamais de-
mandé compte de son savoir ni de sa subtilité sur ce
348 LES LIVRES ET LÀ DOCTRINE DES BABYS.
point; qu'il s'occupe donc d'autre chose. Ce que chaque
prophète révèle suffit au besoin de chaque temps.
On a vu que le Bab fait résider le mal, Terreur, dans
le fait même de l'émanaton qui produit un écart plus
ou moins considérable de la créature à l'égard de
l'essence divine; c'était l'idée de certains gnostiques. On
ne peut pas se flatter qu'elle fasse avancer beaucoup la
solution du grand problème, attendu qu'un déplacement
qui transporte une manifestation d'existence de l'ordre
de l'infini dans celui du fini ne suffit pas pour donner
une notion claire de la production de l'existence négative,
en tant que l'erreur et le mal seraient adéquats à cette
/dernière. Mais ce qui est à considérer dans la théorie du
Bàb, c'est qu'il s'écarte tout à fait de l'opinion, si chère
à la plupart des philosophes asiatiques, suivant laquelle
la matière serait responsable de tout ce qui est à ré-
prouver. Nulle part le Bâb ne se prononce d'une manière
défavorable à l'égard de la matière. On verra, au contraire,
tout à l'heure qu'il se montre d'une grande condescen-
dance envers elle, et assurément, sur ce point, il s'écarte
beaucoup des gnostiques.
En concevant de cette manière la nature divine, nous
embrassons nécessairement dans notre conception et l'ori-
gine de la création et la fin certaine de cette création, de
sorte que dans la solution du premier problème se trouve
comprise la solution des deux autres. Nous pouvons en con-
clure que nous sommes ici en présence d'une doctrine
panthéistique qui a pour caractéristique principale de
n'être ni matérialiste, ni spiritual iste absolument, ou
plutôt, par cela même que la nature extérieure, visible,
tangible, y est donnée comme aussi divine dans son
essence que l'esprit, et aussi innocente en elle-même, il
LES LIVRES ET LA' DOCTRINE DES BABYS. 319
se trouve que ce panthéisme est celui des magiciens qui
dans la matière voient surtout la forme, et dans la forme
les instruments, les moyens de la puissance productrice.
Il y a donc là un spiritualisme relativement modéré, assez
convenable pour rallier les différents partis des soufys,
dont les systèmes oscillent entre le plus grossier ma-
térialisme et les raffinements du plus insaisissable spiri- /
tualisme.
L'univers étant ainsi posé au-dessous de Dieu, mais en
rapport constant avec ce même Dieu, dont il émane et
auquel il doit retourner, il faut voir de quelle manière
s'exerce ce rapport et, pour cela, comment l'univers est
constitué de façon à le rendre possible.
On a vu que le monde émanait de la divinité par l'action
de sept expressions, de sept lettres, et que ces sept ex-
pressions sont la force, la puissance, la volonté, l'action,
la condescendance, la gloire, la révélation . Le Bâb ne dit
pas expressément que ce sont là autant de manifestations
du Verbe ; mais par l'expression horouf, « les lettres, »
ou « les mots, » il exprime suffisamment cette idée, et par
là se rattache, dès l'origine de son système, à la philoso-
phie régnante, celle de Moulla Sadra et de Hadjy Moulla
Hadjy Sebzewary, essentiellement néoplatoniciens à cet
égard. Des sept lettres Dieu dit lui-même dans le Biyyan :
« C'est la porte de Dieu, relativement à ce qui est dans
« le domaine des cieux et de la terre et à ce qui est entre
« les deux. Tout cela obéit aux préceptes de Dieu et est
« conduit par son action. »
Voilà donc le monde créé au moyen de sept expressions,
lettres ou paroles. Comme paroles, elle sont la. source des
choses purementintellectuelles; commelettres, c'est-à-dire
comme apportant toute la combinaison des UçjNfc&.> ^\\&^
320 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABTS.
sont la source des formes visibles, qui ne vont pas sans la
matière, en même temps que la matière n'est pas sans
elles ; donc elles ont déterminé la matière. Mais, au-dessus
de ce chiffre 7, comme des expressions créatrices, il faut
placer le mot hyy} « vivant, » car la vie est à la fois la
source même et le produit des sept énergies. En effet,
la valeur numérique de la lettre h est 8 et celle de y
est 1 0, ce qui fait \ 8 ; en y ajoutant 4 pour la forme ahyy,
« celui qui donne la vie » on a 49, et le Bàb en conclut
que 49 est l'expression numérique de Dieu lui-même,
d'autant plus qu'il appelle l'attention d'une manière toute
particulière sur le mot tvdhed, usité par le Roran pour
indiquer « l'unique » c'est-à-dire Dieu. C'est, en effet,
une des dénominations les plus élevées dont puissent se
servir les musulmans pour désigner le souverain des
mondes; or, icdhed, dans sa valeur numérique, c'est
6 -j- 4 -f- 8 + * — 49: ainsi le chiffre 4 9 signifie « l'unique
qui donne la vie, » autrement « Dieu, unique et créateur. »
11 reste ainsi établi que le nombre 49 étant le chiffre, et
par conséquentla parole, la lettre de Dieu, renferme né-
cessairement les sept lettres qui servent de moyen pour
la production du monde. 11 en résulte nécessairement
que, le monde n'étant autre chose qu'une émanation di-
vine et reposant sur les mêmes principes de vie, le
nombre 49 doit se trouver à la base de toutes les orga-
nisations partielles qu'on y rencontre.
Avant d'aller plus loin, il faut que j'insiste sur la
lettres a = \ , qui, introduite tout à l'heure dans le mot
ahyy, lui a donné la valeur active ou, comme disent les
grammairiens, celle d'un nom d'agent. Cette lettre, ce
nombre 4 , est ce que les bâbys, qui ne font en cela que
suivre des méthodes bien antérieures à eux, appellent « le
LES LIVRES ET LÀ DOCTRINE DES BÀBYS. 321
Point. » C'est le principe d'existence, de réalité introduit '
dans tout ce à quoi on le rapporte, et lorsqu'il est question
de Dieu, on peut, on doit considérer le Point comme étant
la partie mystérieuse, inappréciable, qui fait précisément
que Dieu est Dieu, et dont nous ne pouvons comprendre
la véritable valeur parce que nous ne pouvons pas la dé-
composer; or, sans analyse, il n'y a pas pour nous de
compréhension. On pouvait être tenté, tout à l'heure, de
supposer que cet 4 complaisant, qui venait compléter le
chiffre 49, était un peu de fantaisie ou de tolérance. Il n'en
est nullement ainsi, et c'est lui, au contraire, qui emporte
la plus forte part de signification dans les mots où il se
trouve. Nous en aurons plus loin une autre preuve.
Le Bâb ne se contente pas des preuves qui précèdent
pour montrer l'importance du chiffre 4 9 ; il observe encore
que la formule consacrée, « Bism lllah elemna, elegdous, »
« Au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint, » formule
bien puissante, qui manifeste la foi et constitue le résu-
mé le plus parfak de la vérité, produit encore, par l'ad-
dition de la somme des lettres dont elle est composée, le
chiffre 49.
Du moment qu'il est bien établi que le chiffre 49 a une
valeur et une portée si hautes, l'unité divine étant un tout
composé de 49 énergies, le Bâb en tire la conséquence que
cette disposition par 49 doit présider à tout dans le
monde : il déclare donc que l'année a 49 mois et chaque
mois 49 jours, chaque jour 49 heures, chaque heure
19 minutes. Cette détermination une fois établie pour
le temps, il l'applique également à l'espace et fait triom-
pher le nombre sacré en toutes choses. Bouleversant ou,
suivant lui, régénérant toutes les mesures itinéraires,
toutes les mesures de longueur, de poids, etc .^ il les awisoftA.
322 LES LIVRES ET LÀ DOCTRINE DES BÀBYS.
à la division par 19. La jurisprudence, qu'il renouvelle,
applique également les amendes par 19, et les marchands,
dans tous leurs calculs, doivent se régler sur la même
supputation, afin de ne plus troubler dans le monde les
lois de l'harmonie préétablie. Dans les temples, dans les
lieux de prière, l'organisation sacerdotale doit également
se régler sur le même nombre. Chaque collège de prêtres,
qu'il institue d'avance en esprit et en droit, en attendant
que le triomphe du bâbysme permette de l'introniser en
fait, est présenté par le Bàb comme formant une unité
composée de dix-huit parties auxquelles préside, à l'instar
du Point, un chef, qui en est le résumé, le directeur, le
sommet. On voit ainsi que le monde est établi conformé-
ment à la nature divine.
11 ne faut pas prendre tout cela pour un symbole. Le
Bàb ne pense pas faire ici une institution commémorative.
11 vise plus haut : il entend donner à toutes choses leur
détermination normale et nécessaire. Jusqu'ici, l'igno-
rance avait violenté l'esprit et la matière, en leur impo-
sant des modes d'activité et des lois d'organisation qui
ne répondaient pas à leur véritable nature. Le Bàb réta-
blit la cohérence et la similitude de mouvements entre
Dieu et la créature momentanément écartée de sa source,
et c'est pourquoi il dit avec autorité : « Organisez toutes
choses d'après le nombre de l'unité, c'est-à-dire avec une
division par dix-neuf parties. »
L'univers ayant été ainsi primitivement créé confor-
mément à la nature divine, dont il est émané et où il doit
retourner, il résulte de cette corrélation que les rapports
ne pouvaient être rompus entre le Créateur et la création
souffrante. Si celle-ci y était intéressée, on peut dire que
le Créateur ne l'était pas moins, et ce devait être son but
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 323
de ramener à lui les parties de lui-même qu'il en avait
momentanément écartées, et qui, bien que déchues, dans
un certain sens, n'en ont pas moins gardé une grande part
de dignité, puisqu'elles ressemblent encore si bien à leur
auteur. On voit, dans cette conception, que Dieu ne saurait
être qu'essentiellement bon, et que l'homme (et avec
lui toute la nature) dégénéré, mais cependant resté bien
sublime encore, ne peut manquer d'être bon. L'homme
manifeste cet attribut par cela même qu'il a le sentiment
de son origine, et aspire incessamment à y retourner.
Dans cet état de choses, dans ce courant sympathique
qui va de l'être infini à sa portion finie, Dieu prouve sa
vitalité par des rapports ininterrompus avecia créature,
et ces rapports ont déjà trouvé leur expression dans une /
des parties constitutives du chiffre sept : la révélation. '
La nature ignorante, oublieuse, s'élance vers Dieu pour
connaître, car la science est le seul moyen qu'elle ait de se
régénérer, et Dieu, qui l'aime, la lui dispense avec les pré-
cautions qu'exige sa faiblesse, résultat de son écart,
11 ramène l'homme, il le tire à Jui, en quelque façon, au
moyen d'une chaîne et par une série de secousses ména-
gées; la chaîne, c'est la série des prophètes; les se-
cousses, ce sont les révélations que ces personnages
apportent. .
Mais les hommes n'ont pas plus compris le caractère
vrai, l'essence réelle des mandataires de Dieu, qu'ils n'ont
compris Dieu lui-même. Gomment aurait-il pu se faire
qu'un homme purement homme, soumis, rùême dans la
moindre mesure que l'on voudra, aux humbles conditions
d'esprit qu'entraîne le mode d'existence terrestre, pût
jamais s'élever assez pour que la bouche de Dieu
touchât son oreille et la pensée de Dieu son \uteVtt%*A\<^
324 LBS LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
Il y a de grands rois, il y a de grands docteurs ; l'huma-
nité a fourni, a connu des sages éclatants, pourtant si Ton
mesure la distance qui sépare toutes ces natures si nobles,
si élevées, sans doute, de la véritable nature prophétique
telle que le monde l'a révérée dans un très-petit nombre
d'apparitions inoubliables, on peut bien se convaincre
qu'un mandataire de Dieu ne saurait être, à proprement
parler, un homme. Que sera-ce donc?
Ce sera comme le monde, comme l'univers lui-même,
une émanation de la nature divine. Seulement cette éma-
nation restant en communication constante avec son
origine, et en étant un prolongement plus court dans le
temps, en reste infiniment plus rapprochée et constitue
réellement, par ses qualités et ses défectuosités réunies,
un intermédiaire entre Dieu et l'univers. Au pointde
vue humain, c'est une personnalité, puisque la forme,
l'apparence en est rigoureusement déterminée et finie, et
que le corps de Jésus, celui de Mahomet, sont bien réel-
lement des apparitions positives ; mais au point de vue
intellectuel, prophétique, ce sont des souffles de la bou-
che de Dieu, qui ne sont pas actuellement Dieu, mais qui
viennent de lui plus réellemment, et retournent à lui
plus rapidement que les autres êtres. Ce sont ses paroles,
ce sont ses lettres. Ainsi, les prophètes sont à la fois des
hommes et en même temps Dieu lui-même, sans être
tout à fait ni l'un ni l'autre.
Considérés dans leurs rapports entre eux et comparés
quant à leur nature, on peut dire que ces envoyés célestes
ne sont nullement différents les uns des autres. 11 y a
plus : on serait presque en droit d'affirmer qu'ils sont
toujours les mêmes, puisqu'ils émanent identiquement de
)a même origine, qu'ils résultent de la même pensée,
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BÀBYS. 325
qu'ils viennent pour le même objet, qu'ils retournent
sans transition à la nature divine, ce que ne font pas les
autres hommes. Cependant il y a entre eux une grande
différence quant au rôle qu'ils ont à remplir.
Les prophètes primitifs venant agir sur une nature
humaine extrêmement endormie, alourdie, paralysée dans
sa chute, n'ont eu pour mission que de la réveiller dans
la mesure du possible, et de l'acheminer vers l'intelli-
gence de sa situation. Ils lui ont annoncé peu de vérités,
et des plus simples ; ils lui ont prescrit peu de règles, et les
plus nécessaires ; lui laissant le temps de se réconforter
sans trop d'efforts, ils n'ont pas voulu la brusquer, au
risque de la faire choir encore en la menant trop vite.
C'est là une des manifestations de cette bonté éternelle qui
fait le fond de tous les actes divins ; et combien elle s'est
trouvée être en cela prévoyante et sage, c'est ce que la
difficulté avec laquelle les hommes ont toujours obéi à
toutes les prescriptions, si faciles et si modestes qu'elles
fussent, s'est chargée de démontrer dans tous les siècles.
Graduellement, toutefois, et à pas bien chancelants, mais />
cependant ininterrompus , l'humanité marchait. La loi de
Moïse devint bientôt insuffisante, et la nature divine
s'incarnant dans Jésus apporta le christianisme. C'était
un progrès immense. Le monde en profita assez pour que,
après un laps de temps beaucoup moins considérable que
celui qui s'est écoulé depuis David, le dernier prophète, ou,
si Ton veut, Salomon, jusqu'à Jésus, Mahomet pût appa-
raître. Il entraîna encore les hommes un peu plus loin que
Jésus ne les avait portés. Cependant, non plus que son
prédécesseur, il ne vint pas à bout de leur imprimer un
mouvement uniforme, et beaucoup d'entre eux restèrent
obéissants aux révélations périmées, coma&ç< 4fa\V.«t~
326 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DBS BABYS.
rivé antérieurement. Enfin le Bâb parut à son tour, et sa
révélation, plus complète sans doute et, comme diraient
chez nous certains politiques, plus progressive, a d'ail-
leurs revêtu des caractères assez particuliers, qui sont
la démonstration et la preuve de son excellence.
Elle n'abroge aucune des prescriptions essentielles
des lois précédentes, mais elle vient les compléter. Elle
ne donne pas les autres prophètes comme ayant été infé-
rieurs au Bâb, quant à leur essence ; ils ont seulement
été plus réservés, plus discrets, et ils ont dû l'être. Du
reste, il n'est nullement nécessaire maintenant de s'oc-
cuper d'eux, de leur rendre des honneurs rétrospectifs,
de s'en référer à leurs paroles, de consulter leurs livres.
Tout cela, fort bon dans son temps, mais aujourd'hui
dénué de toute utilité, aurait l'inconvénient grave de
retenir les hommes dans des bas-fonds où ils ne doivent
pas rester. On aurait tort de croire qu'une négligence si
absolue put tourmenter ou affliger l'âme des anciens pro-
phètes ; ce serait ne pas connaître ce qu'elle est en réalité ;
mais Dieu, de qui émanent, dans le temps, et les révéla-
tions et les révélateurs, s'affligerait, au contraire, de voir
ses volontés paralysées par une aveugle reconnaissance,
une indécente et maladroite piété, un esprit de routine
contrecarrant ses vues de progrès indéfini. Ainsi, des
religions mortes il ne faut rien garder, pas même la mé-
moire des donateurs.
Maintenant que le Bâb est le prophète du siècle, c'est à
lui que doivent s'adresser provisoirement les hommages.
Mais voici qui est très-remarquable, et j'y faisais allusion
tout à l'heure en disant que la révélation nouvelle a des
caractères qui lui sont spéciaux : Dieu n'a pas voulu cette
foin laisser croire à l'humanité qu'elle était arrivée à son
LES LIVRES ET LÀ DOCTRINE DES BABYS. 327
terme, et surtout que la révélation qui lui était faite se
renfermât dans un homme. Le Bâb, pour grand qu'il
puisse être, n'est pas à lui seul le prophète, ou si l'on
aime mieux, la prophétie actuelle. Elle se compose d'une
unité toute entière, et si l'on se reporte à ce qui a été
dit précédemment, on comprendra de suite qu'une unité
toute entière, c'est ici dix-neuf manifestations person-
nelles. Le Bâb en est le Point, il n'est pas à lui seul
toute la manifestation.
C'est là un des caractères les plus originaux de la nou-
velle foi. J'ai dit ailleurs que plusieurs des plus saints
personnages de la secte n'avaient jamais vu le Bâb. Ils
ne lui en étaient pas pour cela moins attachés, religieuse-
ment parlant, moins dévoués d'affection. Ce qu'il faut
ajouter encore, c'est que le Bâb n'assistait pas au concile
qui fut tenu sur la frontière du Khorassan, et qui déter-
mina l'insurrection duMazendérân. Dans ce concile même,
Yahya, avec ses quinze ans, occupa, dit-on aujourd'hui,
la première place; mais l'influence dogmatique appartint
à la Consolation-des-Yeux, tandis que Moulla Housseïn-
Çoushrewièh exerçait sans conteste la prépondérance
politique. Il y a même des raisons de croire que le Bâb ,
s'efforça d'arrêter les saints sur la voie de l'insurrection,
la déclarant au moins prématurée. Dans tous les cas, il
ne s'y joignit jamais, et de sa vie, très-courte à la vérité,
il n'a ni préconisé la révolte, ni paru éprouver aucune
velléité belliqueuse. Cependant il ne se sépara pas non
plus des siens, et il accepta sans murmurer et sans pro-
tester les conséquences mortelles pour lui de la ligne de
conduite qui avait été suivie sans qu'il l'agréât. Pour lui,
il se consacra entièrement à l'enseignement réfléchi, à
l'exposition de la foi. C'était évidemment uue &*&&&$&&& "
328 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BÀBYS.
et un peu rêveuse. Tandis qu'enfermé dans le fort de
Tjehrig, il attendait le dernier supplice, qu'il savait bien
devoir terminer sa vie dans un délai plus ou moins
prompt, il s'occupait avec un soin minutieux à élaborer
les articles de la nouvelle foi dans les différentes composi-
tions qu'il a produites. On ne peut lire sans émotion ce
qu'il écrit lui-même sur le pays où il souffrira le martyre,
ainsi que sur les sanctuaires qu'il faudra plus tard consa-
crer à sa mémoire et à celle de ses compagnons, de ceux
qui, avec lui, auront composé l'Unité.
Car c'est là qu'il en faut arriver pour comprendre réel-
lement l'essence du bâbysme. Sans doute Mirza Aly-Mo-
hammed, autrement dit l'Altesse Sublime, est le côté le
plus éminent, le Point de l'Unité; mais, je le répète,
ce n'est pas l'Unité toute entière, qui se compose encore
de dix-huit autres individualités , parmi lesquelles doit
de toute nécessité se trouver une femme. C'était, au dé-
but, la Consolation-des-Yeux; aujourd'hui, c'est Son
Excellence la Purifiée. Voilà donc que l'organe révélateur
qui se produit de nos jours possède un avantage bien
saillant sur tout' ce qu'on avait vu jusqu'alors. Il n'est
pas seulement émané de la divinité, il est constitué comme
elle, par ses dix-neuf façons d'être. Comme la divinité,
il forme ce geqre d'unité primitive qui est l'unité féconde
des différentes personnalités qui y sont comprises. Plu-
sieurs d'entre elles ont été nommées dans ces pages :
d'autres ne sauraient l'être, parce qu'elles existent encore
et se cachent. Maintenant il faut savoir ce qu'elles sont
ou ont été au point de vue de leur essence.
Comme le Bâb, comme le Point, elles émanent de la
substance divine ; prises chacune en leur particulier, elles
ne sont pas inférieures au Bâb, parce qu'il n'y a pas de
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 329
relations de supériorité et d'infériorité dans la nature de
Dieu; mais elles ont autre chose et moins à accomplir :
c'est pour cela qu'il est le Point. Elles sont humaines, en
ce sens qu'elles ont un corps, des besoins, des passions ;
elles ne le sont pas, en ce sens que les âmes qui les ani-
ment sont directement des souffles divins, Et si l'on de-
mande l'effet que produit la mort, la cessation de la vie
chez ces membres de la manifestation prophétique, le voici :
Le Bâb est martyrisé ; aussitôt l'activité qui était en lui
s'adjoint à celle qui est dans un autre de ses compagnons
et ainsi l'Unité continue à avoir le Point. Il semble ,que
certains bâbys tiennent pour assuré que cet agrandissement
spirituel s*est manifesté tout d'abord, après la mort du
Bâb, dans la personne de l'Altesse Éternelle ; d'autres
inclinent à croire que ce fut la Consolation-des-Yeux qui, ,
après le Bâb et jusqu'au jour où elle fut brûlée, eut la'
puissance du Point dans l'unité prophétique des dix-neuf.
A cause de cela, ils l'appellent le Point, et, suivant eux,
ce serait seulement à la mort de Gourret-oul-Ayn que
l'Altesse Éternelle serait devenue ce qu'elle est aujour-
d'hui. Mais cette opinion ne me paraît pas tout à fait ortho-
doxe, et il serait possible qu'elle ne fût, chez quel-
ques-uns, que le produit de l'espèce d'idolâtrie que la
Gonsolation-des-Yeux avait fait naître.
Il en est de même pour tous les autres membres de
l'Unité : leur essence, à leur mort, ne quitte point la terre.
Elle reste, elle s'adjoint à une âme déjà vivante et rem-
plit ainsi le vide qui avait semblé se faire. C'est pourquoi
Moulla Housseïn-Boushrewyèh et les autres saints ont gé-
néralement annoncé qu'ils allaient renaître dans quelques
jours. En réalité cependant, et à proprement parler, ce
n'est pas une renaissance comme VenteuAwA,\^\»s!Nàs«»&
330 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
de la métempsycose indienne. L'âme animale, le corps,
et, ce qui est plus, l'individualité physique et morale pé-
rissent; mais le souffle de vérité, le caractère divin
ne périt en aucune manière, et allant s'unir à une exis-
tence terrestre qu'il en trouve digne, il lui donne une va-
leur égale à celle du martyr qui n'est plus. Ce n'est pas,
à proprement parler, le même homme, c'est le même es-
prit.
11 n'y a pas seulement que l'Unité prophétique qui soit
honorée de cette communication de l'essence divine.
Cette infusion s'opère dans le sein.de chaque fidèle à des
degrés inférieurs comme le sont les fonctions auxquelles
il sont destinés. Sans sa présence, la nature humaine ne
pourrait rien ; mais là où l'on croit voir un des fidèles rem-
plir une certaine mission qui a du rapport avec celle de
quelque saint personnage, soitbâby, soit des révélations
antérieures, on l'assimile à ce personnage et l'on dit ainsi :
c'est l'Imam Riza, c'est Aly, c'est tel autre grand person-
nage. En effet, celui dont on parle agit, écrit, conseille,
pense comme ceux auxquels on l'identifie ont agi, écrit,
conseillé ou pensé; mais c'est la direction qui lui est im-
primée par l'essence divine qui est identique à là direc-
tion précédemment suivie; en réalité, les hommes sont
absolument différents. Cependant , comme l'imagination
des fidèles est flattée de ces rapprochements et de ces con-
fusions de personnes, on semble les autoriser et les ac-
cepter, au moins en paroles, et l'on admet que le Bâb est la
reproduction de Mahomet, qui l'était du Christ, qui l'était
de ses prédécesseurs.
Cette conception de ce que nous appelons la grâce, est
essentiellement sémitique , et remonte aux sources les
plus lointaines de la philosophie araméenne. Le chris-
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 331
tianisme ne l'a acceptée que tellement réduite et transfi-
gurée, qu'on a quelque peine à la rapporter au type original .
C'est que le christianisme, avec grande raison, s'est pré-
occupé de bonne heure de la nécessité de sauver le libre
arbitre, et il faut avouer qu'il a été puissamment aidé
dans cette tâche par les tendances de l'esprit germanique.
L'Islam, sous l'influence chrétienne, s'est-beaucoup débattu
pour arriver aux mêmes résultats. Quoi qu'on en dise
d'ordinaire, la théologie mahométane se préoccupe très-
fort de la liberté humaine , et la revendique à chaque
instant, d'autant plus que, se trouvant dans les circons-
tances les plus défavorables pour sauvegarder ce dogme,
à cause des habitudes d'esprit ^e la race à laquelle elle
s'adresse, et à cause du besoin impérieux de garantir une
unité divine, serrée par elle jusqu'à la folie, elle est con-
trainte de répéter à satiété que l'homme est libre et res-
ponsable, pour réussir à le faire admettre un peu. Au-
jourd'hui, les bâbys, donnant satisfaction aux tendances
générales, ont réhabilité purement et simplement l'an-
cien fatalisme, en le concevant sous la forme d'une ino-
culation divine, laquelle a lieu ou n'a pas lieu dans les
âmes.
Maintenant que nous savons ce qu'est Dieu , ce qu'est
l'univers et ce qu'est la prophétie ; d'où elle vient, com-
ment elle opère, et sur qui en dernier lieu elle repose,
nous allons être frappés d'une autre particularité : Le
Bâb et, à certains égards , l'Unité entière dont il est le
Point, n& constitue pas une révélation définitive, le Bâb
n'est qu'un précurseur. Il attache le plus extrême intérêt,
dans le Biyyan, à bien pénétrer le lecteur de ce fait. Il
n'est venu que pour révéler un certain nombre de vérités
nouvelles; il n'abroge pas les prescriptions at&foftns&
332 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BÀBYS.
dans ce qu'elles ont d'essentiel, il ne préjuge rien sur ce
qui sera ordonné plus tard. Il est tellement convaincu de
son insuffisance et de la limitation de ses pouvoirs , qu'il
Ta marqué profondément dans son livre, ainsi qu'il suit :
Le Biyyan étant le livre divin par excellence, doit néces-
sairement être constitué sur le nombre divin, c'est-à-dire .
sur le nombre 49. Il est donc composé, en principe, de
49 unités ou divisions principales, qui, à leur tour, se sub-
divisent chacune en 49 paragraphes. Mais le Bàb n'a écrit
que onze de ces unités, et il a laissé les huit autres au vé-
ritable et grand Révélateur , à celui qui complétera la
doctrine, et à l'égard duquel le Bâb n'est autre chose que
ce qu'était saint Jean-Baptiste devant Notre-Seigneur. La
doctrine du Bàb est donc transitoire ; elle sert de prépara-
tion à ce qui viendra plus tard ; elle déblaie le terrain ; elle
ouvre les voies. Elle ne fait pas davantage, et se garde de
conclure. Ainsi, par exemple, le Bàb abolit la kibla, c'est-
à-dire l'usage musulman et juif.de se tourner vers un
point donné de l'horizon lorsqu'on fait la prière. On con-
çoit que ni la Mecque, ni Jérusalem n'inspirent une dé-
votion particulière aux bàbys. Mais il ne substitue pas de
nouvelle kibla aux anciennes abrogées, et déclare que sur
ce point il n'a rien à ordonner, et que ce sera le grand
Révélateur qui décidera.
Une grande partie du Biyyan est consacrée à annoncer,
à expliquer, à faire prévoir l'avènement de cette fraction
si importante de la vérité. Le Bâb, qui ne veut pourtant
pas trop en dire, n'y étant pas autorisé, appelle le Grand
Inconnu « Celui que Dieu manifestera. » Cependant, il se
laisse aller à exprimer l'avis que la valeur numérique de
son nom sera égale à celle des Lettres de la Vie, c'est-à-
dire à 49, ce qui est, en effet, très-plausible, une fois le
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 333
système admis. Les fidèles se sont donc mis à la recherche
du nom que pouvait cacher ce mystère, et ils inclinent à
croire que ce nom est Yahya, celui de l'Altesse Éternelle,
du chef actuel de la religion.
La solution de ce problème n'est pas seulement, à
leur point de vue, d'un intérêt pieux ou de curiosité,
elle implique les plus graves résultats. Ainsi, le Bâb a
prononcé que l'apparition de « Celui que Dieu manifes-
tera » coïnciderait avec les apprêts du Dernier Jugement,
et que ce serait ce prophète qui, en réalité, introduirait
l'univers purifié dans le sein de la divinité qui l'attend.
Sous ce rapport, «Celui que Dieu manifestera » sera
l'Imam Mehdy, sera Jésus-Christ arrivant sur les nuées
pour juger la terre. Si nous devons considérer l'Altesse
Éternelle comme étant, en effet, « Celui que Dieu mani-
festera, » nos jours sont comptés, et la fin des temps
approche. Mais plusieurs bàbys inclinent à croire qu'il
ne faut pas comprendre ainsi les choses ; que l'Altesse
Éternelle actuelle n'a pas le caractère définitif que l'on
croit, et que ce n'est qu'une continuation du Bâb. Sui-
vant cette manière de voir, qui, ce semble, pour peu que
le monde ne prenne pas fin avant une vingtaine d'années,
finira par s'établir universellement parmi les religion-
naires, l'Altesse Éternelle, ainsi que les docteurs dont
elle est entourée, continueront toujours, au nombre de 49,
la permanence de l'Unité, qui s'est manifestée d'abord
dans le Bâb et ses compagnons , de sorte que désormais
le monde, suffisamment avancé dans la voie du progrès,
jouira d'une continuité de communication intime avec
Dieu, d'une émanation constante de grâce, d'une énergie
régénératrice telle que les siècles précédents n'avaient
pas été en état de la recevoir. Quant au l\^fctc&ro\>> A ^
334 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
a pas de doute que l'Altesse Éternelle, soit qu'on doive ou
non voir en elle « Celui que Dieu manifestera , » y doive
présider, attendu que le Bàb a annoncé deux espèces de
Jugement. L'un prend place à la fin de chaque période
prophétique : les hommes qui ont vécu dans cette pé-
riode sont jugés par le nouveau prophète au point de
vue de la doctrine qu'il a apportée. S'ils ont été obéis-
sants à leur loi, s'ils ont accompli, en esprit et en vérité,
toutes ses prescriptions, la grâce chez eux a abondé
dans la* mesure relative où elle pouvait le faire, et ils
jouissent du bien, du bonheur que leur prophète parti-
culier aura annoncé et promis. Pour les méchants, provi-
soirement, ils sont châtiés comme ils devaient s'attendre
à l'être.
Puis , au jour du Jugement Dernier, auquel présidera
« Celui que Dieu manifestera, » tous les hommes purs des
générations précédentes comparaîtront. Le prophète les
félicitera de leurs efforts, de leur piété, de leur soumis-
sion aux ordres qui leur avaient été transmis, et en ré-
compense de leur vertu, il leur révélera ce qu'il pourra
donner lui-même de vérité. Alors, préparés suffisamment,
ils se réuniront à Dieu , et vivront en lui , participant à
toutes ses perfections, à toutes ses félicités, en un mot,
ils seront lui. Quant aux méchants, ils seront anéantis,
le néant seul étant le véritable terme du mal. Ainsi les
bâbys se proposent, comme suprême récompense, l'uni-
fication avec Dieu. C'était aussi la théorie de la plupart
des gnostiques. Il n'est pas besoin d'ajouter que la nature
entière partage le sort de l'humanité : ce qui en elle est
bon et pur retourne à l'essence divine, et ce qui est mau-
vais tombe dans le néant.
Tous les grands linéaments de \& toctewve étant ainsi
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 335
tracés, nous pouvons descendre aux détails. Le Bâb sem-
ble établir pour la société bâbye un gouvernement à la fois
monarchique, théocratique et démocratique. Il y aura des
rois, qui compteront avec un puissant clergé et seront
tenus à protéger leurs sujets. Le clergé, formé, ainsi que
je l'ai déjà dit, à l'image de l'unité divine et de l'unité
prophétique, sera constitué en collèges de prêtres compo-
sés chacun de dix-neuf pontifes. Les sanctuaires les
plus vénérables seront érigés sur les tombeaux des mar-
tyrs, et singulièrement, suivant la prescription duBàblui- • /
même , là où il aura été mis à mort. Puis , il y en aura
d'autres nécessairement, dans les villes, surtout dans les
capitales; enfin, chaque maison devra contenir son ora-
toire.
Dans les temples seront employées les matières les plus
précieuses, les plus riches étoffes. Tout ce qu'il y aura de
plus excellent dans le pays devra y être consacré et y
figurer, de même que les oratoires privés devront être
embellis de ce que chaque maître de maison possédera
de plus beau et de plus précieux. Le service divin, dans
les occasions d'ailleurs rares où il est prescrit, se célébrera
au son des instruments de musique et par des chants.
Chaque fidèle sera assis pour prendre part à ces solenni-
tés ; les prêtres auront des trônes élevés, d'où ils préside-
ront à tout. Quant aux fidèles, ils mettront dans les talis-
mans une confiance entière et absolue, et d'abord, en
témoignage de cette confiance, chaque homme portera
constamment sur soi une amulette en forme d'étoile, dont
les rayons seront formés par des lignes contenant des
noms de Dieu ; chaque femme doit avoir, de même , une
autre amulette, combinée d'une manière analogue^ mais
avec d'autres noms9 et en forme de cetcte. Cçfe\.ç& q^s»
336 LES LIVRES ET LÀ DOCTRINE DES BABYS.
le Bâb appelle dan9 le Biyyan les Formes et les Cercles;
il y fait parler Dieu ainsi :
« En vérité, je t'ai donné les Formes et les Cercles,
« et je t'ai témoigné ainsi ma faveur. Dis : « Toute
« l'Exposition est contenue dans ceux-ci. Certes, tracez-
t en autant que vous pourrez, afin de les lire (constam-
« ment)! »
La raison de ce respect, de cette passion pour les talis-
mans est facile à concevoir. Puisque nous avons vu pré-"
# cédemment l'identité des lettres, des sons, avec les noms,
avec les attributs divins desquels résultent les mondes,
puisque toute la création et ses énergies sont exprimées
par des harmonies de chiffres et de nombres qui s'em-
boîtent les uns dans les autres, il est clair que l'homme
est amené naturellement à mettre une confiance extrême
dans le pouvoir qu'il possède de combiner aussi les nom-
bres, de disposer des sons et des signes. De là, s'adres-
sant à toute la nature, comme lui émanée du sein de
Dieu, il interrogera ses forces, qui répondront partout.
C'est ainsi que le Bâb recommande avec insistance les
cachets de cornaline; il veut qu'on en porte; il veut
qu'on en mette aux doigts des morts ; il décide ce qu'on
devra inscrire dessus ; enfin il adopte pleinement, il con-
sacre à nouveau la science talismanique et la relève sans
hésiter de la condamnation prononcée contre elle par le
Christianisme, et, avec regret, prononcée aussi par l'Islam.
Si l'on rapproche ce trait bien frappant de ce qu'on a
vu plus haut sur la renaissance des temples et des col-
lèges de prêtres, on en conclura que le Bâb veut simple-
ment ramener les populations à ce paganisme araméen
qui ne fit explosion qu'assez tard dans le polythéisme
grec et romain, mais qui s'en ercv\mfc sv bieu^ que Tern-
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 337
pereur Julien, prétendant revenir au passé, ne put pas
s'élever au-delà du chaldaïsme ; il lui fut impossible de
remonter aux vrais cultes de la Grèce et de Rome. Au-
jourd'hui, cet ancien araméisme, que Ton devait croire
bien mort, bien oublié, bien effacé de la surface de la
terre jusqu'en ses dernières traces, on le revoit, et on
peut juger s'il est faible, s'il est mourant, s'il manque
d'énergie. On dirait que son sommeil n'a fait que le re-
tremper.
Personne ne saurait se laisser aveugler par le dogme
unitaire au point de croire que le polythéisme n'est pas là
en germe, et en germe patent. Toutes ces manifestations,
tous ces Éons que nous avons connus, auxquels nous
avons parlé, que nous connaissons encore, qui .ont com-
battu dans le Mazendérân, qui ont souffert à Téhéran ou à
Tebriz, auront des symboles dans dix ans, des statues
dans vingt; dans cent ans les critiques pourront con-
tester leur existence réelle, tout aussi bien que celle du
Yaldabaoth gnostique. Voilà donc l'Asie prise sur le fait.
Elle n'oublie rien, rien au monde, et son génie a une
obstination logique, un entêtement qui ne se laisse
jamais détourner et ne sera jamais définitivement vaincu.
Je ne puis m'empècher d'admirer dans son genre cette
obstination grandiose qui prétend de nouveau faire pro-
mener sous nos yeux les prêtres de Ninive, les sages de
Babylone ; nous faire assister à leurs discours, et nous
rouvrir les savantes écoles de Poumbedita et de Boushyr,
afin de reprendre les leçons là où le Christianisme et l'Is-
lam les ont interrompues. Et ce n'est pas à dire qu'une
renaissance si singulière soit l'œuvre de quelques lettrés
maniaques, de quelques cerveaux archéologiques : les
populations ne la comprennent q\^ Vc^^wûX^n^kJSk^.
338 LES LIVRES ET LÀ DOCTRINE DES BABYS.
que trop, et l'on a vu si, pour la défendre, elles savent tuer
et mourir.
Les bàbys ont, d'ailleurs, le grand et prfticipal carac-
tère de la foi religieuse, celui des époques croyantes : ils
ne demandent pas la tolérance et ne la promettent pas.
Au contraire : dans ce même temps où le Bâb, enfermé
au fort de Tjehrig, attendait la mort, ce jeune homme de
vingt-sept ans adressait à ses sectateurs cet ordre émané
de Dieu :
« Certainement, vous prendrez à celui qui n'a jamais
« pénétré dans l'Exposition (à l'infidèle) tout ce qu'il pos-
« sède. Et s'il embrasse la foi, rendez-le lui. Cette règle
« doit être observée partout, si ce n'est dans les pays où
« vous n.'avez pas l'autorité. »
Ainsi l'infidèle, celui qui n'est pas bâby, n'a pas le droit
de rien posséder ; ce ne saurait être une personne civile,
un membre de l'État. « L'Exposition » ne dit pas qu'on
doive le réduire en esclavage ; mais sous quelque forme
que se manifeste la nullité sociale et légale de l'infidèle
dans la société bâbye, elle n'en est pas moins une réalité.
Cette nullité, on a tout lieu de le croire, trouverait dans
la pratique de telles difficultés à s'établir, qu'on peut bien
admettre qu'elle n'aurait pas lieu d'une manière bien
stricte ; mais elle est de dogme et a pour double cause,
d'abord le sentiment de répulsion qu'inspire tout partisan
obstiné de l'erreur, ensuite le désir d'amener l'univer-
salité des hommes à la vraie foi. C'est ce qui a déterminé
le Bâb, dans un autre passage de l'Exposition, à prononcer
que l'infidélité ne devait pas être permise dans les cinq
contrées dont les noms suivent : l'Aragh, l'Azerbeydjan,
le Fars, le Khorassan et le Mazendérân, c'est-à-dire dans
le noyau de l'empire persau.
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 339
Pourtant, le bâbysme n'est nullement sanguinaire dans
ses préceptes. Après avoir prononcé que Ton devait dé-
pouiller les infidèles, le Bâb ajoute :
« Si une terre est conquise par les sectateurs de l'Ex-
« position, qu'on y prenne ce qui a le plus de valeur
« pour le donner à celui qui commandera les fidèles, et
« ensuite conservez les existences (ne mettez personne à
« mort). »
On voit qu'il n'est pas commandé, et même qu'il n'est
pas permis d'ôter la vie à qui que ce soit pour cause reli-
gieuse. Il y a plus, il est licite, d'après un autre pas-
sage, de faire le commerce et d'entretenir des relations
d'amitié avec les infidèles. Dans les circonstances ac-
tuelles, lesbâbys, qui éprouvent une haine très-àpre pour
les musulmans, montrent beaucoup de sympathie aux
juifs, aux guèbres, aux chrétiens même. Il faudrait voir
ce que tout cela deviendrait au jour du triomphe. J'ob-
serve, cependant, que deux grandes causes de haine sont
écartées : les bâbys ne font pas de prières, excepté dans
des circonstances solennelles et prévues par la loi ; en-
suite ils n'admettent pas l'idée de l'impureté légale. Le
Bàb prend même grand soin de faire remarquer que l'on
peut se laver si cela convient, et pour son propre agré-
ment, mais que les ablutions n'ont absolument aucune
valeur religieuse et ne causent à Dieu ni peine ni plaisir.
La différence des formes d'oraison est, entre les gens du
commun, une des sources les plus ordinaires de mépris
mutuel. Les bâbys, en les supprimant pour leur compte,
à très-peu de chose près, ont simplifié la situation. Quant
à l'impureté légale, l'opinion publique a déjà fléchi sous
ce rapport parmi les musulmans. On s'en moque volon-
tiers; c'est pourtant encore une pTèteuVÀoxv eta^iA^x»^
340 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BÂBYS.
une hypocrisie chez les autres, mais ce n'est plus une
conviction chez personne. L'orgueil intraitable des juifs
continue seul à en faire grand usage; mais, en somme
et fort heureusement, cette doctrine est en décadence
manifeste, et si les bàbys réussissent à l'abroger, ils ren-
dront un service véritable à la société asiatique. C'était
une des plus riches sources de mauvais sentiments et une
cause perpétuelle d'antipathies.
Les bâbys, comme les musulmans, sont très-aumô-
niers. Voici, du reste, comment le Bâb ordonne que se
fera le partage du butin dans toute ville ou tout pays
conquis.
On commencera par nommer un préposé chargé non-
seulement de recueillir, mais encore, de faire valoir la
part de conquête prélevée la première et qui appartient à
« Celui que Dieu manifestera. » Cette part est destinée à
s'ajouter à d'autres et à être perpétuellement grossie, de
manière à former un fonds de réserve pour le jour où le
révélateur suprême pourra en avoir besoin. En atten-
dant, ce trésor sera administré par un préposé dont le
Bâb n'indique pas l'origine, mais qui, de toute évidence,
sera nommé par les représentants de l'unité prophé-
tique ou par le Point, et relèvera d'eux. Voilà le trésor
de la religion constitué.
Ensuite on prélèvera un cinquième, qui appartiendra
aux Lettres Primitives, c'est-à-dire à la réunion des dix-
neuf inspirés.
Après cela, le sixième sera consacré à l'entretien des
tombeaux des martyrs et à celui de leurs femmes, ainsi
que de leurs enfants. Quant à ce qui restera, on rem-
ploiera à doter et à marier les pauvres, et s'il se trouve
encore quelque, chose qui n'ait ^as été compris dans
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 344
la somme du butin, on pourra l'appliquer aux dépenses
des temples. Cependant le Bâb ajoute expressément
ceci :
« On le donnera tout entier aux fidèles, ce qui vaut
« mieux, suivant la prescription du livre de Dieu; et on le
« donnera de manière à ce que tous sur la terre aient du
« butin. C'est là le bienfait de Dieu. En vérité, Lui, il est
« le bienfaisant, le généreux ! »
Ainsi, le clergé et les pauvres, il n'y a guère que ces
deux partageants. Cependant on a vu ailleurs que celui
qui commandera les fidèles a droit à la meilleure part. Il
est douteux que ce chef puisse jamais être pris hors du
sacerdoce ; nous en avons eu quelques preuves par les
premiers guides des croyants, qui ont tous été des
hommes prophétiques. Cependant il est question des rois
quelque part, mais très-peu. Le rôle du souverain sera
probablement très-effacé, s'il ne fait pas partie lui-même
des dix-neuf; mais il est d'autant plus probable qu'il en
fera partie, que la légitimité royale ne pouvant se séparer
de l'Imamat, ou plutôt de l'héritage de l'Imamat, le Bâb,
et par lui le Point qui lui succède et ceux qui viendront
après, doivent être considérés comme les seuls préten-
dants légitimes. Quoi qu'il en soit, le roi a son devoir
tracé : défendre la religion et çn être l'ardent propaga-
teur. Quant à ses droits, ils sont également définis, mais
d'une manière très-brève. De chaque miskal d'or on doit'
lui donner cinq cents dinars; de chaque miskal d'argent,
cinquante. C'est la loi. Si l'on paye, on fait son devoir, et
Dieu vous en saura gré. Mais, si l'on ne paye pas, on ne
saurait être contraint, et c'est à Dieu seul qu'il appartient
de punir.
« Ne demandez pas aux hommes la soccviae ^qwx Vk-
342 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABTS.
quelle ils sont inscrits au rôle des contributions, afin de
n'affliger personne ; car, eux-mêmes savent ce qu'ils ont
à faire. S'ils ne donnent pas ce qu'ils doivent légalement
au fisc, certes, en vérité, ils tomberont dans les comptes
de Dieu. »
Les populations asiatiques n'ont jamais aimé l'impôt.
Il leur semble dur de donner leur argent, sous quelque
prétexte que ce soit. Ce qui se révolte surtout en elles,
en pareil cas, c'est l'idée de la valeur immense accu-
mulée par leur imagination sur la moindre pièce de
monnaie. Tous les prophètes, sans exception, ont donné
raison à cette répugnance nationale et l'ont flattée. LeBàb
a répété là-dessus ce qu'on avait déjà dit avant lui; mais
il est à croire que, bien qu'il défende même aux prêtres
d'exiger leur dû, et même de le demander, il n'a pas
beaucoup plus de chances d'être obéi au pied de la lettre
que ses prédécesseurs. Cependant, on ne voit pas trop,
non plus, comment s'y pourront prendre les autorités
politiques ou religieuses pour contraindre les résistances ;
car si le Bàb leur laisse, en certains cas, .quelques moyens
d'action, ces moyens sont extrêmement faibles. Pas une
seule fois, dans l'énumération des châtiments qu'il auto-
rise, on ne voit figurer la peine de mort. Cela' peut pa-
raître singulier chez une- secte qui a trop prouvé à quel
point elle possédait l'énergie guerrière et qui a pratiqué
" sur ses ennemis tous les excès de férocité dont elle avait
eu elle-même à souffrir. Mais tout cela se passait entre
croyants et infidèles; c'était dans un moment d'exas-e
pération et de luttes. On ne saurait s'en autoriser comme
d'un exemple de la conduite à tenir envers les fidèles.
Ici, les prescriptions n'ont rien d'équivoque : non-seule-
ment elles n'autorisent pas et ne nomment pas même la
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 343
peine de mort, mais elles interdisent formellement la tor-
ture et les coups.
« En vérité, Dieu vous a défendu dans l'Exposition
de recourir aux coups, quand bien même on vous frappe-
rait de la main sur l'épaule. »
Il n'existe que deux sortes de châtiments légaux :
1° les amendes multipliées, suivant la gravité des faits,
par le nombre mystique 49. Les riches doivent les
acquitter en or, les pauvres en argent; ainsi là où les
premiers auront à payer 49 miskals d'or, les autres né
donneront que 49 miskals d'argent; 2° l'interdiction
d'approcher des femmes pendant un nombre de jours ou
de mois proportionné à la gravité du délit. Hors de là,
point de pénalité.
Nous avons vu tout à l'heure que le butin devait une
part assez considérable aux nécessiteux*. Gomme le Bâb
n'a pas trouvé cela suffisant, il fait de l'aumône une obli-^
gation étroite. Il rappelle aux riches qu'ils ne sont que
des dépositaires, que personne sur la terre ne possède
rien et que tout est à Dieu; en conséquence, les riches
doivent donner pour la religion et pour ceux qui n'ont
rien ou qui n'ont pas assez. Mais il défend absolument
la mendicité, il la flétrit, ne la tolère sous aucun pré-
texte. Je ne regarde pas comme impossible que le Bâb se
soit inspiré ici de quelques renseignements qui lui se-
ront parvenus sur les idées des Anglais à cet égard. Du
moins je dois dire que des natifs eux-mêmes ont cette
opinion et me l'ont communiqu.ee. En tout cas, une telle
prescription tranche avec les notions les plus répandues
parmi les Asiatiques, qui, d'ordinaire, sont portés à con-
sidérer la profession de mendiant comme plutôt méri-
toire que honteuse. Ils y voient volontiers \xu \sv\w\R£r
/
344 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
ment philosophique à la vaine gloire du monde, et ils
estiment sage celui qui se met au-dessus des humiliations
et consent à abandonner tous les soins de cette vie.
Je ferai toutefois remarquer que le mépris systéma-
tique de la mendicité se déduit assez logiquement de l'en-
semble des doctrines du Bâb. Sans doute il était lui-
même un mystique, mais il recommande fortement la
vie pratique et fait un cas particulier du commerce.
On a vu qu'à propos du butin il veut qu'on le confie à
un préposé chargé de faire valoir par la spéculation la
part afférente à « Celui que Dieu manifestera. » Il imagine
évidemment une société où l'état de guerre n'existera
plus, qui vivra pour fonder et augmenter le bien-être.
C'est ainsi que le repos, la tranquillité d'esprit, les rela-
tions affectueuses, une extrême politesse sont recom-
mandées par l£ Bàb. 11 va jusqu'à stipuler que lors-
qu'on reçoit une lettre, il faut y répondre par écrit,
attendu qu'il ne serait pas convenable de répondre de
vive voix. Il veut qu'on évite avec le plus grand soin les
discussions de tout genre; et c'est sans doute pour fonder
cette harmonie absolue dans sa république que, tout en
ordonnant à l'homme de tendre constamment à déve-
lopper son esprit par la pratique des livres, il ordonne
aussi de détruire, de brûler avec un soin jaloux les pro-
ductions intellectuelles étrangères à sa doctrine. On ne
doit pas s'en occuper, on doit les craindre, les haïr; ce
sont autant d'instruments de désordre et de perdition.
Le moindre mal qu'elles puissent produire, c'est d'empê-
cher les fidèles de marcher d'un pas ferme dans la route
qu'il leur a ouverte, et de les soumettre à l'influence dé-
létère de doutes constants.
Les bâbys, plus heureux et plus libres que les musul-
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 345
mans, ne doivent pas craindre ce qui contribue à donner
de la joie et du plaisir. Les riches vêtements, les étoffes de
soie et d'or, les broderies, sont recommandés non moins
que les pierres précieuses et les joyaux. Les fidèles peu-
vent, ils doivent, dans la mesure de leurs ressources,
s'en procurer et en jouir en pleine satisfaction d'esprit.
C'est surtout au jour de leur mariage qu'il leur faut s'en-
tourer de tout l'éclat et de toute la félicité possibles.
« Habillez-vous de vêtements de soie au jour de vos
« noces, et, si vos moyens vous le permettent, ne portez
« que cela. Et quant à ces vêtements dont vous serez
« couverts au moment du mystère de votre bonheur,
« faites les faire d'or et d'argent; mais si vous n'en pos-
* sédez pas de tels, ne soyez pas affligés. En vérité, moi
« qui suis votre Seigneur, je vous en donnerai, dans votre
« dernier jugement, si vous êtes croyants à moi et à mes
« préceptes. »
Le Bâb attache une importance extrême au mariage
Il est en cela d'accord avec tous les sages orientaux,
quant à l'apparence du moins ; car il faut avouer qu'il
diffère d'eux en cette matière sur des points essentiels et
que sa religion a une bien autre portée. Tandis que
l'Islam ne songe qu'à la propagation de l'espèce, les pré-
ceptes du Bâb tendent à constituer ce grand desideratum
des civilisations asiastiques, la famille, qui n'existe là
que par exception. Il débute en exposant les motifs qui
le portent à ordonner le mariage.
« Il est nécessaire pour tous les êtres, dit-il, qu'il reste
« de leur existence une existence, et certes il faut qu'ils
« se marient entre eux lorsqu'ils ont passé l'âge de onze
« ans, et celui qui le peut et n'accomplit pas la tâche de
« la propagation, son œuvre ne se fait pas. »
346 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABTS.
Lorsque les époux sont mariés, il tolère qu'on prenne
une seconde femme, mais il ne le recommande en aucune
façon ; il interdit sévèrement les concubines, et il est si ma-
nifestement opposé d'intention à la polygamie, que ses
successeurs considèrent comme mauvais d'user de la to-
lérance qu'il a montrée quant à la dualité des femmes. Je
ne crois pas qu'il y ait dans cette sévérité une bien grande
difficulté aux yeux des Asiatiques; en réalité, les gens
qui ont plusieurs femmes constituent l'exception même
parmi les musulmans. La majorité se contente d'un
unique mariage, et les Orientaux, parce qu'ils con-
naissent de visu les inconvénients de la situation con-^
traire, apprécient tous nos arguments mieux que nous
ne pouvons le faire nous-mêmes; ils nous en fourniraient
de nouveaux au besoin. 11 faut, d'ailleurs, tenir compte
de ceci, que le Koran n'a permis la pluralité des femmes
qu'à cause de « la dureté de nos cœurs. » Les Arabes, pour
des raisons faciles à apprécier, ne peuvent trop faire
autrement dans le désert que d'avoir plusieurs femmes.
Ce sont des servantes qu'ils se donnent à bon marché et
que leurs moyens ne leur permettraient pas d'obtenir
autrement; c'est aussi une protection gratuite et légitime
qu'ils étendent autour d'eux sur des êtres faibles, inca-
pables de s'en passer. On prétend que des raisons ana-
logues expliquent jusqu'à un certain point des faits ana-
logues chez les Mormons. En outre, l'organisation même
de la tribu et son genre de vie neutralisent dans une
grande mesure les inconvénients du système, et en don-
nant à la famille une autre forme, lui permettent cepen-
dant d'exister.
Mahomet avait été sensible aux inconvénients mani-
festes de la polygamie, et il en restreignait beaucoup
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 347
l'usage, contrariant par là tous les droits anciens. Au-
jourd'hui, le Bâb s' étant trouvé en face d'une société
où, sur vingt hommes, dix-neuf au moins n'ont qu'une
femme , il est allé plus loin que son devancier , et il a
manifestement tendu à interdire ce que l'autre accep-
tait, bien qu'avec répugnance. Ajoutons aussi que les
nossayrys et les chrétiens sont là, les premiers sur-
tout, en nombre considérable, pour l'autoriser de leur
exemple. Mais il a fait deux pas de plus, bien autrement
décisifs : il a défendu le divorce et abrogé l'usage du
voile. *
En ce qui est du premier, c'est la plaie de la société
persane. La facilité de changer de femme à tout mo-
ment et pour le plus futile prétexte, les mariages à
terme qui en sont la conséquence, ont plus fait que la
polygamie pour dépraver la société en rendant impos-
sible l'union réelle des époux. 11 est peu de femmes de
vingt-deux à vingt quatre ans qui n'aient eu deux ou
trois maris. Le Bâb s'est exprimé ainsi à ce sujet :
« Ne rapproche pas le tha du gaf (ne divorce jamais)-,
ou si tu es dans l'obligation de le faire, attends le cycle
d'une année. 11 se peut que tu te reprennes d'affection
pour l'unité (pour l'union). Et sache qu'il y a une per-
mission donnée à ceux qui tiennent à leurs femmes de se
réconcilier avec elles quatre-vingt-dix fois, même après
qu'ils ont attendu un mois. Puissiez-vous ne pas demeu-
rer dans l'ombre des portes qui mènent en dehors de la
vérité I »
Pour comprendre ce que signifie l'attente d'un mois,
il faut se rappeler que la loi musulmane n'a pas trouvé
de meilleur moyen [pour empêcher les divorces hâtifs,
que de stipuler qu'on ne pourrait reprendre la mètxve
348 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
femme que trois fois ; que si on voulait la rappeler une
quatrième, il fallait auparavant qu'elle eût contracté une
autre union suivie d'un divorce et de trois mois de délai.
Ainsi le bâbysme met fin à un grand désordre moral, en
détruisant ces facilités et même ces obstacles.
11 ne tend pas moins à ce but en retirant aux femmes
l'usage du voile. Cette habitude couvre des désordres
infinis, entraine tous les inconvénients de l'isolement de
l'homme et rend l'éducation première des enfants on ne
peut plus dangereuse et même perverse, car des mères
qui ont toujours vécu dans la licence complète de Tinté-
rieur ont, à tout le moins, des habitudes de langage
d'une grossièreté sauvage et un laisser-aller du plus mau-
vais exemple. Cette singulière habitude de cacher le visage
des femmes repose du reste sur le motif le plus futile. Ce
n'est pas une prescription religieuse ; ce n'est pas non
plus, comme on le suppose en Europe, une précaution de
la jalousie. C'est tout simplement une convenance. Les
anciens rois de Perse, avant l'Islam, et les grands sei-
gneurs qui se trouvaient assez considérables pour vivre
sur le même ton, se montraient le moins possible en
public. La plupart du temps les gens qui avaient à les
entretenir leur parlaient derrière un rideau. C'était un
signe de grandeur; ce fut bientôt la marque nécessaire
d'un certain rang dans le monde. Sous les Arsacides,
gens brusques, peu raffinés et qui vivaient à l'ancienne
mode, non-seulement les hommes, pour grands qu'ils
fussent, n'avaient pas de pareilles idées, mais les femmes
ne se cachaient pas non plus.
Vasthi est qualifiée d'altière Vasthi pour cette raison
seule qu'elle refusa de venir prendre part aux joyeusetés
publiques d'Àssuérus; les conseillers du monarque se dé>-
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 340
clarèrent indignés d'une pareille conduite, qui, si elle
n'était réprimée, les exposerait au mépris de leurs femmes,
tenues, il faut le croire, à figurer régulièrement dans les
banquets où les hommes s*enivraient et où elles s'eni-
vraient elles-mêmes. Quand on s'amuse en Orient , on
s'affole; il n'y a pas de nuances.
Il fut donc convenu un jour qu'une femme distinguée
et de belles manières devait se tenir à l'écart de tout et ne
pas même se laisser voir. Les femmes des tribus arabes,
qui ne suivaient pas les modes , conservèrent les an-
ciens usages libres, elles ne s'enfermèrent pas dans
leurs tentes, non plus que celles qui habitaient les villes,
dans leurs chambres. Mahomet trouva les choses dans
cet état, et pendant longtemps il n'y changea rien. Ses
femmes conversaient avec les musulmans, se montraient
sans difficulté, recevaient des visites, en rendaient sans
que l'on fît sortir les hommes. 11 leur arriva même de
prendre part à des repas où des compagnons de leur
mari assistaient, et personne n'y trouvait à redire. Mais
lorsque le Prophète fut devenu un grand personnage
suivant le monde, qu'il fut un prince, qu'il sentit le
besoin de prendre des manières et de suivre des usages
conformes à l'idée qu'on devait se faire de son rang,
il copia les habitudes domestiques régnant à la cour
des Sassanides, ce modèle de toutes les grandeurs con-
temporaines , et les femmes se voilèrent , s'enfermè-
rent et n'admirent plus aucun homme auprès d'elles,
absolument comme chez nous une ouvrière qui devient
une dame se met à porter un chapeau. La preuve que,
dans la réclusion et la voilure des femmes du prophète,
il n'y eut jamais autre chose que ce que j'indique ici,
c'est que, si les femmes qui pouvaient prétendre à u&
350 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
•
certain rang dans le monde s'empressèrent de les imiter,
le peuple ne s'en piqua pas; surtout dans les tribus on
ne s'en, soucia jamais. Il vint cependant une époque où
pour les gens scrupuleux ce fut un grand cas de voir à
découvert le visage d'une femme ; mais ce sont des sub-
tilités et des raffinements qui n'ont pas de raison solide
d'exister, et si l'usage du voile a fini par se généraliser,
par descendre jusqu'aux plus basses classes de la popula-
tion urbaine et même des villages, c'est par la même
raison qu'aujourd'hui, dans les rues de Téhéran, les épi-
ciers et les muletiers se traitent d'Excellences. Il suffit de
voir la facilité avec laquelle le voile disparait dans les
mœurs de Constantinople, — et certes, s'il existait quel-
que motif vraiment sérieux pour le maintenir, les Turcs,
d'ailleurs fort étroits dans leurs idées, s'y cramponne-
raient obstinément, — pour concevoir que cette coutume
n'est ni aussi solide ni aussi liée aux mœurs des pays
orientaux qu'on se l'imagine d'ordinaire. C'est pourquoi
le Bâb, qui montre ailleurs encore que ses réflexions
s'étaient attachées avec force à la constitution de la fa-
mille, n'a plus voulu tolérer un usage qui contribue à la
perversion des mœurs et a pu écrire ceci dans son Expo-
sition :
« Celui qui est instruit dans la nation (tout bâby) est
autorisé à voir toutes les femmes, à leur parler et de
même à être vu d'elles. En vérité, ô mes serviteurs I vé-
nérez-moi, respectez-moi; et si les rapports libres entre
les deux sexes ont lieu en dehors de ce qui est néces-
saire entre deux personnes, dites : Au-dessus de dix-huit
paroles, craignez de continuer l'entretien. Sachez que
que vous ne sauriez en tirer aucun profit. »
On voit que, par cette réserve, le Bâb cherche à pré-
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 354
venir les dangers d'un commerce trop familier et qu'il
les redoute, comme font les autres législateurs. Les mu-
sulmans, cependant, accusent les bâbys d'avoir des agapes
secrètes où l'on éteint les lumières et où toutes les pro-
miscuités sont permises. C'est un genre d'accusation
respectable par son antiquité, et peut-être doit-on le
considérer comme le monument de la haine confession-
nelle le plus ancien qui soit au monde. Les juifs et les
païens adressaient ce même reproche aux chrétiens pri-
mitifs, et il est plus que douteux qu'ils en fussent les
inventeurs. Depuis ce temps, les différentes sectes n'ont
pas cessé de se le prêter comme arme de guerre. On
en a fait usage contre les ophites, contre les carpo--
cratiens, contre les disciples de Manichée, contre bien
d'autres; les musulmans s'en escriment contre les nos-
sayrys et, on le voit, contre les bâbys. Ainsi généralisé,
cet argument perd un peu de sa valeur, et d'après ce
qu'on vient de lire des prescriptions de l'Altesse Su-
blime, il parait qu'il faut ici le considérer comme une
simple injure.
Malgré ses précautions de prudence quant aux rapports
entre les sexes, le Bâb veut que la sociabilité existe à un
degré suprême et il y convie les femmes. Chaque jour,
un fidèle doit recevoir des hôtes à sa table, et il les doit
avoir nombreux dans la proportion de sa fortune et dans
un rapport mystique avec le grand nombre dix-neuf. Les
femmes sont admises à ces repas.
Le Bâb témoigne pour elles une sollicitude, une attention
constante. Sachant combien elles attachent de prix aux
pratiques religieuses et sont passionnées pour les pèle-
rinages, il ne veut pas les leur interdire absolument, mais
il marque, autant qu'il peut, que c'est^ax \s\»fc ç»u&«ïf-
352 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABTS.
cendance; encore veut-il qu'il n'en puisse résulter aucune
fatigue, aucun danger pour leur santé; s'il devait en être
autrement, il s'y oppose. A peine leur recommande-t-il
la prière, et il la leur fait, autant que possible, douce et
aisée. Voici, par exemple, ce qu'il dit sur les pratiques
pieuses :
« Si vous voulez empêcher que les femmes ne se fassent
du chagrin, ne leur refusez pas ce qu'elles désirent quant
au fait d'aller en pèlerinage, pourvu qu'elles n'aient pas
à essuyer trop de fatigues dans le chemin , et lorsqu'elles
sont domiciliées sur le territoire du sanctuaire... Si elles
désirent l'amour de leurs maris, de leurs enfants, cela vaut
mieux pour elles, et qu'elles ne s'occupent pas de ce qui
pourrait leur donner du souci. En vérité, vous, femmes,
vous avez été créées pour vous-mêmes et pour vos en-
fants; donc, vous n'êtes pas maîtresses de faire des voya-
ges, et certes, rendez grâce à Dieu pour ce dont il vous
dispensées, et Dieu est le savant, le sage! »
Ailleurs, en parlant de la fiancée, il dit aux fidèles, en
leur recommandant de lui prodiguer les parures et tout
ce qui peut lui causer de la joie et augmenter sa beauté :
« Ornez votre ornement! glorifiez votre gloire! »
La même affection qu'il porte aux femmes, il la répand
sur les enfants. Dans sa prison, il se rappela les douleurs
de son plus jeune âge quand , obligé d'aller à l'école, il
avait souffert des mauvais traitements de son maître.
C'est pourquoi il a mis le nom de ce maître , avec un
reproche détourné, dans ce passage de l'Exposition, où il
fait parler ainsi un petit écolier :
* En vérité, ô Mohammed, ômon maître, ne me frappe
pas jusqu'à ce que je sois arrivé à l'âge de cinq ans, et si
même il ne s'en fallait que d'un clin d'œil que j'eusse
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 353
atteint cette limite. Assurément, mon cœur est délicat
et faible. Et cet âge de cinq ans une fois accompli,
donne-moi de l'éducation, et ne me fais pas outrepasser les
bornes de ce qui est convenable, et si tu veux me frapper,
ne me donne pas plus de cinq coups, et ne me bats pas
sur la chair sans qu'il y ait, entre elle et Je bâton ou la
main, une couverture. — En vérité, si tu enfreins le droit
à cet égard, ta femme t'est interdite pour quatre-vingt-dix
jours, et si tu n'as pas de femme, tu donneras à celui que
tu auras frappé 90 miskals d'or. Si tu veux être au nom-
bre des fidèles, ne frappe jamais que très-doucement,
et, lorsque tu apprends à lire aux enfants, toi et eux,
soyez également assis sur un siège, banc ou fauteuil. En
vérité, le temps qu'ils passent à étudier n'est pas compté
dans leur vie et, certes, permets-leur tout ce qui peut les
rendre heureux : les rires, le jeu. »
On aperçoit dans ce passage et dans un autre encore
un ressouvenir amplifié sans doute, mais cependant re-
connaissable de l'Évangile. Le fait ne me paraît pas contes-
table. Je crois voir aussi une influence pieuse, une idée
d'imitation dans la prescription plusieurs fois renouvelée
de s'asseoir sur des fauteuils, sur des chaises, contraire-
ment à l'usage du pays, qui est de s'asseoir à terre.
Enfin, je remarque encore une grande nouveauté, qui
ne peut provenir cette fois que de la même source : le
Bâb recommande à ses sectateurs de se raser la barbe et
de porter le visage tout à fait imberbe. C'est la première
fois, ce me semble, qu'une pareille prescription a eu lieu
en Orient.
Il paraîtrait, toutefois, que si le Révélateur a ap-
prouvé et accepté quelques-unes de nos idées et de
nos coutumes, son intention bien arrêtée a été de s'en
20.
354 LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS.
tenir là, et de ne pas pousse* plus loin les emprunts ni
même les rapports. On a vu qu'il défendait strictement
de rien lire que les livres de la religion, et de s'occuper
d'aucune autre branche de connaissances que celles dont
la foi est l'origine; de môme, il interdit les voyages.
Il ne veut pas qu'on quitte son pays, ni surtout sa
famille.
Je viens de présenter rapidement les prescriptions
caractéristiquesdu code nouveau, on trouvera le reste et
les détails dans le livre intitulé « Exposition. » C'est un
objet d'étonnement pour tout esprit qui n'est pas accou-
tumé à la nature particulière des intelligences orientales,
que de voir à quelles minuties le législateur religieux
s'y est cru obligé de descendre; mais rien ne saurait
nous surprendre plus que le dédain manifeste avec
lequel il traite ce qui est gouvernement proprement dit.
Il n'entre à ce sujet dans aucune considération sérieuse;
évidemment, une telle matière ne lui parait pas valoir
la peine de s'y arrêter. Il considère toute administra-
tion humaine comme constituant un mal plus ou moins
nécessaire, et, désespérant de l'améliorer, il ne s'en
occupe pas.
Une telle façon de sentir, d'apprécier les choses de la
vie, est un signe auquel on peut reconnaître sûrement
les sociétés vieillies. On le rencontre dans- toute l'Asie, à
une époque déjà bien ancienne ; la Rome impériale sug-
gère une semblable disposition de pensée à ses philoso-
phes et à ses poëtes , et de nos jours, nous voyons en
Europe ce qui s'appelle « les partis avancés, les gens du
progrès » penser à peu près la même chose, et le dire.
C'est là leur motif principal d'admiration pour les États-
Unis d'Amérique, où le gouvernement, systématiquement
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 355
méprisé et abandonné par l'indifférence de l'esprit public
aux médiocrités qui le veulent prendre, vaut à peu près
le sentiment qu'il inspire.
Au rebours des sociétés jeunes t et vivaces, où nul
homme ne conçoit un plus bel emploi de sa fortune ou de
ses talents , de son influence ou de sa bravoure , que de
l'employer à la chose publique, où l'opinion commune
ne découvre de gloire véritable que chez les guerriers et
les hommes d'État, les bàbys, raisonnant comme les éco-
nomistes européens, imaginent une organisation politique
disposée de manière à donner à l'homme la plus grande
somme possible de tranquillité , de sécurité et de bien-
être; chez eux, l'habit est oriental, mais la pensée ne
diffère pas essentiellement au fond de celle des hommes
nouveaux de nos pays. Les uns et les autres imaginent
une humanité éclairée, douce, riche, productrice, so-
ciable, heureuse, ne se battant pas, et, ce qui est la partie
du problème que la pratique seule pourra résoudre ou ne
pas résoudre, n'étant pas un jour, à la fin, bien battue.
Le rôle que les bâbys font jouer dans tout cela à l'inter-
vention du Dieu qui vit au fond de la conscience de cha-
que fidèle, c'est le même que celui prêté par M. Proudhon
à ce qu'il appejle la Justice, et en analysant de près les
deux conceptions, peut-être les trouverait-on plus étroi-
tement parentes qu'il ne semble. De cela je conclurai
qu'en fait d'idées dissolvantes, le bâbysme peut servir de
preuve que les Orientaux ne sont pas en arrière de nous.
Si le bâbysme est une utopie, des utopies semblables
existent également chez les sectes philanthropiques d'An-
gleterre, d'Allemagne et de France ; s'il est susceptible de
recevoir une réalisation, les utopies européennes pourront
également, sous une forme ou sous une autre, faire subir
356 LES LIVRES KT LA DOCTRINE DES BABYS.
quelque jour à une portion quelconque de nos sociétés les
effets de leur expérimentation.
Je ne vois pas pourquoi le fait n'aurait pas lieu;
car ce n'est pas prouver l'impossibilité de la mise
à l'essai d'un système, que de le déclarer déraisonnable
ou nuisible. Peu de systèmes auront l'honneur d'être plus
répugnants à l'intelligence et à la morale que celui qui a
régné de 1791 à 4795, et cela fait quatre ans. Je serais donc
porté à croire que telle ou telle partie du bâbysme qui
semble peu applicable ne saurait cependant empêcher un
jour ou l'autre l'ensemble de cette conception de triom-
pher et de s'introniser dans l'Asie centrale. On le peut
supposer d'autant plus aisément que, d'une part, les par-
tisans de cette religion font constamment des prosélytes,
et, de l'autre, le dogme n'étant pas immuable et se prê-
tant singulièrement bien aux modifications que peuvent
réclamer les circonstances, on doit admettre qu'en cas de
besoin, l'Altesse Éternelle et ses assesseurs, ou leurs
successeurs auraient le droit de transformer tel principe
jugé nuisible ou dangereux. J'avoue même que, si je
voyais en Europe une secte d'une nature analogue au
bâbysme se présenter avec des avantages tels que les
siens, foi aveugle, enthousiasme extrême, courage et dé-
vouement éprouvés, respect inspiré aux indifférents,
terreur profonde inspirée aux adversaires, et de plus,
comme je l'ai dit, un prosélytisme qui ne s'arrête pas, et
dont les succès sont constants dans toutes les classes de
la société ; si je voyais, dis-je, tout cela exister en Europe,
je n'hésiterais pas à prédire que, dans un temps donné,
la puissance et le sceptre appartiendront de toute néces-
sité aux possesseurs de ces grands avantages.
Mais les bâbys ne sont pas en Europe, et ils sont ex-
LES LIVRES ET LA DOCTRINE DES BABYS. 357
posés à une cause de paralysie extrêmement puissante
dans les régions asiatiques. 11 se peut faire que l'Altesse
Éternelle et son conseil, que tous les fidèles ensemble,
heureux delà seule contemplation religieuse, oublient
complètement l'application de leur idée, et ne la jugent
pas indispensable. Déjà ils distinguent deux états, deux
situations dans leur histoire idéale : l'une, c'est la période
de « la Manifestation; » ils y sont aujourd'hui; l'autre sera
le règne de « l'Explosion. » Viendra-t-elle cette explosion,
ou bien sera-telle toujours prédite par des hommes heu-
reux d'y penser, heureux de s'en représenter les joies,
les possédant dans leurs méditations, et par cela même
moins pressés de se heurter contre les difficultés de fait à
travers lesquelles il leur faudrait cependant passer? Sans
doute, les bâbys ont donné de grandes preuves d'énergie,
d'audace et de volonté effectives, mais les donneront-ils
encore? On voit, en Orient, les juifs pleurer des larmes
sincères en parlant de Jérusalem et du rétablissement de
Juda , mais , pas un seul de ces personnages attendris
n'irait jusqu'au bout de la rue pour voir et embrasser la
réalité de la Porte-Sainte. 11 leur suffit de se la figurer,
et je n'ai pas toutes les raisons du monde pour être con-
vaincu que les bàbys ne finiront pas par se contenter du
même bonheur que ces juifs-là.
Dans cette hypothèse, d'ailleurs incertaine et seule-
ment plausible, la religion pour laquelle viennent de
souffrir tant de martys se rangerait paisiblement aux cô-
tés de tant d'autres opinions théologiques ou philosophi-
ques qui , après avoir débuté par faire un grand tapage,
sont devenues les plus accommodantes du monde. Nous
avons vu chez nous, dans ce genre, les anabaptistes. La
flamme, le massacre leur étaient des moyens trop doux,
£>* LSS UTMS& ET Là WKTMXE DES BUTS.
et chacun de knrs pas faisait vaciller sur leurs bases les
églises et les châteaux. Aujourd'hui,, les anabaptistes boi-
vent du laiu ei. pourvu qu'ils ne portent pas de boutons,
leurs voeux sont comblés. D est possible que les bàbys
finissent de même. Cependant je me défie, d'une part, de
la débilité des pouvoirs persans, et, d'autre part, de l'in-
contestable activité actuelle des novateurs.
CHAPITRE XIH
LE THÉÂTRE EN PERSE
Ainsi, l'esprit persan moderne, dans sa plus haute
manifestation , vient d'aboutir de nos jours, hier même ,
à l'invention, à la fondation d'une religion nouvelle. Des
principes très-nouveaux , ou du moins renouvelés d'une
antiquité lointaine et bien voilée dans ces régions, ont
apparu. Des quantités considérables de fidèles accourent
vers eux. Est-ce un signe de vigueur, est-ce un signe
de faiblesse dans l'intelligence d'une race, qu'une* pareille
levée de boucliers et les circonstances accessoires qui
l'accompagnent? Je le laisse à décider. Si c'est un signe
de faiblesse , il en faudra dire autant de toutes les épo-
ques où se sont décidés les grands retours de l'humanité
et leur attribuer un degré tout particulier d'humiliation,
proposition qui parait un peu contestable. Si c'est un signe
de force, que faut-il penser de nous, en qui tous les élé-
ments de cette force , et particulièrement ce qui en est
l'âme, la susception du surnaturel, disparaissent de plus
en plus? Je ne pense pas qu'on puisse alléguer ici que le
bâbysme n'est qu'une superstition vulgaire. Ou je me
trompe fort, ou ce nouveau culte n'encourt pas un pareil
360 LE THEATRE EN PERSE.
reproche; il n'a rien de commun avec les tentatives
grossières de ces illuminés à la douzaine qui se rencon-
trent partout, môme en Europe, et qui, en Asie, ne
manquent presque jamais de se produire comme les ré-
dempteurs annoncés par le Koran, sous le nom de l'Imam
Mehdy, plus ou moins convaincus, plus ou moins exaltés,
plus ou moins habiles, mais peu inventifs et ne sortant
pas du texte mahométan , qui , exploité par eux , leur
donne leur raison d'être. Non, bien évidemment, le bâ-
bysme n'a rien à faire avec ces pauvretés. Il donne ma-
tière à étude et n'indique rien moins qu'une intelligence
vulgaire chez ses fondateurs.
Mais, quelle que soit la valeur intrinsèque de l'effort
qui donne lieu à cette inauguration d'une foi nouvelle,
l'esprit persan ne s'y épuise pas. Il lui est resté de la
vigueur disponible pour d'autres enfantements, parmi
lesquels je n'hésite pas à citer en première ligne la créa-
tion d'un théâtre complet, qui s opère de nos jours. Au pre-
mier abord, il peut paraître singulier, et jusqu'à un cer-
tain point malséant , de comparer deux productions aussi
disparates et assurément disproportionnées entre elles.
Je pourrais m'excuser en faisant remarquer que ce théâ-
tre, dans son état actuel, est lui-même une œuvre toute
religieuse et qui ne laisse pas que d'avoir aussi la portée
d'une innovation dogmatique, agissant tout autant sur le
dogme que le peuvent faire les théories les plus directe-
ment théologiques; mais, bien que ces allégations soient
exactes, je préfère puiser la raison du rapprochement que
j'établis dans la nature même des choses. En effet, l'in-
vention d'une religion qui n'est pas la mienne, et que je
ne saurais accepter, tout en m'y intéressant, ne peut
être à mes yeux autre chose qu'une production intel-
LE THEATRE EN .PERSE. 361
lectuelle, et la création d'un théâtre en est une autre,
d'une importance inférieure sans doute, mais qui ne laisse
pas, dans des circonstances particulières , de mériter une
place considérable parmi les éléments moraux d'une so-
ciété. Il est des cas où il n'en est pas ainsi sans doute.
Le théâtre à Rome n'a joué que le rôle assez mesquin d'un
dilettantisme; il n'a jamais possédé l'influence ni acquis
la faveur des combats de gladiateurs. Notre théâtre mo-
.derne n'est qu'un passe-temps de désœuvrés ou une fan-
taisie de beaux-esprits. Les masses ne s'y intéressent pas
fortement, et n'y trouvent la satisfaction d'aucun instinct
supérieur. On peut croire que dans l'Inde il en a été à peu
près de même, et que les chefs-d'œuvre de Kalidâsa et
de ses émules n'ont jamais servi à autre chose qu'à dis-
traire des rois et à amuser des poëtes. Mais en Grèce,
il n'en fut pas ainsi.
Soit que la foule athénienne se précipitât en tumulte
sur les traces et autour des roues du charriot de Thespis,
soit que, plus tard, rassemblée dans un religieux silence
sur les marches du théâtre de Bacchus, elle assistât aux
tragédies d'Eschyle, il faut convenir que les représenta-
tions dramatiques furent chez elle et pour elle un grand
fait, une manifestation des plus élevées de sa vie. Tant
que la république fut libre et florissante , les ouvrages
dramatiques, dans tous les genres, durent préoccuper les
pontifes et les hommes d'État; car l'action qu'ils exer-
çaient sur le peuple était puissante et profonde. Les effets
produits n'allaient à rien moins qu'à des révolutions. La
tragédie peut être avec raison suspectée d'avoir modifié,
changé plus d'un dogme; la comédie poursuivait de la vin-
dicte redoutée de son rire et pouvait accabler tel orateur
qui ne paraissait à l'Agora que pour y triompher. C'est à
3«2 LE THÉÂTRE EN PERSE.
cette puissante espèce de théâtre qu'appartient la scène
persane, et c'est pourquoi je n'ai pas dû me faire scru-
pule d'annoncer que j'allais en parler après la religion et
la philosophie.
La scène persane n'a pas pins de soixante ans d'exis-
tence. Non -seulement on ne la connaissait nullement
sous les Sefewyèhs. aux belles époques de splendeur de la
monarchie, mais c'était encore peu de chose au commen-
cement de ce siècle. De même que, dans la première anti-
quité de la tragédie grecque, les chœurs étaient tout et
les personnages du drame presque rien, et que, par la
suite, les chœurs diminuant d'importance, en arrivè-
rent graduellement à se subordonner absolument aux ré-
cilateurs isolés, puis aux acteurs, de môme le drame
persan s'est greffé d'une manière d'abord presque im-
perceptible sur les cantiques récités dans les dix pre-
miers jours du Moharrem, en l'honneur des martyrs de la
famille d'Aly, et il est arrivé de nos jours à ce point qu'il
en est déjà presque détaché. Dans peu d'années, il le sera
tout à fait. Des gens qui ne sont pas encore très-vieux
se rappellent parfaitement d'avoir vu le temps où les ta-
zièhs — c'est le nom donné à ces représentations — se
bornaient à l'apparition de l'un ou de l'autre de ces per-
sonnages sacrés qui venaient pleurer leurs malheurs et
leurs souffrances; peu à peu le nombre des acteurs s'est
augmenté; mais il s'en faut encore de beaucoup que
l'idée soit arrivée à sa forme définitive. Il me semble
que nous sommes très-heureux de la trouver dans cette
période, et de pouvoir observer sur le vif bien des points
dont l'étude a pour nous un intérêt tout autrement vaste
qu'il ne semblerait d'abord. C'est l'esprit de l'antiquité,
c'est l'éternel esprit de l'humanité, c'est le travail de dé-
LE THÉÂTRE EN PERSE. 3Ç3
veloppement d'une des plus grandes formes de la pensée
humaine que la Perse nous offre aujourd'hui l'opportunité
d'examiner au plus fort de son opération.
Je dirai d'abord en peu de mots quelle est l'étoffe tra-
vaillée. Quant aux lecteurs insuffisamment renseignés et
qui seraient plus particulièrement curieux de connaître
dans le détail un des événements les plus pathétiques
que l'histoire puisse offrir, il faut les renvoyer au beau
récit de Gibbon.
Aly, cousin et gendre du Prophète, fut unedes natures les
plus nobles, les plus chevaleresques, les plus dévouées,
les plus pures et les plus malhabiles qui furent jamais. Ses
partisans (ce n'était qu'un petit groupe) poussèrent l'ad-
miration jusqu'à le considérer de son vivant comme un
•Dieu, et lui, en musulman fidèle, lutta avec générosité
contre ces aveuglements. Mais ses ennemis, plus sages,
furent aussi plus nombreux et d'un rare acharnement. Ils
réussirent longtemps à l'exclure du rang suprême, que
tout lui donnait le droit d'occuper. Enfin, après Abou-
bekr, Omar et Osman,. il y parvint; mais, impuissant à
maîtriser les éléments, trop forts pour sa main, qui s'a-
gitaient sous la couverture de l'Islam, il périt assassiné
dans la mosquée de Koufa. Yézyd s'empara du pouvoir.
L'un des deux fils que laissait Aly, Housseïn, avait épousé
la dernière fille du roi Sassanide Yezdedjerd, et vivait à
Médine avec son frère Hassan, sa sœur Zeynèb, les en-
fants de ce frère et de cette sœur, tout ce qui restait en
somme du sang du Prophète.
A la mort d' Aly, Housseïn, qui avait hérité de l'irréso-
lution de son père et de son désintéressement pieux, ne
laissa pas, cependant, que d'être sensible aux encourage-
ments de ses amis. On lui représenta comme un devoir
364 LE THÉÂTRE EN PERSE.
de prétendre au khalifat; on le circonvint de respects, d'é-
loges, de reproches, et il se laissa persuader d'entrer
dans une sorte de conspiration qui n'attendait pour écla-
ter qu'un moment favorable.
On crut lavoir trouvé bientôt. Les habitants de Koufa,
honteux et repentants du crime sacrilège qui s'était con-
sommé dans leur mosquée sur la personne vénérée d'Aly,
firent dire à son ûls que, s'il voulait se rendre parmi eux,
ils le proclameraient khalife et le soutiendraient jusqu'à la
mort contre les troupes syriennes de Yézyd. Housseïn était
à Médine. 11 eut le tort de croire trop légèrement à ces pro-
testations , et malgré son goût pour le repos, il prit congé
de son frère Hassan et s'achemina avec toute sa famille,
que le langage religieux appelle les Gens de la Tente, vers
Koufa. Yézyd prit des mesures rapides, lança une nom-
breuse cavalerie à la poursuite de son rival, s'assura,
sans perdre de temps, de la ville de Koufa, qui, dans
l'angoisse de la peur, rompit la foi jurée, et les Gens de
la Tente, au nombre d'environ quatre-vingts, se virent
soudainement entourés par des forces irrésistibles, à une
petite distance du Tigre, au sein du désert, au milieu des
sables. Ils eurent à peine le temps de s'entourer d'une
sorte de fossé qui ne pouvait guère arrêter leurs ennemis.
Ce désert, c'était la plaine de Kerbela, demeurée si fa-
meuse dans les souvenirs des Shyytes et que leurs pèle-
rins vont encore arroser de leurs larmes.
Si Housseïn, comme son père, était peu réfléchi et in-
décis, comme son père aussi il était intrépide dans l'ac-
tion, il avait cette fierté qui mène les grandes âmes à la
mort. De leur côté, les agresseurs, les généraux de Yézyd,
étaient embarrassés sur ce qu'ils devaient faire. Il ne leur
semblait pas chose toute simple d'égorger la famille du
LE THEATRE EN PERSE. 365
Prophète ; ils craignaient leurs soldats , ils craignaient
l'avenir. .Le crime était un peu' trop odieux. Hésitant, ils
se bornèrent donc pendant quelques jours à cerner les
proscrits, et ils essayèrent de parlementer avec eux. Mais
Housseïn, fier de son rang et de sa naissance, fort de
son droit, demeura inflexible dans ses prétentions. D'au-
tre part, les ordres du khalife étaient pressants et san-
guinaires. Pour tout accorder, les chefs resserrèrent de
plus en plus l'investissement des tentes, et refusèrent d'en
laisser sortir personne. Ils témoignaient un respect demi-
senti, demi-hypocrite aux Imams et retardaient la cata-
strophe.
Dans ces malheureuses tentes , il y avait plus de
femmes et d'enfants que d'hommes. L'eau vint bientôt à
manquer : la chaleur était dévorante, le desespoir à son
comble. L'Imam Abbas, beau jeune homme, frère du père
de Housseïn, vit les petites filles venir à lui et jeter à ses
pieds une outre vide; elles pleuraient de souffrance. Il
se leva, monta à cheval et voulut avec l'outre aller au
fleuve. On le repoussa; il'tenta, le sabre à la main, de se
frayer un passage ; un Arabe lui abattit la main droite. Il
prit l'outre dans ses dents, son sabre de la main gauche,
et se rejeta dans la mêlée : on lui abattit l'autre main.
Il tomba et fut massacré. Ce fut le commencement. Aly-
Ekbèr, un enfant, s'échappa des bras de sa mère et cou-
rut vers le fleuve. Haché de coups de sabres, percé de
flèches, il expirait quand l'Imam Housseïn sortit impé-
tueusement du camp; la foule eut peur à son aspect; il
saisit son neveu et le rapporta pour le voir expirer au
milieu des siens. Tous, l'un après l'autre, périrent ainsi,
avec les circonstances les plus tragiques et les plus émou-
vantes : Housseïn et les femmes furent arrêtés, on les
366 LE THEATRE EN PERSE.
insulta, on les battit, on les mena à Yézyd. qui fit égorger
l'Imam et réduisit les femmes en esclavage. Ainsi finit
la famille du Prophète, sauf un seul enfant, l'Imam Zéyd-
Alabeddin, martyrisé plus tard.
C'est là tout le domaine historique du théâtre persan.
Mais la nation n'y voit pas seulement une des destinées les '
plus dramatiques qui furent jamais, un digne pendant de
l'histoire sanglante des Atrides; elle a en outre agi sur
ce fond de manière à y résumer ce qui lui tient le plus au
cœur et, pour ainsi dire, à s'y portraire elle-même. Hous-
seïn n'est pas seulement le fils d'Aly, il est l'époux d'une
princesse du sang des rois; lui, son père, tous les Imams
pris ensemble, représentent la nation, la Perse envahie,
vexée, dépouillée, dépeuplée par les Arabes. Le droit que
l'on insulte dans sa personne, que l'on traite comme celui
de la Perse, est confondu avec celui-ci : c'est le même
droit. Les Arabes, les Turcs, les Afghans, ces ennemis
implacables et héréditaires, reconnaissant la légitimité de
Yézyd, on les hait doublement, et doublement on s'attache,
on s'identifie aux victimes de cet usurpateur. C'est donc
le patriotisme qui a pris la forme du drame pour s'expri-
mer, et le drame se trouve ainsi concentrer en lui la foi
religieuse, l'amour de la patrie, la haine de l'oppression,
la vindicte contre l'étranger, puis tous les sentiments de
la nature froissés et justifiant la plus prodigieuse émotion.
On comprend donc que, lorsque les populations persanes
assistent à un tazyèh, il n'est nullement question d'un
jeu, ni dune distraction de l'esprit. Dans leur pensée,
aucun acte ne saurait être plus religieux, plus grave, plus
important, plus méritoire. L'homme, à ce moment, se
trouve en face de ce qu'il ne saurait trop profondément
méditer et se rappeler. L'émotion dans laquelle il entre
LE THÉÂTRE EN PERSE. 367
est sacrée; s'il restait froid, ce ne serait pas un homme,
car il se montrerait insensible à la cruauté et à l'injus-
tice; ce ne serait pas un musulman, car il mépriserait la
famille du prophète ; ce ne serait pas un Persan, car il ne
sentirait pas ce qu'a souffert celui qui est la personnifica-
tion de son pays, ce qu'a souffert son pays lui-même.
Et cependant les chefs de la religion, les grands Moudj-
teheds, n'approuvent en aucune manière la nouveauté
dont je fais ici l'analyse. La raison en est transparente:
c'est que pour créer l'ensemble grandiose qui vient d'être
décrit, l'imagination populaire s'est beaucoup écartée de la
réalité historique. Il est clair que Housseïn, non plus que
son père, n'avait, en fait, rien à démêler avec la Perse, et
que la princesse fille de Yezdedjerd , devenue musul-
mane, était devenue Arabe. La haine pour la' nation à la-
quelle appartenait Mohammed a d'ailleurs une forte odeur
d'hétérodoxie, et c'est, en effet, à le bien prendre, une
protestation qui atteint l'islamisne lui-même. Enfin, il y
a, dans l'organisation matérielle des représentations, plus
d'une chose qui ne choque pas moins directement l'esprit
et la lettre du Koran.
Mais la passion publique passe hardiment par-dessus
ce blâme, et quoi qu'en puissent dire les moullas, non-
seulement on ne vit, dans les dix premiers jours du Mo-
harrem, que pour les tazyèhs, mais encore l'usage s'é-
blit de plus en plus d'en représenter dans le cours de
l'année comme œuvre pie. Si quelqu'un est malade, on
en fait jouer un ; si quelqu'un désire fortement une chose,
il fait un vœu qui aboutit encore à un tazyèh. Souvent
même, par simple effusion directe, un tazyèh, payé par
un particulier, rassemble toute la population d'un quar-
tier, d'un bourg ou d'un village. Les savants ont beau
368 LE THÉÂTRE EN PERSE.
protester et s'abstenir d'assister aux représentations, la
passion populaire suit imperturbablement son cours. Les
tazyèhs composent déjà une littérature considérable. 11
s'en faut de beaucoup que, sur le même sujet, on donne
toujours la même pièce. La façon de présenter le même
fait varie, d'une année à l'autre, du tout au tout. Il ar-
rive aussi que lorsqu'une pièce renferme deux, trois ou
plusieurs morceaux qui ont produit une impression plus
vive que le reste, on ne garde que ces morceaux, et on
les transporte indéfiniment au milieu d'un autre contexte.
De cette façon, il arrive que tel tazyèh en grande répu-
tation, loin d'être l'œuvre d'un seul auteur, est le résul-
tat d'un nombre considérable de remaniements qui, per-
dant peu à peu les parties les moins estimées, pour
n'avoir plus guère que celles qui le sont davantage, ar-
rivent ainsi à une sorte de perfection indiquée par l'as-
sentiment public.
On peut déjà apercevoir deux points par lesquels ce
développement continu arrivera à dépasser le cercle hié-
ratique où il a pris naissance et perdra, probablement, un
j our son élément principal de grandeur, en acquérant toute
la variété et la souplesse de formes d'un théâtre d'art.
D'une part, on commence à sortir de la légende de Ker-
bela et à composer des pièces sur les aventures et la vie
d'un assez grand nombre de saints. Jusqu'ici, il est vrai,
les compositions de ce genre excitent moins d'intérêt que
celles qui ont trait aux Alydes; mais voici qui est plus
sérieux, parce que le public j prend manifestement goût
et que cela répond à des préoccupations générales :
l'usage s'introduit de faire précéder les pièces propre-
ment dites de prologues qui tendent à les égaler en lon-
gueur et en importance. Ces prologues sont de la nature
LE THÉÂTRE EN PEUSE. 369
la plus diverse et embrassent l'universalité des sujets. En
voici deux qui m'ont paru fort goûtés.
L'émyr Teymour, que nous appelions Tamerlan, pa-
rait sur la scène et confie à son vizir son intention de
conquérir le mande. Le vizir admire une si grande pen-
sée, fait l'éloge de la magnanimité de son maître, et,
plein d'espérance dans le résultat, l'engage à se mettre*
à l'œuvre le plus tôt possible. L'émyr Teymour et le vizir
montent donc à cheval et se placent à la tête de l'armée.
Ici a lieu un déploiement de spectacle aussi pompeux que
le permettent les ressources de la localité où se donne le
tazyèh. Bientôt l'émyr Teymour, vainqueur des nations,
arrive en Syrie. Le gouverneur s'empresse de venir le
saluer et lui apporte les clefs de Damas. Mais ce gouver-
neur est un descendant de Shemr, l'assassin des Imams.
On en instruit l'émyr Teymour, qui, plein d'horreur pour
les crimes qu'on lui rappelle, apostrophe vivement le
gouverneur, lui reproche l'infamie de son ancêtre et le
profit qu'il en tire, puisqu'il ne doit son rang qu'au sang
innocent, cruellement répandu à Kerbela, et à l'oppres-
sion de la Perse. Après l'avoir traité comme il le mérite,
il se fait amener la fille issue du sang de Shemr, et la
voyant, ainsi que son père, vêtue d'habits superbes, il lui
détaille toutes les souffrances, toutes les humiliations,
toute la misère accumulées par Shemr et ses associés sur
les saintes femmes des Gens de la Tente, et il conclut en
ordonnant de dépouiller, de battre et de chasser la race
coupable, ce qui a lieu aussitôt. Mais tout ce que Ta-
merlan vient de dire a évoqué chez lui des souvenirs et
des images si tristes, qu'il ne peut trouver ni repos, ni
consolation : il pleure, il gémit, il interpelle son vizir sui
la mémoire des Imams, et celui-ci lui déclare que le seul
21.
370 LE THÉÂTRE EN PERSE.
moyen d'apaiser sa douleur, c'est d'assister à un tazyèh.
Le conquérant y consent aussitôt et le tazyèh commence.
Un autre prologue est fourni par l'histoire de Joseph et
de ses frères. La jalousie de ces derniers, la candeur du pa-
triarche, l'amour que Jacob porte à l' enfuit qui n'a plus
de mère, la scène du désert, où les frères envieux battent
et dépouillent leur frère et le foulent aux pieds , la pro-
tection que Ruben lui accorde, enfin, sa descente dans le
puits et la présentation de sa robe mensongère au vieux
Jacob, tout ce récit est rapporté d'une façon qui ne laisse
pas que d'être fort touchante. Le vieillard reste seul à
pleurer et à se plaindre. Alors, l'ange Gabriel lui appa-
raît de la part de Dieu, et lui reprochant son peu de cou-
rage, il lui remontre que d'autres pères et d'autres en-
fants auront des malheurs plus affreux encore, et que, tout
saint qu'il soit,*il ne doit pas s'étonner de souffrir ce que
Aly, Housseïn et sa fille souffriront, et au centuple. Jacob
montre quelque incrédulité, il doute qu'un cœur puisse
être plus martyrisé que le sien. Alors Gabriel, pour le
convaincre, lui dit que, devançant le cours du temps, les
anges vont jouer pour lui un tazyèh, ce qui a lieu en
effet.
On voit combien est faible le lien qui unit ces prologues
à la pièce véritable. Cependant, je le répète, ils excitent
un très-vif intérêt, et il n'est pas mal aisé de démêler
que cet intérêt s'attache surtout à ceci, <iue leur véri-
table sujet est tout à fait étranger à la légende d'Aly,
L'esprit persan cherche ici la nouveauté et l'universalité
des tableaux et des sensations. 11 parait donc vraisem-
blable que ces prologues se sépareront un jour du tazyèh
et constitueront une branche particulière de représenta-
tions ôcéniques qui, empruntant de toute main, finis-
LE THÉÂTRE EN PERSE. 371
ront par toucher aussi à tout et embrasseront dans leur
domaine tous les pays, tous les temps et toutes les na<-
tures d'idées. La curiosité y gagnera, peut-être aussi l'art
proprement dit, mais assurément la grandeur, la pro-
fondeur et l'éJUotion y perdront beaucoup, même tout.
Heureusement cette décadence est peut-être loin encore,
et il est permis de croire, sans s'exagérer trop les choses,
que le tazyèh proprement dit n'a pas, de son côté, atteint
son apogée.
Tel qu'il est aujourd'hui, il ne porte jamais aucun
nom d'auteur, et, comme on l'a vu plus hautj rien de
plus naturel, puisqu'il est le produit d'un travail collectif.
Personne ne s'en inquiète. Les auteurs sont ou bien
quelque petit moulla qui n'a pas la tentation de se van-
tef d'une œuvre dont le genre est peu estimé, ou plutôt
l'un de ces Séyds Rouzéh-khâns dont j'aurai à parler
'tout à l'heure. Le plus souvent aussi les acteurs arran-
gent arbitrairement la pièce qu'ils vont jouer. S'ils ont
peu de temps pour la représentation, que leurs moments
soient comptés , qu'il faille se hâter , ils sacrifient sans
scrupule des rôles entiers, ou des scènes, ou des tirades.
Quand il leur manque du personnel, ils en font de même.
Ont-ils, au contraire, leurs coudées franches, et les cir-
constances les portent-elles à- allonger la récitation, ils
font entrer* dans un tazyèh certaines parties d'un autre
et les y accommodent de leur mieux. C'est ainsi que,
dans les opéras italiens, on intercale à l'occasion tel
morceau d'une pièce et d'un maitre différents. Il est cer-
tains tazyèhs que les acteurs affectionnent et cherchent
à faire affectionner au public; par exemple, celui qui
est intitulé : « les Noces de Kassem. » C'est, en effet, un
des plus dramatiques et des plus émouvants. Il con-
372 LE THÉÂTRE EN PERSE.
tient des parties d'une beauté réelle, et je ne serais pas
étonné qu'il restât un jour comme un des monuments
du genre. Les acteurs prennent soin de l'embellir con-
stamment, pour le faire redemander par le public, et ce
soin est dû à cette circonstance que les présents de
noces qui figurent dans la pièce sont donnés par des per-
sonnes pieuses et leur restent. Il y a en littérature cer-
taines sources du beau dont la critique ne s'aperçoit pas
toujours.
Les acteurs sont constitués en troupes, sous la con-
duite d'un directeur. En général, ils sont Ispahanys, car
le peuple d'Ispahan est naturellement beau diseur, et son
dialecte, qui a passé longtemps pour un des plus agréa-
bles de la Perse, se prête bien à l'emphase de la déclama-
tion et du chant. Le directeur exerce une autorité assez
grande. Il ne quitte pas un instant la scène; il veille à
tout, surveille tout, prend part à tout, soutient ses élèves.*
Hors du théâtre, il leur apprend à chanter, à déclamer, à
se tenir en scène, à réciter leurs rôles. On ne regarde
pas comme essentiel que les acteurs n'aient pas leur rôle
à la main; cependant, c'est un mérite apprécié que
âe savoir réciter de mémoire; un assez petit nombre
le peuvent faire et sont estimés au-dessus des autres.
Les troupes se composent d'hommes et d'enfants. Les
premiers font les rôles de personnages adultes et de
vieilles femmes, de prophètes et d'anges : dans ces
trois derniers ras , l'usage , les convenances , la loi
religieuse facilitent l'illusion et ne leur imposent pas le
sacrifice de leurs barbes, puisqu'il faut qu'ils soient voi-
dés. Les enfants ont en partage les rôles si importants
l'Aly-Ekbèr, de Kassem, de Zeyd-Alabeddin, et aussi ceux
de Sekynèh et de Zobeydèh. Une des grandes sources de
LE THÉÂTRE EN PERSE. 373
l'émotion dramatique dans les tazyèhs, c'est que ce sont
surtout des enfants qui sont victimes. Aussi les composi-
teurs leur ont-ils généralement confié les rôles les plus
1 ongs . Un bon chanteur gagne plus que tous les autres mem-
bres de la troupe, car les profits sont partagés au prorata
du talent. Il y a tel garçon de quatorze à quinze ans dont la
voix est particulièrement chère au public et qui jouit d'une
réputation considérable, dont les gains s'élèvent pendant
les dix jours du moharrem à 250 ou 300 tomans, c'est-à-
dire de 2,900 à 3,480 francs, ce qui est considéré comme
un très -beau résultat. Quand un jeune acteur est dans
cette brillante position, on s'en aperçoit assez hors de la
scène. Il se tient fièrement comme un homme, il s'habille
d'une manière confortable et grave , son djubbèh est de
drap d'Europe, son koulah de peau d'agneau fine. Il a un
domestique qui lui amène son âne , et il tient à ce que
cette monture soit convenablement harnachée, avec grand
renfort de pompons de laine ou de soie aux couleurs va-
riées, rélevés par des plaques de cuivre brillantes comme
de l'or fin. -Le jeune artiste s'avance dans les rues d'un
pas aussi majestueux que sa petite taille et sa figure
enfantine peuvent le lui permettre, et traverse noblement
la foule des enfants de son âge, pétrifiés d'admiration à
son aspect. Avec son directeur et ses camarades, il a des
caprices j il pleure, refuse de jouer, veut être toujours
adulé, bat les plus petits, auxquels on donne toujours
tort. Si un accident lui fait perdre sa voix, il expie de
reste toutes ses prépotences. En attendant, c'est, comme
le dit l'argot de nos journaux, une étoile, et on lui rend
hommage.
Le beau bénéfice qu'un acteur en vogue et sa troupe
peuvent faire dans les dix premiers jours du moharrem
374 LE THÉÂTRE EN PERSE. '
n'est pas du reste obtenu sans labeur. Les représentations
dans les différents tekyèhs ou théâtres d'une grande
ville commencent vers cinq heures du matin. Il est rare
qu'une même troupe n'ait pas au moins sept ou huit re-
présentations à donner par jour. A la fin de la décade sa-
crée, les acteurs sont littéralement à bout de forces.
La nuit même , ils ne la passent guère à dormir : ou
ils courent la ville pour faire comme tout le monde, et
s'égosillent encore avec les dévots, ou bien ils s'enivrent,
et souvent réunissent les deux genres de fatigues. Aussi
le moharrem, plus encore que le ramazan, est-il une épo-
que où les rues des villes persanes regorgent de physio-
nomies dévastées. Hors de ce mois, les acteurs ne peuvent
plus compter que sur des gains accidentels; cependant,
ceux ci; encore assez fréquents bien qu'irréguliers, suffi-
sent à les entietenirdans une position considérée comme
très-enviable.
Les acteurs vivent dans des relations constantes et
étroites avec les Séyds Rouzèh-khâns, dont il a été ques-
tion tout à l'heure. Ces Séyds sont des descendants du
Prophète dont la généalogie demande à ne pas être regar-
dée de bien près. Us n'occupent pas une place éminente
dans la cléricature; c'est plutôt une sorte d'église libre ou
interlope. Les grands moullasles dédaignent; les savants
les traitent légèrement; mais le peuple en fait cas; ils
vivent avec lui, et il leur témoigne de la déférence. Ils ,
vont toujours par groupes de plusieurs. Leur tâche est de
faire des sermons dans les tekyèhs, où ils exaltent fes mé-
rites et les souffrances des martyrs. Ce que les acteurs
jouent, ils le récitent avec des inflexions de voix, une
pantomime, des pleurs qui soulèvent l'émotion de l'au-
ditoire. Ce sont eux, en réalité, qui ont donné naissance
LE THÉÂTRE EN PERSE. 375
aux tazyèhs, qui en ont fourni l'idée première. Comme
on le voit, ils sont restés attachés à l'enfance de leur
œuvre. Ils prêchent constamment au peuple les mérites
de l'assistance aux tragédies sacrées; ils en détaillent avec
complaisance les innombrables effets pour le bonheur
dans ce monde et dans l'autre. Pendant les nuits du
moharrem, ils se succèdent dans les chaires des tekyèhs,
parlant de leur illustre aïeul, l,e Prophète, ou en son nom,
tantôt chantant, tantôt déclamant. Aux autres époques de
l'année, les personnes pieuses font venir chez elles des
Séyds Rouzèh-khàns pour dire la prière d'une manière
plus solennelle, et invitent alors parents et amis. On
peut avoir ces Séyds sans les acteurs, sans le tazyèh,
mais on ne saurait pas avoir celui-ci sans eux.
Leurs fonctions exigent une belle voix et autant que
possible de la dignité dans la tenue, de la prestance, un
costume digne, et surtout de l'éloquence. Quand ils réu-
nissent toutes ces qualités à un degré un peu apparent,
ils exercent une action certaine sur le peuple; ils l'émeu-
vent, savent le manier, et pourraient dans certains cas
être utiles ou dangereux. Je ne saurais perdre le souve-
nir de certaines prières auxquelles j'ai assisté le soir sur
la place d'un village. Des mashhals enflammés — espèce
de torches formées de résine qui brûle dans des réci-
pients de fer — jetaient leur éclat sombre sur une foule
de paysans et de derviches accroupis, tandis qu'un Séyd
aux grandes manières appelait sur le roi, les grands, le
peuple et moi-même la protection de Dieu, du Prophète
et des Imams. Ses paroles étaient si solennelles, ses
gestes si majestueux, sa voix si convaincue, l'auditoire
si pénétré, que je ne me serais pas pardonné de ne pas-
l'être moi-même.
37« LE THEATRE EN PERSE.
Avec les Séyds figurent encore, dans les tazyèhs, les
confréries. Ce sont des hommes et des enfants qui, pré-
cédés d'un grand drapeau ou tout noir ou formé de
châles et entouré de crêpes, avec des mashhals, quand il
est nuit, entrent processionnellement dans les tekyèhs et
en font le tour en chantant des cantiques. 11 faut voir
ces bandes, la nuit, traversant les rues à pas pressés et
se rendant d'un tekyèh à un autre. Quelques enfants les
précèdent en courant et en poussant d'une voix aiguë les
cris : Ay Housseïn! Ay Abbas! Ils se placent devant les
chaires où sont les Rouzèhs-khâns et chantent en s'ac-
compagnant d'une manière sans doute sauvage et bizarre,
niais pleine d'effet : elle consiste à se frapper la poitrine
d'une façon toute particulière et qu'il faut expliquer.
Pendant les dix jours du moharrem, la nation entière est
en deuil. Le roi, les ministres, les employés sont vêtus
de noir ou de gris. Presque tout le monde en fait de
même. Mais le peuple ne se contente pas de. cette dou-
leur régulière. 11 faut encore que la chemise, qui, chez les
Persans, ne s'attache pas au milieu de la poitrine à la
mode européenne et arabe, mais sur le côté droit, soit
ouverte, et tombe de façon à laisser la peau à découvert.
C'est une grande marque de chagrin, et l'on voit les
muletiers, les soldats, les ferrashs. poignard au côté,
bonnet sur l'oreille, circuler ainsi le chemise tombante et
la poitrine nue. De leur main droite ils font une sorte de
coquille et se frappent violemment et en mesure au-des-
sous de l'épaule gauche. 11 en résulte un bruit sourd qui,
lorsqu'il est produit par beaucoup de mains, s'entend à
une très-grande distance et produit un grand effet. Voilà
comment les confréries accompagnent leurs chants, in-
termèdes obligés des tazyèhs. Tantôt les coups sont pe-
LE THÉÂTRE EN PERSE. 377
sants et espacés et semblent alourdir le rhythme ; tantôt
ils sont pressés et rapides et excitent les assistants.
Aussi les confréries ayant une fois commencé, il est rare
que la presque totalité de l'auditoire, les femmes surtout,
ne les imitent pas. Sur le signe du chef de la confrérie,
tous les membres chantent et se frappent, et se mettent
à sauter sur place en répétant : Hassan! Housseïn!
Hassan 1 Housseïn! pendant plus ou moins longtemps et
d'une voix brève et saccadée.
Outre cette classe de confréries, il en est une autre,
celle des berbérys. Une tradition rapporte qu'un homme
de cette race se moqua un jour des Imams. C'est en
expiation de ce crime que ses descendants figurent dans
les tekyèhs. Ils ont avec eux une musique composée
de tambourins de diverses grandeurs. Le haut de leur
corps est absolument nu , la tête sans coiffure , les
pieds sans souliers. Ce sont des hommes, quelquefois
des vieillards et des enfants de douze à seize ans. Leur
teint est extrêmement basané. Ils ressemblent aux Bé-
loutjes et aux sujets des Afghans. Ils tiennent à la main
des chaînes de fer et des aiguilles pointues. Quelques-uns
d'entre eux ont des disques de bois, dont ils tiennent
un de chaque main. Ils entrent processionnellement dans
le tekyèh et entonnent, d'abord d'une voix assez lente,
une litanie qui ne consiste que dans ces deux noms :
Hassan! Housseïn! Hassan! Housseïn! Les tambourins
les accompagnent de coups de plus en plus rapides.
Ceux d'entre eux qui tiennent les disques les entre-
choquent en mesure, et tous se mettent à danser. L'as-
sistance accompagne en se frappant la poitrine de la
manière qui a été décrite plus haut. Au bout de peu de
temps, les berbérys commencent à se flageller de leurs
LE THÉÂTRE EN PERSE. 379
attitudes qui se trouvent fréquemment sur les vases grecs
Du reste, il ne faut pas s'y tromper, tous ces chœurs que
je viens de décrire : confréries dansant sur place, berbérys,
corps de ballet, tout cela est l'héritage de la plus haute
antiquité. Rien n'y est changé, ni la musique des tam-
bourins, ni les battements de poitrine, ni les cantiques,
ni les litanies. Les noms des divinités sont autres, voilà
tout, et la Perse moderne entoure ses tazyèhs des mêmes
cérémonies, des mêmes expiations, de la même pompe
qui se voyaient jadis aux fêtes d'Adonis. Ce n'est pas un
médiocre sujet de réflexion que de voir partout et tou-
jours cette Asie si tenace dans ses résolutions, dans ses
admirations, braver et traverser deux cultes aussi puis-
sants que le Christianisme et l'Islam, pour conserver ou
reprendre ses plus anciennes habitudes.
On comprend quelles émotions viennent ainsi se join-
dre à la puissance déjà si grande des représentations scé-
niques, les complétant et les passionnant encore davantage*
On va voir tout à l'heure que toute la pompe extérieure
possible, tout le faste théâtral imaginable, ajoutent en-
core la curiosité et le plaisir des yeux à ces causes déjà
si puissantes d'émotion qui viennent d'être énumérées.
Monté sur un tel pied, pourvu de tant de moyens d'action,
le théâtre en Perse est traité comme une affaire natio-
nale, une chose qui doit intéresser tout le monde, les
grands comme les petits, et l'on peut dire avec vérité
qu'il se proportionne autant que possible à la grandeur de
sa tâche, laquelle consiste à rendre sensibles, à corpori-
fier, s'il m'est permis d'user de ce mot, et à magnifier la
religion, la patrie, et les malheurs de l'une et de l'autre
étroitement associés et présentés comme inséparables.
CHAPITRE XIV
LES TEKTÈHS OU THÉÂTRES
Le gouvernement, comme tel, n'intervient en aucune
manière dans les représentations dramatiques; mais le
roi et les grands se font un devoir d'avoir des tekyèhs
où ils font représenter les saints mystères. C'est comme
particuliers qu'ils agissent; pas un sou de l'argent de
l'État n'est employé à cette destination. Et non-seule-
ment le roi et les grands fonctionnaires ont des tekyèhs,
mais il en est de même de tout personnage riche, qu'il
soit employé ou marchand. C'est en soi-même une action
si sacrée et si méritoire que chacun, par ce motif et
sans doute aussi un peu par gloire mondaine, cherche
à s'en procurer les avantages pour ce monde et pour
l'autre. Du reste, tous les moyens existent pour que non-
seulement les riches, mais encore les plus pauvres des
sujets, soient en état de participer aux mérites de la
bonne œuvre. t
Ainsi il y a les tekyèhs du roi et des grands, mais \\ y
a aussi ceux des villes. A Téhéran chaque quartier en
compte plusieurs et on a soin de disposer toute place,
grande ou petite, tous les carrefours, de manière à pou-
voir servir aux représentations théâtrales. Ce n'est pas
)*2 LES TfXITSS <MT T1EATMS-
as**-z. Les quartiers se cotisent pour acheter un terrain,
ils \ fcot construire, à leurs frais, on lekyèh plus ou
moins \ aste et bien approprié. U se trouve toujours quel-
que àme pieuse qui. par testament, lègue quelque chose
au tekjêh et lui constitue une rente. Le beau tekyèh de
Wély-Khan. argentier du roi. un des plus vastes de la
ville, a été doté par son fondateur de trente boutiques
dans un des bazars les plus fréquentés, et le revenu des lo-
cations est employé à son entretien et aux frais des repré-
sentations. Quelquefois on donne ou on lègue des étoffes,
des châles, des ustensiles de toute espèce aux tekyèhs.
On leur constitue ainsi une sorte de trésor qui, placé
sous la sauvegarde de la religion, est aussi sacré que les
bien» des mosquées et des collèges. Détourner d'une fa-
çon quelconque le plus petit objet appartenant à un
tekyèh est un sacrilège honni. En outre, au moment
du moharrem, chaque propriétaire de tekyèh, fût-ce le
roi lui-môme, chaque partie de quartier représentée par
un rishséfyd ou doyen, fait un appel aux serviteurs, aux
ami*, aux voisins, pour qu'ils aient à prêter tout ce qu'ils
poKHèdent de beau, de rare ou de curieux, afin d'augmen-
ter l'éclat des représentations. Chacun aussi contribue
de son argent; on accepte tout, si peu que ce soit, afin
que les pauvres aient le même mérite que les riches, et
il fuut être bien pauvre pour ne rien donner. La diver-
gence d'opinions religieuses n'a rien absolument à voir
Ici. J'ai vu des nossayrys qui ne croient pas même au
Dieu personnel, à plus forte raison à son prophète et à la
famille du prophète, aussi passionnés pour les tazyèhs
quu n'importe quel dévot musulman. Si Ton n'aime pas
clan* le» Imams le personnage sacré, on adore ea eux la
Perw, on déplore en eux les anciens malheurs du pays.
LES TEKYÊHS OU THÉÂTRES. 383
On ne s'est jamais fait scrupule de me demander des
chevaux, des tapis, des châles, des habits, des flambeaux,
des lampes. Il ne venait à personne l'idée que je pusse
avoir un motif de refuser, puisé dans la différence de
religion. Pour les grands tekyèhs, comme celui du roi
ou celui de l'argentier Wély-Rhan dont je parlais tout à
l'heure, des personnages importants se chargent de déco-
rer à eux seuls une loge. Il en résulte de grandes riva-
lités à qui fera. la plus belle, et comme le génie courtisan
met tout à profit, on cite un grand marchand, Hadjy Aly,
homme puissamment riche, qui, tous les ans, orne à ses
frais une loge au tekyèh royal pour une somme de plu-
sieurs milliers de tomans, et après les fêtes, au lieu de
reprendre ses richesses, les offre respectueusement à
Sa Majesté.
Les petits tekyèhs ne contiennent guère que de deux à
trois cents spectateurs. Mais il en est d'autres, comme
celui du Sipèhsalar et de Wély-Rhan, et celui du quar-
tier de Sertjeshmèh, qui ont des places disponibles pour
deux ou trois mille personnes au moins. Tous sont ab-
solument publics; y entre qui veut : le mendiant le plus
déguenillé, comme le plus grand seigneur, s'y présente
librement et s'y asseoit sans qu'on le reprenne. Le mé-
rite des organisateurs du tekyèh est d'autant plus grand
aux yeux de Dieu, qu'ils se sont plus préoccupés de pro-
curer à l'homme du plus bas étage, à la mendiante la plus
sordide, au petit enfant vagabond, la plus grande somme
de jouissances possibles. Sans doute les personnages
riches et puissants occupent les premières places, non
pas celles d'où l'on voit le mieux, parce qu'on voit égale-
ment bien de partout, mais celles qui sont les plus or-
nées. Cependant quand ces places distinguées sont vides,
384 LES TEKYÊHS OU THÉÂTRES.
on ne met pas le moindre obstacle à ce que la canaille
s'y établisse, et on la voit, sans scandale, installer ses
haillons sur les tapis de Faroun, sur la soie et le velours.
11 faut, d'après l'idée même de l'institution, qu'il en soit
ainsi . On en est quitte après pour brosser et épousseter ; ce
qui est perdu pour la bourse est gagné pour la conscience.
Avant que la représentation commence, il se passe
quelquefois deux heures en préparatifs. Ces heures sont
employées par les processions qui se succèdent, les
danses, les prières, les cantiques, e£ de longues inter-
ruptions pendant lesquelles on fait circuler dans la foule
des rafraîchissements. Les domestiques principaux des
grandes maisons, qui sont en Perse les plus fiers des
hommes, se prêtent avec empressement à servir les der-
nières gens du peuple. Ils circulent entre les rangs por-
tant du café; des jeunes gens de famille, souvent des
hommes faits, vêtus avec élégance ou richesse, mais en
grand deuil, portent de leur côté des sorbets à la glace et
en donnent à qui en demande. Des vieillards sévères, de
riches marchands, des mirzas importants, se promènent
parmi les coureurs du bazar, tenant à la main des fioles
pleines d'eau de rose, et ils en versent sur des mains,
sur des barbes, sur des têtes qui auraient encore plus
besoin de faire connaissance avec l'eau. Des kalians d'or
et d'argent passent d'un soldat à un portefaix, et ce qui
est plus étonnant peut-être, c'est l'ordre parfait, la tran-
quillité polie qui régnent au milieu de ce peuple. Non pas
qu'il n'y ait de temps en temps quelques querelles, mais
elles sont immédiatement étouffées par la désapprobation
évidente de la galerie. Quand, par hasard, on juge que les
choses vont un peu trop loin, on fait sortir le perturba-
teur et 1 ordre se rétablit aussitôt. La police n'a rien à
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES. 385
faire ici. C'est le propriétaire ou le doyen du lieu qui
la remplace et qui, assumant aux yeux de l'autorité ad-
ministrative la responsabilité de ce qui se passe chez lui,
juge lui-même et sans appel. Je n'ai jamais vu ce qui
s'appelle un tumulte. Laissons maintenant les jolis jeunes
gens, les pages du roi, les majors de l'armée, le dos
chargé d'un ravyah de cuir, distribuer eux-mêmes de
l'eau à la ronde, en souvenir de la soif dont les martyrs
de Rerbela ont tant souffert; laissons les Rhans se pro- •
mener nu-pieds en mémoire de ce que les imams ont
manqué de tout, et tâchons de donner une idée aussi
vive que possible de ce qu'est la salle de spectacle dans
laquelle nous nous trouvons. Sans doute il en est de
mesquines et de pauvres ; je prendrai, pour la décrire,
une des plus belles.
C'est un parallélogramme pouvant contenir, comme je
l'ai dit plus haut, de trois à quatre mille personnes. Ce
n'est pas encore là le dernier terme de la magnificence.
On célèbre à Ispahan des tazyèhs auxquels assistent de
vingt à trente mille spectateurs; mais la mesure à laquelle
je m'arrête ne laisse pas que de se prêter déjà à beaucoup
de pompe. Au centre de l'espace s'élève, aune hauteur de
quatre à cinq pieds, une plate- forme, appelée sakou,
construite en briques cuites, et accessible à ses deux
extrémités par deux rampes un peu raides, larges de cinq
pieds environ. Autour du sakou, des poteaux teints en
noir soutiennent de longues gaules horizontales, éga-
lement noires, qui portent des verres de couleur et des
lanternes destinées aux illuminations de la nuit. Car les
représentations ont lieu de jour, et l'on réserve pour la
soirée la plus grande partie des sermons, des chants et
des danses. Des mâts gigantesques, plantés au milieu
8Î
386 LES TERYÈHS OU THÉÂTRES.
du parallélogramme, et dont quelques-uns posent sur le sa-
kou, soutiennent une tente ou velarium dont tout l'édifice
est enveloppé, et qui défend rassemblée du soleil en été et,
en hiver, de la neige et de la pluie, car les mois lunaires
sont, comme on sait, ambulatoires et promènent leurs
fêtes sous toutes les saisons. Ces mâts sont, jusqu'à une
certaine hauteur, enveloppés de peaux de tigres et de pan-
thères, pour rappeler le caractère violent des scènes
qui vont se passer. Des boucliers d'acier ou de peau
d'hippopotame sont attachés aux mâts, et, derrière chacun
deux, se croisent un sabre nu et un drapeau. Voilà le
théâtre proprement dit, et de tous les côtés, de tous les
coins de l'immense espace, on le découvre entièrement. 11
n'y est guère question de décors dans le sens où nous l'en-
tendons. Le récit avertit les spectateurs qu'ils sont dans
un camp, dans un champ, dans une chambre, à Médine,
à Damas ou à Kerbela; c'est à eux à se servir de leur
imagination de façon à se contenter. 11 arrive môme que
sur le sakou plusieurs lieux fort distants se trouvent ré-
unis. Cela ne choque personne ; la convention théâtrale est
poussée à ses plus extrêmes limites. S'agit-il de représen-
ter le Tigre, on place au milieu du sakou un grand bassin
de cuivre, et qui que ce soit ne songe à réclamer contre
cette indication si sommaire. Le public montre absolu-
ment la même souplesse d'esprit et la même richesse
d'imagination que nos enfants, lorsque, jouant à la ma-
dame, ils font des maisons avec des chaises. Mais si les
décorations manquent, tous les autres accessoires, tout ce
tout ce qui a un rapport direct et immédiat avec l'action,
est rigoureusement donné. On s'en apercevra quand il
sera question des pièces.
En face du sakou, dans le sens de la longueur, est
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES. 387
une loge soutenue par un échafaudage appliqué contre le
mur et s' élevant à une quinzaine de pieds. On y parvient
par quatre ou cinq degrés très-exhaussés, afin de ne pas
trop empiéter sur la largeur. Le mur, l'échafaudage et les
degrés sont couverts de riches tapis, de tentures en soie,
d'étoffes de Benarès brodées d'or et d'argent, de châles de
Cachemire et de Rerman ; de tout côté pendent des lustres
en cristaux de couleur, venus de Bohême, et s'étalent
des vases de porcelaines de Chine et d'Europe, des gra-
vures et des lithographies, des glaces à profusion, parmi
lesquelles beaucoup ont été apportées autrefois de Venise.
Dans la loge et sur les différents degrés sont placés de
somptueux coussins et des fauteuils. Cette loge, ou, comme
on dit, ce lâgnumâ, est une annexe du sakou. Dans beau-
coup de pièces où certains personnages doivent être mis
plus particulièrement en évidence, on se sert de ce tâ-
gnumà. Alors les acteurs vont et viennent du sakou jus-
que là en se jettant en bas de la plate-forme malgré son
élévation. Les spectateurs s'empressent de les aider à y
remonter quand il y a lieu. Us sont en effet à portée,
car à l'exception du sakou et de la loge, plus un espace
de trois ou quatre pieds que l'on s'efforce de conserver
libre autour de la plate-forme, tout le reste appartient au
public. Il s'asseoit où il veut, où il peut.
Aux deux côtés de la loge réservée, sur toute l'étendue
de la paroi, et de même à l' opposite, ce ne sont que loges
plus ou moins richement meublées et ornées, suivant le
goût et les moyens des propriétaires ou les ressources du
tekyèh, mais partout les briques et la chaux disparaissent
sous de splendides étoffes, sous les châles les plus pré-
cieux. Des pyramides de porcelaines, depuis les plus
énormes potiches de Canton jusqu'aux petites tasses à café,
3K* LES TEIYEHS OU THÉÂTRES.
s'accumulent sur des tréteaux couverts de cachemires ; un
monde de lampes et de lanternes en cristal, de lustres
apportés à grands frais par le commerce, de tableaux
européens et de lithographies coloriées représentant les
sujets les plus divers, sétagent. se mêlent, se choquent,
pendent de tous les côtés. Les piliers en bois, recouverts
de châles rouges de Kerman,sont entourés de rubans d'or
et d'argent ouvragés. Le sol disparait sous les tapis du
Kurdistan et les feutres d Ispahan et de Yezd. A Tune des
extrémités du parallélogramme, plusieurs rangs superpo-
sés de balakhanèhs ou loges véritables, non plus tempo-
raires, mais faisant partie de la construction, étalent leurs
devantures en bois travaillé et comme ciselé, et tout cela
est rempli de monde; à l'autre extrémité s'ouvre ce que
nous appellerions, nous, un théâtre : c'est absolument la
disposition d'une scène européenne, sauf qu'il n'y a pas de
coulisses. Ici le peuple s'entasse assis sur les talons. Tout
cela est-il beau, classiquement beau, froidement et réguliè-
rement beau? Assurément non; mais plutôt que de cher-
cher ici le classique, mieux vaut s'en aller de suite. Ce n'est
pas beau, mais c'est magnifique, somptueux, imposant,
plein de contrastes, frappant par les oppositions, en har-
monie complète avec le public, avec l'ordre d'idées auquel
cela doit sa naissance, avec le but proposé. Il est impos-
sible de ne pas être saisi d'un tel aspect, très-remué, très-
ému, et de ne pas se dire instinctivement que tout ici est
pris au sérieux.
J'ai dit que les acteurs formaient une classe estimée.
Les moullas savants et rigides les condamnent sans doute
ot auraient peu de peine à démontrer à des auditeurs im-
partiaux que l'œuvre de ces acteurs constitue une vé-
ritablo et dangereuse hérésie. Mais le peuple n'écoute
LES TEKïEfiS «C TfiLlTïia. Wt
représentées par de jeunes enfant as✠à *i**K -iw!'»^
vert , drapées de voiles en mouattlû* de Ikcarè britte
de grandes et lourdes fleurs <f*r et < arzwat «r «tes
fonds rouges, bleus, verts. oran?** : ^ut resplendir.
scintille, papillote aui yeai. Mais ces femmes sont
odieuses à la foule, parce que, an moment ou le isnerai
de Yézyd , Ibn-Sayd . lui amène, enchaînées . les saintes .
captives de Kerbela, elles se lèvent et leur jettent de* ;
pierres. Voilà pour le costume. j
La tenue en scène n'est l objet d'aucun calcul ai d'au- {
cune règle. Comme l'acteur est vu de tous les côtés â la !
fois, il lui est inutile d'étudier une façon particulière- !
ment favorable de se poser devant le public. Il se pré-
sente comme il peut , simplement . avec la dignité ou la j
grâce, le geste commun ou la maladresse qu'il a plu au 1
ciel de lui départir. Mais comme l'acteur est, aussi bien \
que le public, pénétré de l'importance de l'acte qu'il !
accomplit, qu'il se respecte dans son personnage et qu il
joue de tout son cœur, il résulte aussi de cela des effets par-
ticuliers. Il est sous le charme ; il y est si fort et si abso-
lument que Ion voit presque toujours Yézyd lui-même,
et V indigne Ibn-Sayd, et l'infâme Shemr, au moment ou
ils profèrent les plus sanglantes injures contre les Imams
qu ils vont égorger ou contre leurs femmes qu'ils mal-
traitent, fondre en larmes et articuler leurs rôles au mi-
lieu des sanglots. Cela n'étonne ni ne choque le public.
(tui, au contraire, à cette vue, se frappe la poitrine . lève
les bras au ciel en invoquant Dieu et redouble ses gémis-
sements. Mais il arrive souvent aussi que, sons la con-
viction immédiate du caractère qu'ils ont revêtu, les ac-
teurs s'identifient à vue dœil avec leurs personnages et
quand la situation les emporte, on ne peut pas dire qu ib
390 LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES.
s'habillait la famille du Prophète, dans laquelle l'austé-
rité et la pauvreté étaient pourtant des vertus notoire-
ment affichées; mais, sur ce point, il s'agit ici de satis-
faire à l'idéal d'une nation qui n'a rien en elle de la so-
briété arabe.
Il est un tazyèh où l'on représente la cour de Yézyd.
Alors , et avec plus de vraisemblance , les organisateurs
de la représentation s'en donnent à cœur-joie pour éta-
ler toute la splendeur et la magnificence possible. Les
familles riches du quartier se mettent elles-mêmes à con-
tribution et prêtent ce qu'elles ont de plus beau. Le sakou
est tout entier recouvert de riches tapis ; une vaste table est
placée au milieu, comme c'est d'usage dans les grandes
réceptions des plus puissants seigneurs, et disparait sous .
les porcelaines, les plateaux d'argent, les vases émaill$s,
les cristaux remplis de bonbons et de confitures. Sur le
tàgnumà réservé au théâtre, assise sur les splendides
étoffes de la Syrie , de la Perse , du Turkestan , de l'Eu-
rope et de l'Inde, telles que nous les avons décrites tout
à l'heure, s'élève, comme une pyramide étincelante, la
cour entière de Yézyd. Le khalife est au sommet, assis
dans sa gloire, vêtu d'une robe d'or ; à ses côtés sont des
pages que l'on choisit parmi les plus jolis enfants de
quinze à dix-huit ans, et que l'on couvre de pier-
reries : leurs bonnets en sont brodés; leurs jolis visages
sont entourés de ces cordons de perles et d'émeraudes
ou de rubis qui forment une des parures les plus pi-
quantes des femmes persanes; leurs doigts sont chargés de
bagues. Au tekjèh du roi, toutes les richesses de la cou-
ronne sont employées de la même manière, et les servi-
teurs de Yézyd portent sur eux la valeur de plusieurs
xriiJJions de tomans. Puis on voit ses femmes, également
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES. 391
représentées par de jeunes enfants, assises à visage décou-
vert , drapées de voiles en mousseline de Benarès brodés
de grandes et lourdes fleurs d'or et d'argent sur des
fonds rouges, bleus, verts, orangés : tout resplendit,
scintille, papillote aux yeux. Mais ces femmes sont
odieuses à la foule , parce que , au moment où le général
de Yézyd , Ibn-Sayd , lui amène, enchaînées , les saintes
captives de Kerbela , elles se lèvent et leur jettent des
pierres. Voilà pour le costume.
La tenue en scène n'est l'objet d'aucun calcul ni d'au-
cune règle. Comme l'acteur est vu de tous les côtés à la
fois, il lui est inutile d'étudier une façon particulière-
ment favorable de se poser devant le public. Il se pré-
sente comme il peut , simplement , avec la dignité ou la
grâce, le geste commun ou la maladresse qu'il a plu au
ciel de lui départir. Mais comme l'acteur est, aussi bien
que le public, pénétré de l'importance de l'acte qu'il
accomplit, qu'il se respecte dans son personnage et qu'il
joue de tout son cœur, il résulte aussi de cela des effets par-
ticuliers. Il est sous le charme ; il y est si fort et si abso-
lument que l'on voit presque toujours Yézyd lui-même,
et l'indigne Ibn-Sayd, et l'infâme Shemr, au moment où
ils profèrent les plus sanglantes injures contre les Imams
qu'ils vont égorger ou contre leurs femmes qu'ils mal-
traitent, fondre en larmes et articuler leurs rôles au mi-
lieu des sanglots. Gela n'étonne ni ne choque le public,
qui, au contraire, à cette vue, se frappe la poitrine , lève
les bras au ciel en invoquant Dieu et redouble ses gémis-
sements. Mais il arrive souvent aussi que, sous la con-
viction immédiate du caractère qu'ils ont revêtu, les ac-
teurs s'identifient à vue d'œil avec leurs personnages , et
quand la situation les emporte, on ne peut pas dire op,'U&
VM LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES.
jouent, ils sont ce qu'ils figurent avec une telle vérité, un
emportement si complet, un çubli si entier d'eux-mêmes,
qu'ils arrivent à une réalité tantôt sublime, tantôt ef-
frayante, et développent dans l'âme des auditeurs, déjà
si impressionnée, ces passions qu'il m'a toujours paru
souverainement ridicule de chercher dans les pièces
en papier de nos auteurs tragiques : la terreur, l'ad-
miration et la pitié. Alors rien n'est guindé, rien n'est
faux, rien n'est conventionnel; c'est' la nature même,
c'est le fait qui parle. Je ne dirai pas que rien n'est
vulgaire; car, en aucune chose, je n'ai jamais aperçu
la vulgarité en Asie; mais je dirai que rien ne peut
retirer l'esprit de la hauteur où ces acteurs le transpor-
tent, rien, pas même le peu de soin qu'ils appor-
tent à supprimer des gestes ou des intonations de
voix dont ils usent dans les habitudes de la vie ordi-
naire. Je pense que les personnes qui se sont rendu
compte de ce qui distingue le sublime réel du su-
blime théâtral, et la majesté d'un Mérovingien de celle
de Louis XIV, comprendront aisément ce que je veux
dire.
Les personnages de la famille de Housseïn ne quittent
jamais la scène que pour aller combattre et mourir. Il y
a une raison à cela : c'est qu'ils sont enfermés par l'ar-
mée ennemie dans l'enceinte de quelques tentes, et que
le public doit toujours avoir sous les yeux un signe vi-
sible de cette terrible situation. Aussi, lorsqu'ils ne sont
pas mêlés à l'action, ils s'assoient à l'écart, et alors on
parle d'eux comme s'ils ne pouvaient pas entendre, sans
recourir aux à parte. Il y a toujours un fauteuil sur la
scène où s'assoient et l'Imam Housseïn, et le- héros par-
ticulier du tazyèh; personne autre n'y prend place. C'est
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES. 393
une façon de recommander un personnage au respect
particulier du public.
Un autre accessoire indispensable de tout tazyèh , c'est
un tas de paille hachée où les acteurs puisent à pleines
mains pour en porter, au besoin , une quantité suffisante
à l'endroit du sakou où ils vont réciter leur rôle. Cette
paille représente le sable du désert de Kerbela, et, à cha-
que instantr dans les moments plus particulièrement tra-
giques, les femmes, les jeunes gens et tes enfants de la
Tente se répandent cette paille ou plutôt ce sable sur la
tête, suivant l'usage antique encore en usage partout, en
même temps qu'ils se frappent violemment de la main
sur la cuisse droite. On sait donc, quand on voit r acteur
qui va parler préparer devant lui un tas de paille, qu'il
a un malheur nouveau à annoncer ou un discours déses-
péré à tenir. S'il oubliait, par hasard, de se fournir de
cet accessoire indispensable, le directeur de la troupe ne
1 oublierait pas. Pendant tout le cours de la représenta-
tion , ce directeur se tient sur le sakou , toujours présent
et toujours agissant. Le manuscrit de la pièce à la main,
il indique à chacun ce qu'il doit dire; il examine de
temps en temps les rôles des plus jeunes enfants pour se
bien assurer qu'ils ne vont pas commettre de fautes.
Quand un héros, au moment d'aller livrer un combat sans
espoir, doit, suivant l'usage oriental, s'envelopper dans
son linceuii, le directeur est à côté de lui, le linceuil à
la main , et le lui attache. Si le héros doit mettre le sabre
à la main , le directeur lui tire son sabre du fourreau,
tandis qu'il récite, et le lui remet. Il lui tient l'étrier pour
le faire monter à cheval. Il va prendre par la main les
plus jeunes acteurs et les place là où ils doivent être '
pour réciter; il se mêle de tout ouvettôvxvfttA,^ *X. 'A
304 LES TEKYÊHS OC THÉÂTRES.
a son rôle indispensable dans le développement du
drame.
J'imagine que, chez les Athéniens, le chorège primitif
remplissait à peu près tous ces emplois, sans choquer
davantage le goût . ni rien ôter à l'illusion. Le direc-
teur persan, d'ailleurs, comme le chorège grec, est un
personnage sacré par les fonctions qu'il remplit. On le
considère avec respect; il n'est pas un intrus; presque
toujours il est, non-seulement l'organisateur matériel de
la fête, mais encore l'arrangeur et quelquefois Fauteur du
poPme. 11 lui arrive, au milieu de l'action, de parler au
public : il fait une sorte de commentaire rapide de
ce qui est offert à la vue et à la piété des fidèles, il solli-
cite la commisération et provoque les larmes, qui lui ré-
pondent toujours. Souvent aussi, à défaut du Séyd Rou-
zèh-khân, c'est lui qui dit les prières et qui raconte
quelque anecdote inconnue touchant le martyre des
Imams ou sur les prodiges qui ont eu lieu , qui ont lieu
tous les jours à Rerbela, sur le théâtre de ce martyre. Ainsi
le directeur n'est pas seulement un administrateur, c'est un •
poëte sacré; il en a l'autorité, il en obtient le respect. On
le qualifie, du reste, simplement d'Oustad, ou « Maître, »
absolument comme un artisan. Son titre n'est pas plus
relevé, et il n'en demande pas un autre, imitant en
cela, dans une société si vieille, si corrompue, si rompue
à toutes les prétentions, si fastueuse dans ses titres, la
simplicité des époques jeunes où un grand peintre , un
grand sculpteur ne sont que des maitres ymaigiers et des
maîtres tailleurs d'images. Quand la représentation pro-
duit un effet plus qu'ordinaire, il arrive souvent que le per-
sonnage le plus émincnt de l'assistance honore, séance
tenante et sans interrompre les acteurs , Toûstad ou di-
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES, 395
recteur de la troupe d'une récompense éclatante ; car on
n'applaudit pas, oi> ne témoigne jamais une admiration
venant de l'esprit : on pleure, on gémit , on se frappe la
tête , et j'ai vu porter, au milieu des larmes, un châle à
l'oustad, qui immédiatement l'a placé en écharpe sur son
cou.
Cependant, les acteurs ont aussi un genre de mérite qui
les recommande d'une manière toute particulière à l'en-
thousiasme direct du public : c'est la voix. Les drames,
en effet, qui font les frais des tazyèhs, sont écrits en dialecte
populaire. On n'y voit guère figurer de ces mots arabes si
recherchés pourlesautres compositions, mais que l'homme
du bazar, le soldat, les femmes ne comprendraient pas, et,
au contraire, on y peut relever en foule les façons de par-
ler les plus familières, les abréviations de mots les plus
courantes, tout ce qui constitue, en un mot, la façon de
parler commune et journalière. C'est ainsi que le théâtre
grec a usé librement de ces atticismes, qui, préférés par
les auteurs parce qu'ils appartenaient à la langue vi-
vante, saisissable pour la foule, sont devenus depuis
si doctes et de physionomie si abstruse, sous la plume
des commentateurs.
Ce langage est employé ici à construire des vers lyri-
ques, courts et souples, chantés sur une sorte de mélopée
assez savamment travaillée. Les cadences et les ports de
voix y abondent. Ce qu'on a recherché, dans ce chant sans
accompagnement, c'est l'imitation du rossignolde laPerse,
dont les modulations sont plus simples que celles du nôtre,
et d'un caractère très-mélancolique, et on les a mariées
aux tons divers de la voix humaine qui se plaint et qui
gémit. L'effet de ces chants est extrêmement pénétrant, et
cause une impression si vive de tristesse, même lorsqu'on
3!H> LES TERYÈHS OU THÉÂTRES.
n'entend pas les paroles, que l'on est ému malgré soi. Il
y a aussi des duos, et quelquefois des chœurs, mais, sui-
vant l'usage oriental, toujours à l'unisson. En général, les
rôles les plus brodés de cadences sont ceux des person-
nages principaux , et pour cette raison, comme pour bien
d'autres, ils sont tenus par les meilleurs chanteurs de la
troupe. Le public connaît bientôt les noms de ces virtuo-
ses, et on les demande beaucoup. Chaque troupe cherche
à les attirer, et les paye de son mieux. Mais ce sont seule-
ment les personnages importants du drame, les Imams
et les saints, et les prophètes et les anges, qui chantent.
Les personnalités odieuses comme celles d'Ibn-Sayd, Yé-
zyd, Shemr, ne chantent pas. Elles déclament seulement;
c'est un élément de variété introduit dans le poëme, et qui
produit un effet analogue à la prose dans les pièces de
Shakespeare.
Maintenant, il faut mentionner une certaine catégo-
rie d'acteurs qui ne le sont pas, et qui produisent sur
le public un effet extraordinaire. Ce sont de petits en-
fants de trois à six ans, souvent des petites filles apparte-
nant à des familles importantes, qui montent sur le sakou,
accompagnés de leurs lélèhs ou gouverneurs, et viennent
figurer dans la famille des Imams. Rien ne semble plus
méritoire aux yeux du peuple, et ne saurait attirer plus de
bénédictions sur les enfants et sur les parents eux-mêmes
que cette sorte de consécration, qui, en les mêlant d'une
manière à la fois fictive et réelle à la famille des saints,
leur en donne, en quelque façon, au moins par reflet, le
caractère. Danstous les cas, rien n'est plus touchant que de
voir ces bébés, vêtus de robes de gaze noire à larges man-
ches, la tête couverte de petits bonnets noirs ronds, bro-
dés d'argent ou d'or, s'agenouiller sur le corps de l'acteur
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES. 397
qui remplit le rôle du martyr du jour, l'embrasser, et de
leurs petites mains, se couvrir de paille hachée en guise de
sable, en signfe de douleur. Ces enfants peuvent se por-
ter là avec l'intérêt qu'un jeu inspire à leur âge ; mais ils
ne croient pas jouer, et sont évidemment remplisdu senti-
ment qu'ils accomplissent un acte grave et important. Il est
douteux qu'ils comprennent bien nettement ce qu'ils font,
où ils sont, ce qu'ils représentent; ils sont trop jeunes;
mais ils comprennent en gros que ce qu'on leur fait faire
est triste et solennel. Ils se tiennent, se donnant la main
ou bien seuls, à la place qu'ils doivent occuper ; ils reçoi-
vent, les bras croisés, dans l'attitude du respect, les bé-
nédictions de l'Imam Housseïn ; ils sont graves et sérieux
dans leurs petites physionomies ; rien ne les distrait ni
ne les trouble , et ce grand public qui les entoure , qui
gémit, qui pleure, qui se tourmente, ne semble pas exis-
ter pour eux.
J'ai vu une petite fille de quatre ans, très-jolie, appar-
tenant à des parents considérables, fort dévots aux Imams,
faire plus que de figurer sur le sakou : elle avait appris
des vers, remplissait un rôle actif dans la pièce, insulta
Yézyd, fut martyre et couchée sur une planche comme
morte, et, se tenant bien immobile, les yeux fermés,
fut portée autour du tekyèh en grande pompe, sans
être aucunement interdite. Elle mettait dans son jeu
une ardeur singulière, et quand on me l'amena ensuite,
dans les bras de son lélèh, elle s'intimida pour la pre-
mière fois.
Mais c'est assez expliquer; il faut montrer. Le tekyèh
est plein jusqu'au comble. C'est au mois de juin , à la
fin. On étouffe sous la tente immense. La foule prend des
sorbets, du café, fume deskalians. Un derviche monte sur
23
3i)8 LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES.
le tekyèh et chante un cantique. Les battements de poitrine
l'accompagnent. La voix est peu entraînante, l'homme
a l'air fatigué, il ne produit pas d'impression, et les
chants languissent. Il parait le sentir, il s'arrête, descend
du sakou et disparait. Le silence allait renaître, quand
un grand et gros soldat du régiment de Maragha, un Turk,
saisit brusquement l'air d'une voix de tonnerre, en frap-
pant à coups redoublés sur sa poitrine résonnante. Un
autre soldat, un autre Turk, mais du régiment de Kara-
bâgh, aussi déguenillé que lui, ramasse le second verset;
les battements de poitrine reprennent avec précision. Pen-
dant ving-cinq minutes, la foule haletante est entraînée
par ces deux hommes, et se meurtrit à tour de bras. L'air .
monotone, mais fortement rhythmé la grise. Elle se
frappe de son mieux ; c'est un bruit sourd, profond, ré-
gulier, résolu, mais qui ne suffit pas à tout le monde.
Un jeune nègre, dont les apparences dénotent un
hammal, ou portefaix, se lève debout, au milieu de la
multitude assise sur les talons; il jette son bonnet
et chante à pleine voix, faisant tomber ses deux poings
en cadence sur sa tête rasée. Il était à une dizaine
de pas de moi, et je suivais tous les mouvements
de sa figure; il devint bientôt de couleur cendrée, et
ses lèvres parurent d'un violet pâle; plus il se décolo-
rait, plus il s'animait, criant et frappant comme sur une
enclume. Il continua ainsi pendant dix minutes environ ;
mais les deux soldats n'en pouvant plus et ruisselant de
sueur, le chœur, qui n'était plus guidé ni enlevé par ces
voix précises et puissantes, le chœur commença à hésiter,
à se troubler; une partie des voix se turent, et le nègre,
comme si tout appui matériel lui eût manqué, ferma les
yeux et s'affaissa sur son voisin. Chacun parut éprouver
LES TEKYÊHS OU THÉÂTRES. 399
pour lui beaucoup de compassion et de respect. On lui
mit de la glace sur la tête et on lui apporta de l'eau. I£ais
il était évanoui, et il fallut du temps pour le faire reve-
nir. Quand on y eut réussi , il remercia avec douceur et
politesse tous ceux qui lui avaient donné des soins.
Cependant, aussitôt que le silence se fut un peu rétabli,
un bomme vêtu d'une robe de coton vert monta sur le
sakou. Il n'avait absolument rien de remarquable dans sa
personne, et semblait n'être autre chose qu'un bakkal, ou
épicier du bazar. Non-seulement il était fort négligé et
fripé dans son accoutrement, mais sa figure, très-ordinaire,
ne montrait rien autre chose qu'une barbe médiocrement
fournie, assez longue et mal peignée, et cette expression
d'intelligence narquoise et d'imagination sophistique qui,
chez le commun des Persans, tient la même place que
chez nous le gros bon sens. La main gauche passée dans
sa ceinture, d'un air pédant, il étendit la droite sur le
bord du sakou, d'un air de professeur, en ayant soin de
n'allonger que trois doigts, et adressa ces paroles à la
foule :
« Vous voilà donc bien satisfaits, musulmans, d'être
assis à votre aise, à l'ombre, et vous vous figurez déjà le
Paradis tout grand ouvert. Savez-vous ce que c'est que le
Paradis ? C'est un jardin, sans doute ; mais vous n'avez pas
l'idée d'un pareil jardin. — Vous me direz : « Père, dis com-
ment il est. » — Croyez-vous que je l'ignore? Je n'y suis
point allé sans doute ; mais assez de prophètes en ont parlé,
et des anges en ont apporté des nouvelles. Je me bornerai
pourtant à vous dire que tous les gens de bien y tiendront à
l'aise, car il a trois cent trente mille zers de longueur. Si
vous ne m'en croyez pas, informez-vous 1 Quant à être
parmi les gens de bien, je vous déclare <\u'\\ \& 3tâS&.\*&
400 LES TEKYÊHS OU THÉÂTRES.
pour cela de lire le Koran du Prophète (que le salut de
Dieu soit sur lui et la bénédiction) I II ne suffit pas de faire
tout ce qu'ordonne ce livre divin ; il ne suffit pas de venir
pleurer aux tazyèhs, comme vous faites chaque jour, vous
autres fils de chien, qui ne savez rien d'utile ; il faut encore
que vos bonnes œuvres (puissiez-vousen accomplir 1 mais
j'en doute beaucoup), vous les exécutiez au nom et pour
l'amour de Housseïn. C'est Housseïn, musulmans, qui est
la porte du Paradis ; c'est Housseïn, musulmans, qui sou-
tient le monde ; c'est Housseïn, musulmans, par qui a lieu
le salut! Criez Hassan, Housseïn 1 »
Toute la foule crie : ô Hassan I ô Housseïn I
— « C'est bien. Et maintenant encore une fois : »
— 0 Hassan! 6 Housseïn I
« — Priez Dieu toujours qu'il vous maintienne dans
l'amour de Housseïn. Allons, criez à Dieu I »
Toute la foule lève les bras en l'air d'un seul mouve-
ment, et crie d'une voix sourde et prolongée :
— Ya Allah! ÔDieu!
Le père Maillard ou le Petit Père André ne prêchaient
pas autrement. Cet homme, vulgaire dans ses façons,
pouvait passer pour éloquent à sa manière. Il avait du
mordant dans la voix, dans l'œil, dans le geste, et le pu*
blic, d'ailleurs, était si aisé à saisir!
Le discours continuait quand un roulement de tam-
bours, un sifflement de fifres, des éclats de trompettes
et de clairons vinrent l'interrompre, et, la voix pom-
peuse des kernas résonna, dominant tout. Le prédicateur
descendit du sakou et disparut. Il faut savoir que les
kernas sont de longues trompettes de cuivre de cinq à
six pieds de long, dont on tire un son qui s'entend à des
distances considérables, el cçai ne saurait se comparer
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES. 401
qu'au bruit d'une cloche. Ordinairement, deux ou trois
kernas mugissent ensemble : c'est un carillon. Djemshyd
a, dit-on, inventé le kerna; 1q faire sonner est le pri-
vilège du roi et des princes, et partout où se trouve un
personnage d'un tel rang, on entend retentir ce bruit so-
lennel, le matin et le soir. Les tazyèhs étant consacrés aux
Imams ont le même privilège souverain. Le bruit du
kerna et celui des instruments guerriers de la musique
d'un régiment annonçaient donc l'arrivée des acteurs et le
commencement de la pièce. Je vais la faire jouer ici pour
que le lecteur soit juge de l'importance que j'attribue aux
tazyèhs. Il s'agit de la pièce intitulée : les Noces de Kassem..
Il y a plusieurs jours déjà que la famille de l'Imam
Housseïn, que l'Imam lui-même est investi dans son
camp, au milieu du désert de Kerbela, par les troupes
syriennes et les traîtres habitants de Roufa. Aucun moyen
n'existe d'échapper à la mort ; plusieurs des Imams ont
péri : Abbas, Aly-Ekbèr, fils de l'Imam Housseïn, et ses
deux petits frères. Le désespoir est dans les tentes.
L'Imam Housseïn, se précipitant dans la mêlée, a rap-
porté le corps de son fils et l'a rendu à Omm-Ley}a, sa
femme ; mais il n'a pas rapporté d'eau et les enfants et
les femmes meurent de soif. Cette situation va finir dans
le sang, car Ibn-Sayd, le général de Yézyd, Shemr, le
plus féroce de ses lieutenants, et l'odieux Azrek, resser-
rent de plus en plus le cercle de lances qui entoure le
campement, et ils viennent, à chaque heure, l'un ou
l'autre, insulter à l'impuissance et à la misère des Imams.
Kassem, fils de Hassan, lequel a été empoisonné à Mé-
dine par Yézyd, et neveu de Housseïn, exaspéré par
la mort de son cousin Aly-Ekbèr qu'il aimait tendrement,
brûle d'aller se battre à son tour, et, à son tour % <la mv
4(02 LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES.
rir comme ses intrépides parents. Ainsi, trois faits com-
posent la situation : le carnage inévitable, les souffrances
de la soif, la mort d'Aly-Ekbèr, tué la veille et dont le
cadavre est étalé là sous les yeux des spectateurs. 11 ne
faut pas perdre de vue qu'Aly-Ekbèr est de tous les jeunes
gens de la tente le plus aimé des Persans, le plus exalté,
le plus regretté ; car c'est le propre fils de l'Imam Hous-
seïn : c'est le sang de la patrie. Les autres héros, comme
Abbas, comme Abdoullah, comme Kassem, ne viennent
qu'après lui. Au moment donc où débute la pièce des
« Noces de Kassem, » l'impression la plus lugubre règne
sur la scène : car, je le répète, le cadavre sanglant d'Aly-
Ekbèr est là couché, à l'angle du sakou ; sa mère est as-
sise à côté, vêtue et voilée de noir, et ce spectacle ter-
rible n'est pas écarté un seul instant pendant toute la
durée de l'action. '
Voici maintenant quels sont les personnages :
L'Imam Housseïn, fils aine d'Aly et de Fathemèh, fille
du Prophète. 11 est le khalife légitime, le prince et le chef
des musulmans, traqué par l'usurpateur YézydJ qui a or-
donné sa mort.
Zeynèb, sa sœur, de père et de mère, l'Hécube des
tazyèhs.
Omm-Leyla, sa femme, la mère d'Aly-Ekbèr, la fille
du dernier roi sassanide. On l'appelle ordinairement, aux
environs de Rey, où elle est enterrée, Bibi Sheherbanou^
« Notre-Dame la Patronne de la ville, » parce que l'an-
cienne capitale du nord de la Perse était sous son invo-
cation.
La mère de Kassem, veuve de l'Imam Hassan, empoi-
sonné à Médine ; elle est venue vivre auprès de son beau*
frère flpusseïn avec ses enfants.
LES TEKYÈHS OU THÉÂTRES. 403
Zobeydèh, fille de Housseïn, à peine adulte, d'une
beauté éblouissante. On l'appelle aussi Fathemèh, comme
sa grand'mère et comme sa sœur, Fathemèh-Soghra ou
« la Petite, » qui est restée à Médine.
Abdoullah, le plus, jeune fils de Hassan, presque un
enfant.
Kassem, l'aîné des fils de Hassan, le neveu de Housseïn.
Il a seize ans. Il n'est pas vêtu de cachemire et ne porte
pas le turban comme les autres Imams ; mais il a sur la
tête un casque doré, sur le dos une cotte de maille, et le
sabre au côté.
Ibn-Sayd, général des troupes de Yézyd.
Shemr, officier sous ses ordres, le meurtrier des Imams,
le plus détesté des hommes. Il est armé de toutes pièces,
comme Kassem, et tient un bouclier.
Enfin, des musiciens arabes, tels que ceux qui figurent
ordinairement dans les noces, et des conducteurs de fu-
nérailles, puis des palefreniers menant des chevaux ri-
chement harnachés, et des porteurs soutenant une li-
tière funèbre.
A une des extrémités du sakou est le trône sur lequel
s'asseoit l'Imam Housseïn. Vers le milieu, tous les mem-
bres de sa famille sont assis par terre ; Omm-Leyla seule
se tient à part dans le coin opposé, accroupie près du ca-
davre d'Aly-Ekbèr.
Les kernas, les tambours, les clairons, les trompettes
et les fifres se taisent à un signe du directeur du théâtre,
debout au milieu de la plate-forme. Le plus profond si-
lence règne dans l'assemblée, et lejtazyèh commence.
CHAPITRE XV
LES NOCES DE KASSEH
l'imam HOUSSEÏN.
0 Dieul contemple le désastre dont le ciel et la terre
sont frappés.
0 Kerbela! vois comme mon âme en est oppressée.
Qui donc , en écoutant le récit de pareils malheurs ,
pourrait ne pas pleurer sur cette lamentable histoire 1
Contemplez le chagrin, les larmes; elles vont couler
aussi .bien sur une noce que sur un deuil.
0 Prophète bienheureux! Tune après l'autre, des dépê-
ches de sang viennent de t'étre adressées ; lis-les toutes,
et chacune séparément1.
Et toi, Aly, dont Dieu est toujours satisfait, l'arbre de
ta famille, cet arbre si superbe, le voilà, dans ton verger,
courbé en deux, pliant sous le poids de la mort de tes fils.
A peine étaient-ils devenus des jeunes gensl
0 Housseïn; marche à la noce de ton cher Rassem, et
regarde comme le sang remplace bien le henné aux mains
etaux pieds de tes jeunes gens !
1. Ces dépêches de sang sont les âmes des Imams successivement
martyrisés.
406 LES NOCES DE KASSEM.
ZEYNÈB (se levant).
0 Fathemèh! du haut du Ciel,, contemple les combat-
tants rassemblés à Kerbela.
Contemple-nous, vois-nous ici, étrangers, sans sou-
tiens, sans amisl
0 Fathemèh, vois comme le manteau de la patience de
notre cher Joseph, de notre Housseïn, est déchiré par la
main de cette terrible Zelykha, le malheur!
0 fille de l'apôtre de Dieu, viens à ta fille, dans ce triste
désert de Kerbela ; considère comme le malheur s'appe-
santit sur nous !
0 Fathemèh, regarde Housseïn, ton fils, réduit à l'im-
puissance, se débattant entre les mains de ceux qui se di-
sent les disciples de l'apôtre de Dieu.
(Zeynèb se rasseoit.)
KASSEM (se levant et se parlant à lui-même).
Sépare-toi des femmes du harem, ô RassemI Recueille-
toi un instant en toi-même, ô RassemI te voilà assis,
et, dans un prompt avenir, tu vois le corps de Housseïn,
ce corps si semblable à une fleur, tu le vois déchiré par
les épines des flèches et des lances, ô RassemI
Tu vivais, et il t'a fallu voir la tète et le corps d'Aly-
Ekbèr tomber, séparés sur le champ de bataille, hélas!
Lève-toi donc! obéis au testament de ton père : être
égorgé, voilà ce qui t'attend, ô Kassem!
Va, prends la permission du fils de Fathemèh, la meil-
leure des femmes, et soumets-toi à ton sort, ô Kassem !
L'IMAM HOUSSEÏN (se parlant à lai-même).
Hélas! l'orphelin de Hassan, les yeux pleins de larmes
sanglantes, s'approche de moi.
Le rossignol sans ailes du verger de Hassan gémit du
fond du cœur.
LES NOCES DE RASSEM. 407
0 Zéphyr, en passant sur les cheveux de Rassem, tu
deviens du musc; verse le parfum exhalé de la douleur
du fils sur le tombeau du père.
KASSEM (se parlant à lui-même).
0 Dieul que ferai-je pour supporter cette douleur si
pesante?
0 Dieul que ferai-je, la lèvre ainsi desséchée par la
soif, les cils humides?
S'il faut penser à rendre mon âme, la vie est pire que
la mort.
Que ferai-je, après ce qui vient d'arriver à Aly-Ekbèr?
Si Housseïn ne m'accorde pas la permission d'aller
combattre, oh malheur!
Que ferai-je alors, ô Dieu, en face de mon père Hassan,
au jour de la résurrection?'
Ma mère, lorsque je la verrai, au jour de la résurrec-
tion, assise à côté de Fathemèh, que ferai-je, ô Dieu, de-
vant elle, dans mon chagrin et dans ma honte?
Tous mes parents sont partis pour aller comparaître
devant le Prophète.
Et moi, je n'irai pas aussi devant le Prophète! Eh! que
ferai-je donc alors, ô Dieu?
L'IMAM HOUSSEÏN (se parlant à lui-même).
Sans compagnon, sans appui, que ferai-je, ô mon Dieu?
Je suis seul et en face, voilà toute cette armée! Que fe-
rai-je, ô mon Dieu?
Me voilà sans frère, sans fils; mais, maintenant, que
faire du fils de mon frère, ô mon Dieu?
KASSEM (à l'Imam Housseïn). *
Salut, ô seuil de l'honneur et de la grandeur célestes!
Tu es le seuil du ciel et le ciel du seuil (de Dieu).
Parmi les feuillets du martyrologe, tu es le plus su-
408 LES NOCES DE KASSEM.
blime. Du livre de la Création, ton histoire survivra éter-
nellement.
Un orphelin, un enfant sans père, le front baissé, pleu-
rant,
S'approche de toi avec une prière, 6 roi dont les anges
sont les gardes.
l'imam housseïn.
0 Ame des deux du martyre ! lune brillante du second
des septcieux!
Soleil armé du lasso , lune armée de flèches et de
lances !
0 perle unique et vierge du chaste abri de la mer de
l'honneur! que viens-tu me dire? Parle à ton oncle gé-
missant.
KASSEM.
0 lumière des yeux de Mohammed le tout-puissant, 6
mon oncle I
0 lieutenant d'Aly, le lion intrépide, 6 mon oncle 1
Abbasa péri; Aly-Ekbèr a subi le martyre; te voilà
sans guerriers et sans porte-étendard, ô mon oncle!
Les roses sont passées, leurs boutons sont passés , le
jasmin est passé, les pavots sont passés.
Moi seul, je suis resté dans le jardin de la Foi, je suis
l'épine, je suis le plus misérable, 6 mon oncle.
Si tu es bon pour l'orphelin, voici le moment dé le
montrer. Laisse-moi partir et aller combattre, 6 mon
oncle.
l'imam holsseïn.
0 tendre, noble, fidèle, 6 mon enfant! ce que tu viens
de dire a bouleversé mon cœur, 6 mon enfant! 6 toi qui
qui as été la lumière des yeux de Son Altesse l'iraan Has-
san, souvenir de la douleur de sa perte, 6 mon enfant!
LES NOCES DE KASSEM. 409
Ne me demande rien, n'insiste pas, ne me presse pas.
C'est assez de douleur d'avoir perdu Aly-Ekbèr.
KASSEM.
0 toi, dont la poussière est ma couronne, prête l'oreille
à ma prière.
Éteins par l'eau du martyre le feu qui brûle mon être.
Accorde-moi mon désir de boire à la coupe du sacrifice;
car on a dit : « Quand la cruche est pleine, buvez et faites
boire les autres. »
l'imam housseïn.
0 lumière de mes yeux, cesse tes supplicatious et ton
insistance. Abandonne un instant tes plaintes. Par amour
pour moi, prends pitié de l'état où je suis. Hélas 1 ô jeune
homme (puisses-tu devenir un vieillard I) prête l'oreille
aux conseils.
KASSEM.
0 souverain, ne cherche pas ma honte. La justice ne
veut pas que ma vie et mon honneur restent ensemble.
Que Kassem existe et qu' Aly-Ekbèr soit martyr, ohl plu-
tôt que la terre recouvre ma tête et mon existence I Quoi I
me voici, et lui, on l'a coupé en morceaux 1 Hélas I hélas I
puis-je accepter un tel sort? Je suis l'esclave de sa maison,
et ce que je veux est mon devoir.
0 Roi, sois généreux pour le mendiant qui supplie à ta
porte. Comme Rhezr, laisse-moi prendre pour ma part
l'eau de l'existence éternelle. Vois comme, avec mes yeux
en pleurs, j'ai la bouche desséchée par la soif I
Jette un regard du côté des eaux de l'Euphrate céleste.
Je meurs de soif : eh bien I accorde-moi, ô preuve de Dieu,
un vase entier de l'eau de Selsebyl ; elle coule dans le
paradis qui m'attend!
410 LES NOCES DE KASSEM.
L'IMAM HOU8SBÏ1I.
Prends pitié de ma détresse, lumière de mes yeux; est-
il bien que, moi qui suis roi, je t'obéisse? que moi, vieil-
lard, dont les années sont diminuées, je demeure dans la
vie? quelle justice! J'associerais à ta mère, à toi, à peine
jeune homme, ma durée décrépite !
KASSBM.
0 Dieu! tout cela ce sont des paroles. Mes plaintes me
sont arrachées par mon désespoir. Être orphelin, c'est un
malheur sans remède pour l'orphelin 1 Être orphelin, c'est
un malheur éternel pour l'orphelin! Qu'ils étaient beaux,
les jours que j'ai passés à Médinel mon pauvre père te-
nait ma tête sur sa poitrine. Parla main de son affection,
il me rendait heureux, il me faisait des caresses bien plus
que trop. Et maintenant, hélas! hélas! je suis tombé
dans la disgrâce de mon oncle! (S'adressant à l'assistance) O Mu-
sulmans, Hassan, mon père, où est-il ? 0 vous qui avez
vos pères, être orphelin est un affreux désastre ! 0 orphe-
lin, mon malheur à moi est bien au-delà du malheur ordi-
naire.
LA MÈRE DE KASSEM (se letant et l'adressant à l'auditoire).
0 nobles spectateurs! toute raison, tout sang-froid
m'ont abandonnée ! Les cris de mon Kassem sont arrivés à
mon oreille, (a Kassem) 0 l'amour de l'âme de ta mère! ô
mon fils! toi dont le père est mort, toi, l'enfant lié à mon
cœur, pourquoi t'es-tu jeté sur le sein de la terre? Pour-
quoi, dans une douleur extrême, as-tu déchiré ta chemise?
KASSEM.
Hélas! hélas! ma mère, mon chagrin est sans mesure.
Un orphelin n'a que des peines. Quand un orphelin se
trouve jeté dans le monde , ô ma mère, il faut que Dieu
lui vienne en aide. Je suis allé, la tête basse, devant mon
LES NOCES DE KÀSSEM. 4M
oncle, pour demander à Son Altesse la permission d'aller
combattre. Il m'a couvert de confusion aux yeux de mes
amis. Puissé-je mourir! Il m'a chassé de sa porte.
LÀ MÈRE DE KASSEM.
Ne te plains pas de Son Altesse, lumière de mes yeux,
puisque tu veux trouver la mort à sa suite. Le brevet du
martyre, celui que Dieu accorde, ne saurait être décerné
que sur l'ordre du sublime Imam. Il faut que ce document
auguste soit marqué du sceau de soixante -douze témoins,
tous des justes; parmi ces soixante douze, tu seras compté
aussi. Toi, dans le monde alors incréé des Idées, tu as
consenti jadis à tout ce qui t'arrive! 0 sage, apprends
maintenant, toi dont le cœur est brisé , que le destin de
ton sang est fixé dans l'écrit que tu portes attaché à ton
bras.
(La mère de Kassem s'asseoit.)
KASSEM.
Gloire à Dieul ma lettre de délivrance, je la reçois I
Gloire à Dieu 1 le certificat démon meurtre s'y trouve.
(A rimam Honstein) 0 cher oncle, voici Y orphelin revenu:
aide-le. C'est ici le testament de mon père; crois ce qu'il
ordonne, et contente-moi en l'exécutant. Mon père m'a
accordé un titre de royauté, il me promet le martyre!
Regarde cet écrit que je te présente, et délivre-moi de la
servitude où tu me retiens.
(Il lai remet le papier qui était attaché à son bras.)
L'IMAM HOUSSEÏN (après avoir lu).
Hélas! hélas! cet écrit ne me donne pas la vie. Mal-
heur! malheur! voici le papier qui va verser le sang de
mes jeunes gens! 0 Dieu! ô mon frère, que mon existence
serve de rançon à l'ordre sacré que tu m'imposes, mon
Hassan I c'est un ordre sans réplique qui vient terminer
442 LES NOCES DE KASSEM.
ton chagrin, 6 Kassem ! maintenant, pour obéir tout à fait,
nous allons tenir une assemblée de joie, et je te montrerai
mon affection en faisant de toi mon gendre.
KASSEM.
Cher oncle, l'eau et la terre qui ont servi à former ton
être n'étaient que bonté et affection. Réfléchis pourtant à
ce que tu veux. Aly-Ekbèr git sur le sol, déchiré par l'en-
nemi. L'image de la joie sous ce ciel qui est pour nous
noir comme l'ébène!... mais il n'y en a rien, rien! Dans
cette atmosphère de douleur, le temps d'une noce! mais
il n'y en a rien, rien 1 Cependant, si tu l'ordonnes, com-
ment pourrais-je désobéir? ton commandement est celui
du Prophète, et sa voix est celle de Dieu.
l'imam housseïn.
0 mon enfant! c'est d'après l'ordre de mon frère que je
te donne ma fille; je donne ma propre fille au fils de mon
frère! Où sont maintenant Mohammed et Fathemèh et
Hassan l'Élu? 0 vous tous, du haut du ciel, regardez-nous;
j'unis une lune resplendissante à un soleil rayonnant. Et
maintenant, la parole dumoment estcelle-ci : « Quel douaire
peut-on donner à cette heure? » Je remplacerai la splen-
deur des parures par une autre splendeur.
KASSEM.
Je n'ai pas la force de rien ajouter à tes paroles. A une
fille sans égale, comment proposerais-je d'offrir quoi que
ce soit qui ait son égal ? Puisque tu me confies un corps
animé d'une âme si pure, je lui livrerai tout à la fois ma
vie et son essence même, l'essence de mon cœur, l'es-
sence de mon âme , l'essence de mon esprit et de mon
souffle, sans en rien diminuer, sans en rien garder: tel je
suis, tel je me donne à Zobeydèh, bien entier; et cela, je
sais prêt à le donner comptant. Ce que plus tard il faudra
LES NOCES DE RASSEM. 413
ajouter encore de ce que je puis avoir en moi, tout ce qui
est réuni dans le coffre de mon corps, je l'apporterai de
même sans réserve. Le collier, il lui en faut un; je lui .
fournirai du sang de mon cou si jeune; un chapelet pour
tenir à la main, elle l'aura en rubis rouges. Les jonchées
que doivent fouler ses nobles pieds, je les ferai des lam-
beaux de mon cadavre; et quant à des -dentelles, elle en»
aura couleur de tulipe rouge, et des étoffes assez tache-
tées, assez bigarrées! Si elle accepte mes dons, je suis
content ; sinon, qu'elle prenne en gage ma tête et mon
corps pour lui assurer l'avenir. Faut-il ici un garant qui
réponde de moi? Je te donnerai l'Imam Hassan l'Élu, et
Aly, dont Dieu est toujours satisfait, et avec eux le Pro-
phète lui-même 1
l'imam housseïn.
Voilà des paroles qui viennent de l'âme. (A l'anditoire) Soyez
témoins, vous tous, de cet excès d'infortune, soyez té-
moins de cette noce de douleur. Deux planètes, Vénus et
Mercure vont opérer leur conjonction. Soyez témoins de
cette réunion d'une lune et d'un soleil.
KASSEM (à l'auditoire).
0 nouveaux mariés! soyez témoins de notre désespoir.
Soyez témoins du chagrin des fiancés et de leur malheur.
L'ornement de tête que je donnerai à la jeune fille sera
composé des gouttes de ma gorge ouverte. Soyez témoins
pour la perle que me livre l'écrin de la générosité
deHousseïn.
(Kassem ra s'asseoir sur un trône placé h l'autre extrémité du sakou.)
L'iMAM HOUSSEÏN (à Zeynèb).
0 triste Zeynèb, accablée de douleurs, 6 toi qui, hélas I
est restée entre l'eau et le feu, voilà les moments de la
noce, ma sœur. Apporte ici ta noble personne.
4M LES NOCES DE KASSEM.
ZEYNfeB (à Hoosseln).
0 toi, levain de ma joie, cause de ma vie, tu parles de
mariage et de joie! tu m'imprimes cent marques de feu
sur le cœur. Mon frère Abbas vient de subir le martyre ;
Aly-Ekbèr palpite encore dans les flots de son sang; nous
pleurons toutes , nous sommes couvertes de vêtements
•noirs; comment nous occuper de plaisir et de bien-être?
Quand on a sous les yeux le cadavre de quelqu'un de ces
jeunes gens, on ne saurait se teindre les doigts de henné.
l'imam housseïn.
0 affligée! tu parles avec raison. L'édifice de notre joie
est bien fragile. Fais pourtant un effort, ô mon éprouvée!
va auprès deZobeydèh, ma fille. Qu'elle te laisse arranger
et parer ses cheveux de fée, afin qu'on l'unisse à Rassem.
(L'Imam Housseïn se rasseoit sur son trône.)
ZEYNfeB (se parlant à el e-même).
O mon Dieu I jette sur moi un regard de miséricorde. Il
n'y a qu'une seule Zeynèb et cent mille chagrins, (a zobey-
dèh) O bouche pareille £ un bouton de fleurs ! toi qui as la
couleur de la rose autour de l'oreille, ô lys silencieux,
malgré tes blanches pétales semblables à dix langues,
ouvre tes yeux sur mon visage, afin que je te dise le mes-
sage de ton père.
ZOBEYDÈH.
O ma tante, que ma tête soit la rançon de tes pieds! que
cent filles comme Zobeydèh soient sacrifiées pour toi !
Pourquoi la pléiade reçoit-elle la visite de la lune? Pro-
nonce sur moi l'ordre de mon père.
ZEYNÈB.
O lumière du cœur, splendeur des yeux, ton père te
marie. Il prétend unir ta puissance d'aimer à un autre
LES NOCES DE KÀSSEM. 415
amour, en te liant à Kassem au visage de lune. L'ordre de
ton père n'est pas autre. Dis-moi ce que tu décides.
ZOBEYDÈH.
0 ma tante I par ce message, par cette volonté, tu as
mis le feu dans mon âme. 0 ma tante! considère, vois : le
corps d'Aly-Ekbèr est tombé, lacéré en cent lambeaux,
sans tête! Il ne nous convient pas de penser ni à la joie
ni à la chambre nuptiale. Oh! puissé-je aller dans la
chambre nuptiale du tombeau!
ZETNÈB.
Par Dieu lui-même! le droit est du côté de ton père.
Nous ne devons ni gémir, ni frapper nos mains d'impa-
tience. Hélas! ton père a prononcé un ordre absolu.
Qu'est-ce qu'un ordre? Qu'est-ce qu'absolu? Ton père est
la preuve du Livre du Créateur; il est notre roi, il est
notre maître.
ZOBEYDÈH.
0 ma tante!, bien que mes cheveux soient emmêlés,
quelle violette leur comparerait sa tête? Mon père est roi.
C'est à lui de savoir ce qui est bien ; s'il veut me brûler,
il est le maître.
(Elle se r asseoit.)
ZEYNÈB (à l'imam Housseïu).
0 roi assis sur le trône de l'empire de l'univers, que
cent existences comme celles de ta Zeynèb soient ta ran-
çon! Se pliant à tes ordres, mettant de côté sa douleur, la
triste Zobeydèh est prête à obéir.
(Zeynèb se rasseoit.)
L'iMAM HOUSSEÏN (à la mère de Kassem, sa belle sœur).
0 bru de Fathemèh, ô mère de Kassem, approche,
voicHe jour du mariage de ton fils : viens auprès de Kas-
sem. J'entends qu'à cette heure la joie pénètre dans son
41f> LES NOCES DE KASSEM.
cœur affligé. Tu n'en savais rien. Viens lui porter des
souhaits de bonheur.
LÀ MÈRE DE KASSEM.
0 héritier du vicaire du Dieu juste, du Créateur, or-
donne-moi de périr; ne me parle pas de noces 1 S'il faut
que Zobeydèh soit une épousée et Kassem un marié, il
n'y a pas ici de henné, il n'y a pas de chambre nuptiale ;
ce ne sera pas une noce , mais une fête de douleur. Parmi
les peines et les douleurs sans remède, quelle est celle-là ?
Mon Kassem se marie. Mais où sont donc ses compagnons
de joie?
l'imam housseïn.
Mère de Kassem, tout à l'heure, dans la plaine d'an-
goisse, la tombe servira de lit nuptial, et le linceul sera
la robe de noces. Ne t'afflige pas! Kassem, cette lune
brillante va dans un instant, à la face du soleil, teindre ses
mains du henné de son propre sang; il les aura rouges
comme la planète de Mars. Bieu que ton fils, ainsi que Jé-
sus, semble, depuis la mort de Hassan, être né sans père,
console-toi : il va trouver une compagne, de même que le
soleil éclatant est associé à la lune.
la mère de kassem.
S'il eh est ainsi, ordonne, Housseïn; que ta sœur invite
à la noce la mère désespérée qui pleure la mort de son
Aly-Ekbèr. Mon pauvre orphelin, qui n'a pas un père
pour veiller sur lui, va, lui, perdre sa mère, il l'a déjà
perdue! Et pourtant, non, me voilà encore I je suis
encore sa mère! 0 Seigneur ! qu'elle meure, cette mère
désespérée!
l'imam, housseïn.
Mère de Kassem, tu tires des étincelles de mes o£ Par
la vie de Kassem I tu fais jaillir le feu de mon âme en
LES NOCES DE KASSEM. 417
m'adressant de telles paroles. Zeynèb, ô ma sœur, viens, ô
ma Zeynèb 1 Les cicatrices de mon âme sont rouvertes.
Viens, viens, ô mon Dieu I ô mon Dieu I
ZEYNÈB (se Jeyant).
Mon frère, pourquoi le flambeau de ton âme pétille— t-il
ainsi? Te voilà pleurant encore I tes sœurè Koulsoum et
Zeynèb sont-elles mortes? Mon cœur tombe dans la stupeur
en entendant tes gémissements et tes cris. Puisse-t-elle
mourir, ta sœur Zeynèb I que veux-tu dire avec tes appels
à Dieu?
L'iMAM HOUSSEÏN (montrant sa belle-sœur, mère de Rassem.)
Voilà cette femme qui veut nous réjouir le cœur et
l'âme I Elle a l'idée de réunir autour de Rassem des com-
pagnons de joie, et maintenant, suivant les rites ordi-
naires, elle entend t'inviter, toi et Omm-Leyla, la vieille
mère du déplorable Aly-Ekbèr, à la fête que nous prépa-
rons.
ZEYNÈB.
O mon Housseïn, épargne-moi les cérémonies et les
rites ; la couleur du sang d' Aly-Ekbèr est autour de mes
doigts, (a ia mère de Rassem.) O mère de Kassem, le cœur de
Zeynèb s'est brisé sous tes paroles 1 Omm-Leyla est assez
dispensée de paraître à la noce. Pourtant, va toi-même, si
tu veux; invite-la avec ses yeux noyés de larmes. Cela
ne regarde que toi, Kassem, Omm-Leyla elle-même et le
cadavre d'Aly Ekbèr !
(Elle se rasseoit.)
LA MÈRE DE RASSEM (à l'auditoire).
Que dirai-je, ô Musulmans, moi qui suis sans amis et
sans soutien, que dirai-je en présence de la mère désolée
du déplorable Aly-Ekbèr?
448 LBS NOCES DE RASS<.
OMM-LEYLA (mère d' Aly-Ekbèr, attise près du cadarre, et lai parlant).
Ressemblance parfaite du visage du Prophète, déplo-
rable Aly-Ekbèr , toi que les poignards ont déchiré en
cent lambeaux, déplorable Aly-Ekbèr I A Medine, au mi-
lieu des cris de joie, j'avais taillé déjà tes vêtements de
noce ; et voilà que tu as butté en chemin, déplorable Aly-
Ekbèr!
LA HÈRE DE KASSEM (à l'auditoire).
J'ai honte, 6 mes amis, de proposer à cette affligée de
venir à des noces, quand elle est là, occupée à verser des
larmes sur son fils mort!
OMM-LEYLA (à l'auditoire).
Musulmans! dans ce monde périssable, quelle femme a
reçu comme moi le coup de la mort d'un tel fils? Mon
Aly-Ekbèr ! rameau sans feuilles dans le jardin de mon
cœur, déplorable, déplorable enfant! Relève-toi, cyprès
de mon âme! ne reste pas ainsi étendu! Il avait dix-huit
ans, dix huit ans! Il était si jeune ! ... Je t'ai taillé des ha-
bits de noce, tu ne les a pas mis, et moi, j'ai déchiré les
miens; je croyais pourtant bien te voir marié, et je ne
savais pas que je serais assise ici, pleurant ta mort. Mais
mon espoir est long et ma vie sera courte ; il n'y a rien à
faire si ce n'est de chanter les louanges de Dieu et de dire:
gloire à lui !
LA MÈRE DE KASSEM (à Omm-Leyla).
Il faut que je t'adresse une requête que m'imposent les
circonstances.
OMM-LEYLA.
0 rossignol, gazouille ce que tu veux.
LA MÈRE DE KASSEM.
Pourquoi restes-tu ainsi affaissée et désolée?
* LES NOCES DE KASSEM. 419
OMMHLEYLÀ.
Mon fils est devenu celui de la mort, ma sœur.
LÀ MÈRE DE KASSEM.
Puissé-je mourir de ta douleur I mais jusques à quand
ton cœur restera-t-il ainsi à pétiller sans donner de
lumière? %
OMM-LEYLA.
Que peut faire une mère dont le fils est mort?
LÀ MÈRE DE KASSEM.
Viens t'asseoir un instant dans un coin de ma tente.
OMM-LEYLA.
Quel désir, dis-moi, as-tu dans le cœur?
LA MÈRE DE KASSEM.
J'ai honte de t'en parler.
OMM-LEYLA.
N'aie pas honte, sœur, ne te trouble pas.
LÀ MÈRE DE KASSEM.
Housseïn veut faire une noce de douleur.
OMM-LEYLA.
Que la noce que veut flaire Housseïn soit heureuse I
LÀ MÈRE DE KASSEM.
Fixe tes yeux sur le pauvre Kassem, privé de son père.
OMM-LEYLA.
Fixe tes yeux sur mon pauvre Aly-Ekbèr haché en mor-
ceaux!
là mère, de kàssem.
Mon fils n'a pas de père pour veiller sur sa tête.
OMM-LEYLA (à l'auditoire).
0 jeunes gens! mon Aly-Ekbèr n'a plus de tête !
420 LES NOCES DE KASSEM. . *
LA MÈRB DE KASSEM.
Viens, sœur, viens près de Kassem, viens lui teindre les
mains de henné.
OMM-LEYLA.
Les cheveux d'Aly-Ekbèr sont encore humides de sang!
LA MÈRE DB KASSEM.
Tu ne veux donc pas, sœur, venir à cette noce?
OMM-LEYLA.
Se peut-il, 6 mon Dieu, que tu sois à ce point sans
tendresse pour moi et sans émotion devant ma douleur I
LA MÈRE DB KASSEM.
Viens, mets sur ta tête cette étoffe à fleurs d'or.
OMM-LEYLA.
Retire ta main de ma tête!... 6 Dieu grand!
LA MÈRB DE KASSEM.
Prends ce vêtement doré , vois mon trouble et mon
angoisse.
OMM-LEYLA.
^ Je suis vêtue du sang d'Aly-Ekbèr.
LA MÈRB DE KASSEM.
Sois généreuse; viens, mon fils est si jeune.
OMM-LEYLA («'écriant).
Viens à mon secours, 6 Zeynèb ! protége-moi !
ZEYNÈB (se levane);
Me voilà, 6 Omm-Leyla la désolée, me voilà, moi qui
suis la sœur du souverain de la Foi! Si tu es mère, moi
je suis mère aussi, et j'ai aussi de mes ongles déchiré ma
poitrine pour la mort de notre Aly-Ekbèr.
L'IMAM HOUSSEÏN (sur son trône).
Jusqu'à quand gémirez-vous , mes rossignols? cessez
de vous lamenter; teignez vos pieds et vos mains de
LES NOCES DE KASSEM. 421
henné en l'honneur de la noce de Kassem! Occupe-toi un
instant, A Zeynèb, de la joie de Rassem; revêts le pau-
vre fils de Hassan des vêtements de noce.
(Les femmes et les enfants entourent Kassem, assis sur son trône, loi
jettent de l'eau de rose, lui attachent des bracelets et des colliers, et
répandent des dragées autour de lui.)
ZEYNÈB (parant Zobeydèh).
0 Zobeydèh-Fathemèh! revêts une robe d'or, revéts-là.
Hélas I ô nouvelle mariée au cœur blessé; orne-toi, orne-
toi, hélas I Remercions Dieu de cette nouvelle mariée qui
vient baiser les yeux de Kassem?
LA MÈRE DE KASSEM (à l'auditoire).
O mes amis, versez de l'eau de rose : voilà une noce,
voilà une noce, hélas 1 Écriez-vous : « Qu'ils soient heu-
reux I des baisers, des baisers, hélas! »
ZEYNÈB.
Assieds-toi sur le trône, Zobeydèh-Fathemèh, ma bien-
aimée, ma bien-aimée, hélas I je verserai sur ta tête les
bonbons de noces, les bonbons, hélas I
(Zobeydèh s'asseoit à côté de Kassem, avec un voile doré sur la tête.)
LA MÈRE DE KASSEM.
Kassem, sur tes mains je mettrai le henné, le henné,
hélas! Je ferai jaillir de mon cœur la lumière de la joie ;
de la joie, hélas! Où sont tes amis? où sont ceux qui
doivent te teindre de henné? Mon enfant, que ta noce,
que ta joie soient heureuses! que la fleur du bonheur soit
toujours sur ta tête!
ZEYNÈB.
Et toi, Fathemèh-Soghra, où es-tu, mon enfant, que
je ne te vois pas avec nous dans ce désert? Où es-tu, pour
teindre aussi de henné le bout de ta chevelure ; de ta che-
velure, hélas! O Seigneur Dieu! que la main de la douleur
se retire de Kassem , l'honneur du monde !
<1V
422 LRS NOCES DE KA8SEM.
OMM-LEYLA.
Que je sois la rançon de ta vie, ô souverain des servi-
teurs de Dieul j'ai une prière à t' adresser, 6 Imam de la
foi! Maintenant qu'Aly-Ekbèr, parti subitement, emporté
par la mort, laisse mon cœur désespéré de l'avoir vu
tomber au premier souffle d'automne, permets, 6 roi de
Médine et de Betba, que pour Aly-Ekbèr lui-même je dis-
pose une chambre nuptiale.
l'imam housseïn.
Va, mère d' Aly-Ekbèr, prépare les cérémonies de la
noce pour le cadavre de ton fils!
OMM-LEYLA (à l'auditoire).
Femmes, qui pleurez, au nom du Prophète, apportez
ici la litière nuptiale d' Aly-Ekbèr! L'automne est venu,
la douleur m'a détruite; j'ai le cœur en cendres, les yeux
noyés. Toutes les fleurs lèvent leurs têtes au-dessus du
sol, hormis ma fleur... elle courbe sa tête.
L IMAM HOUSSEÏN (se le Tant et s'avançant vers le cadavre: les femmes et
les enfants couvrent leurs têtes de sable.)
Les puissances du chagrin ont de nouveau envahi mon
âme. Les espérances trompées d' Aly-Ekbèr me sont reve-
nues à la mémoire! Prends mon bras, ô Zeynèb l'Excelr
lente, mène-moi là où la place de l'âme d' Aly-Ekbèr est
vide, (il se place devant le cadavre) A ton corps humide de sang,
ô Aly-Ekbèr, salut! O jeune homme renversé de ton siège,
ô Aly-Ekbèr, salut! Cher fils, pourquoi ne me consoles-tu
pas? pourquoi ne réponds-tu pas à mon salut? Ouvre tes
yeux sur mon visage, ô Aly-Ekbèr! moi aussi, moi Hous-
seïn, je suis ton père, regarde-moi, ô Aly-Ekbèr! Est-ce
que ton âme désolée serait mécontente de moi parce que,
lumière de mes yeux, je n'ai pas pris soin de te donner
une épouse? moi, ton père, moi qui meurs de soif, je n'ai
LES NOCES DE KASSEM. 423
jamais rien vu jusqu'ici qu'on pût te reprocher, et cepen-
dant, me-voilà devant toi, moi, Housseïn, et toi, tu restes
couché! Pourquoi me manquer de respect? ne m'offense
pas ainsi en vue de l'ennemi. Je te conduirai au lit nup-
tial. Baise ma mainl Les flèches et les lances ont traversé
ton corps délicat. A quoi cela conduit-il qu'à faire mourir
Housseïn de chagrin? Cette douleur que tu me donnes a
fait de moi, en un instant, un vieillard accablé : vois,
comme, à tes côtés, je tombe sur la terre!
(Les femmes et les enfants se couvrent de sable.)
OMM-LEYLÀ.
Tu n'avais pas coutume d'être ainsi sans égards, mon
Aly-Ekbèrl Voilà Housseïn debout, et tu restes couché en
présence de ton père? Ne pleure pas ainsi, mon Housseïn,
que je te serve de rançon, et que des milliers d' Aly-Ek-
bèr comme le mien t'en servent également I
l'imam housseïn.
0 femmes, modérez vos transports par amour pour Zo-
beydèh-Fathemèh. Amenez ma fille, ô filles de Fathemèh.
Avance dans la chambre nuptiale, 6 Kassem, afin que je
remette en ta main la main d'épousée de cette pauvre
Zobeydèh-Fathemèh. Fathemèh-Soghra, où est-elle, pour
habiller la mariée? Oh, si cette noce avait eu lieu au temps
où vivait Fathemèh l !
ZEYNÈB.
Il convient maintenant que les femmes prononcent les
bénédictions d'usage. Apportez les bouquets de fleurs pour
le fiancé. Et toi, Kassem, bouton de rose du jardin du
1. Ici, je cherche à bien distinguer entre les trois Fathemèh celle
dont il est question. Le texte, au contraire, fait consister sa beauté à
es confondre dans l'esprit de l'auditeur.
424 LES NOCES DE KASSEM.
cœur de l'Imam Hassan, attache tes regards brillants de
joie sur le visage de la fille de ta tante I
OMM-LBYLA (parlant tu cadavre d'Aly-Ekbèr).
Les voilà toutes , 6 mon fils, les voilà qui offrent des
fleurs à Kassem; mais moi, je lui donnerai en place une
partie de ta tresse, (a Kaasem) Puissé-je être ta rançon, à toi,
6 Kassem, qui vas contempler J' objet encore inconnu de ton
désir I Mon Aly-Ekbèr t'adresse ses vœux de bonheur.
KASSEM ET SA FIANCÉE (ensemble).
Aly-Ekbèr, où es-tu? ta place est vide 1 dans ce monde
mauvais ta place est videl
(On Toit entrer dans le tekyèh des musiciens jouant de la flûte et dn
tambourin ; des palefreniers mènent des cheyaux richement harnachés
et couterts de honsses brodées. Kassem monte sur un d'eui et est
conduit en cérémonie par les enfants et les femmes, à l'exception
d'Omm-Leyla. On lui jette des fleurs. Derrière lui marchent des musi-
ciens, jouant des airs funèbres et conduisant une litière drapée de
noir, qui est destinée à Aly-Ekbèr.
Ici la scène est supposée changer. On est dans le désert, à l'extérieur
des tentes des Imams, entre elles et les troupes syriennes. Fanfares
de tambours , de trompettes et de kernas. Paraissent le général
Yéiyd, lbn-Sayd, et Shemr.)
IBN-SAYD (à Shems).
Que signifient ces gémissements et ces lamentations sur
le champ de bataille, A Shemr?
SHEMR.
Il se peut que ces pleurs de gazelle soient des plaintes
poussées par ceux qui meurent de soif.
IBN-SAYD.
Il semblerait que c'est une noce I on entend le bruit des
mains frappées Tune contre l'autre I
SHEMR.
Ce doit être une scène de douleur. Les femmes se meur-
trissent la poitrine et la tête.
LES NOCES DE KASSEM. 425
IBN-SAYD.
Les cris d'une femme arrivent à mon oreille. Elle pleure
un mort.
SHEMR.
C'est Omm-Leyla, la vieille mère d'Aly-Ekbèr, qui vient
d'être tuè.
IBN-SAYD.
Le roi de la Foi célèbre cependant, ce semble, une noce
dans ce désert.
SHEMR.
Pour qui irait-il faire une noce et donner des baisers
sur les yeux?
IBN-SAYD.
Il marie Kassem afin de le rendre content.
SHEMR.
Autorise-moi à leur porter mes vœux de bonheur.
IBN-SAYD.
11 t'est permis, va! prononce des vœux de bonheur sur
le roi, abandonné de l'univers entier, et fais de même pour
moi, pour Ibn-Ziyyad et pour Yézidl
SHEMR (d'une yoix insultante à l'Imam Housseïn).
0 fleur du Jardin des créatures, reçois mes vœux ! Pour
la joie de Kassem, ton gendre, reçois mes vœuxl Le
monde ne se souvient de rien de pareil à cette fête de
noce que tu donnes aujourd'hui. Reçois mes vœuxl il
se peut que cette assemblée de fête soit bientôt changée
violemment en une assemblée de deuil, Reçois mes vœuxl
et après t' avoir offert mes vœux, j'annonce à Kassem
qu'il lui faut se préparer au martyre.
(Shemr sort. — On se retrouve dans l'enceinte des tentes,)
24.
426 LES NOCES DE KASSEM.
L'IMAM HOUSSBÏN (sor son trône).
Que de pleurs pour ta dureté, 6 ciel d'azur I quelles flè-
ches tu fais pénétrer dans le fond de mon âme! le destin,
pour me tuer, tient déjà la corde prête; le sort brandit
dans sa main le poignard de la violence. Où irai-je,
que faire, quelle ressource trouver? irai-je en Chine, au
Khatay ou dans l'Inde, l'Anatolie ou l'Europe?
KASSEM (à l'Iman).
Pour Dieul jusqu'à quand resteras-tu ainsi la tête
baissée et le cœur serré, ô mon oncle? Il ne convient pas
qu'un homme d'honneur demeure accablé sous le poids.
Cette noce, ô mon Dieu ! je n'en ai rien vu encore que de
la douleur, (a zobeydèh) Que Dieu te garde! car pour moi, je
te quitte, ô ma fiancée I
(Il l'embrasse.)
ZOBEYDÈH (lai rendant ses caresses).
Toi, dont la taille élancée est celle du cyprès, marche
doucement, doucement; interroge ce triste moment, dou-
cement, doucement !
KASSEM.
Rameau fleuri, pleure comme le rossignol, doucement,
doucement! Tire de ton cœur ses soupirs enflammés, dou ■
cernent, doucement !
ZOBEYDÈH.
Fils de mon oncle, la fumée de la douleur tourbillonne
dans mon âme. Viens, assieds-toi, calme l'embrasement
de ton cœur, doucement, doucement!
KASSEM.
. Toi, dont les cheveux de jacinthe s'enroulent en boucles
rondes comme le fruit du noisetier, remplis de pleurs tes
yeux qui semblent des amandes; laisse tomber le jus de
LES NOCES DE KÂSSEM. 427
la grenade sur les feuilles de la rose, doucement, douce-
ment !
ZOBEYDÈH.
0 viens! reste un moment assis; l'éclat de ton visage
est le flambeau qui, tous, nous éclaire; laisse-moi tourner
autour de toi, comme le papillon, doucement, douce-
ment I
(Zobeydèh accomplit autour de ILassem l'ancien rile de respect et d'affec-
tion en tournant autour de lui.)
KASSEM.
Tu me troubles, 6 ma nouvelle, ma triste épousée! tu
enlèves à mes mains les rênes de ma volonté, doucement,
doucement! (Kassem se lèye n,our s'éloigner, Zobeydèh le retient par le
bord de son habit). Laisse aller mon vêtement; nous ne dépen-
dons pas de nous-mêmes !
ZOBEYDÈH.
Ne retire pas de ma main le pan de ton habit! je n'ai
plus de force, je n'ai plus de résignation!
KASSEM.
Que dis-tu? et depuis quand donc les nouvelles mariées
éprouvent-elles un autre sentiment que la joie?
ZOBEYDÈH.
Les gens disent quelquefois : Telle fiancée a porté mal-
heur!
KASSEM.
Hélas! ce voile doré qui pare en ce moment ta tête n'y
restera pas.
ZOBEYDEH.
Non. Sur ma tête je mettrai un voile noir s'il faut que
je sois loin de toi.
KASSEM.
Ne t'afflige pas, tu t'en iras captive avec ma tante.
42* LES NOCES DE KA8SEM.
ZOBEYDÈH.
A qui me confieras-tu, toi qui t'en vas si ardent?
(Kassem l'embrasse encore et la quitte. Elle se rasseoit.)
KASSEM (à l'Imam Honsseln.)
0 roi sans ressources et sans armée, souverain dont
les paroles sont douces, arrange toi-même le linceul
autour du corps de ton Kassem, aux lèvres de sucre.
l'imam housseïn.
0 rossignol du verger divin du martyre! je te déchire
ta chemise comme on déchire la pétale d'une fleur. Voilà
ton linceuil, je te rattache! J'embrasse ton visage, cette
lune ! Il n'y a pas de terreur, pas d'espoir, sinon par
Dieu!
(Kassem parait, soi Tant l'usage des Arabes , an moment de livrer un
combat mortel , enveloppé dans son linceul , qui entoure ses épaules et
sa taille.)
KASSEM.
Cent remercîments de ce que, par la bonté de mon gé-
néreux oncle, le moment arrive où je vais porter ma vie
à la somme des vies ! Il est temps qu'elle sorte de l'inté-
rieur de sa coquille, la perle isolée, et qu'elle aille se
placer au coin de la couronne de l'Être Souverain.
ABDOULLAH (tout jeune enfant, frère de Kassem.)
Vois, frère, dans le chagrin qui me presse je ne suis
plus maître de moi I
KASSEM.
Je vais rejoindre notre père Hassan, mon frère. Je vais
lui porter des nouvelles de Housseïn.
ABDOULLAH.
Si tu vas combattre l'infidèle, je ne veux pas; je ne
veux pas!
LES NOCES DE RÂSSEM. 429.
KASSEM.
Laisse-moi partir, toi dont je suis la rançon 1 Laisse-
moi donner ma vie pour notre oncle.
ABDOULLAH.
Je pensais qu'au jour de tes noces j'allais porter de-
vant toi deux flambeaux allumés.
KASSEM.
En place de deux flambeaux de joie, tu allumeras les
lumières sur ma tombe.
ABDOULLAH.
A qui recommanderas-tu ta mariée? Mon cœur est plein
de douleur pour elle.
KASSEM.
Viens I je remets en tes mains la mariée que j'aban-
donne sans soutien dans ce désert.
ABDOULLAH.
Et moi, dans les mains de qui me confieras-tu, moi,
dont la tête est la rançon de tes pieds I
KASSEM.
Je te confierai, 6 mon frère, aux mains de notre .oncle
auguste. (A Housseïn.) 0 mon oncle, mon oncle, mon cher
oncle, je te recommande Abdoullah ; A Housseïn I 0 lu-
mière de mes yeux I je remets sa main dans la tienne. Il
est sans soutien et sans amis; ô mon oncle, protége-le.
Après moi, à chaque instant, il faudra tâcher de distraire
sa douleur.
l'imam housseïn.
Mon corps succombe au chagrin de ces deux enfants
sans père. Vois l'état où je suis, 6 éternel I O juste I Ab-
doullah est l'âme de son oncle; il est le chéri de mon
cœur ; il est le souvenir de Hassan, le seigneur des
hommes.
430 LES NOCES DE KASSEM.
KASSEM (à Zobeydèh.)
Viens, ma fiancée, que je te regarde encore une fois,
que je cueille une fleur de joie du jardin de ton visage!
(Ils s'embrassent)
EASSEM ET ZOBBYDÈH (ensemble à l'auditoire.)
Amis! privés de ceux que vous aimez, pleurez sur
la séparation. Mes amis, malheur, malheur sur la sépa-
ration! La séparation nous tue; que Dieu retire notre
malheur !
KASSEM.
Notre prochaine entrevue sera à la résurrection. 0 fa-
mille sacrée, adieu !
OMM-LEYLA.
Rançon de mon âme, 6 mon KassemI mon chéri! Pour-
quoi n'as-tu pas dit adieu au cadavre de mon Aly-Ekbèr?
KASSEM (debout ànprès du mort.)
Aly-Ekbèr, fils de mon oncle, mon vaillant! si jeune,
livré à la mort! moi aussi jeune, me voilà sans espérance !
Le sabre et le poignard t'ont mis en cent lambeaux. Hélas!
je n'ai pas vu tes noces. Bien qu'en ce moment nous
soyons séparés, ne t'afflige pas, j'arrive derrière toi.
OMM-LEYLA (à Kassem.)
Quand tu vas entrer, les yeux humides, dans le jardin
du paradis, baise pour moi la tête d'Aly-Ekbèr.
(Faofare. Un palefrenier amène un cheval de bataille; Kassem le monte
et prend nn bonclier : entrent Ibn-Sayd, Shemr et des soldats vêtus
de cottes de mailles.)
KASSEM (le sabre à la main, à l'ennemi )
0 renards astucieux et féroces, lequel de vous viendra
se mesurer avec moi? Moi aussi, je suis un fruit royal de
l'arbre ; moi aussi je suis un ornement et un bijou de la
couronne et du trône; moi aussi, je suis un des rayons
LES NOCES DE KASSEM. 431
des deux astres souverains : je suis le fils de Hassan et le
neveu de Housseïn !
SHEMR.
Soldats I prenez sa vie comptant! Rendez ses amis té-
moins de sa mortl
KASSEM.
0 main de Dieu, lumière demesyeux, Imam Housseïn,
regarde-moi I 0 souverain, lune favorable, regarde-moi I
(Fanfare, bataille, Kassem et les Syriens sortent du tekjèh en se battant;
on les perd de yue.)
L'IMAM HOUSSEÏN (assis snr son trône.)
0 orphelins, tirez de votre corps des soupirs de cha-
grin. Placez tous le Koran sur votre tête. Des prières
pour Kassem sont ici un devoir impérieux; car il est seul
dans la bataille, et, il n'y a qu'un instant, il est devenu le
gendre de HoUSSeïn . (Toutes les femmes et les enfants, avec le Koran
sur lear tôte, se couvrent de sable). 0 Seigneur Dieu 1 pour l'a-
mourdu Prophète I
ZOBEYDÈH (cachée derrière la tente.).
0 Pieu, 6 mon maître, amen, amenl
l'imam housseïn.
Aly, époux de Fathemèh, la dame de la Résurrection,
accorde la victoire à Rassem qui combat sans aide I garde-
le de la méchanceté de Azrek le maudit.
ZOBETDÈH.
0 Dieu, ô mon maître, amen, amen I
L'iMAM HOUSSEÏN (à Zeynèb.)
Ces gémissements plaintifs, ma sœur, de quel être mal-
heureux viennent-ils? Qui est là, derrière la tente? qui
répond amen ?
ZEYNÈB.
Ces cris viennent de l'épouse désespérée de Kassem,
432 LES 50CBS DE KASSEM.
dont les yeux roulent des parles par le chagrin qu'elle
souffre pour son mari.
L'IMAM HOtSSIÏH àZonerdèh.)
O épousée ! 6 cœur soucieux de mon gendre Kassem !
ne tire pas de pareils sanglots de ta poitrine endolorie.
(Fanfare. Rentre lassent, il descend de cheval et s'approche de Hosstein;
les femmes et les enfants l'entourent.)
KASSEM.
Mon oncle, tu es roi! Kassem est ton chef de guerre!
écoute ce que je vais dire : Que ma vie soit la rançon de
ton chagrin ! Quand un général remporte la victoire, il
reçoit un présent d'honneur; Kassem a triomphé, 6 mo-
narque puissant! Le général des troupes de Syrie, Azrek,
a été renversé par mon sabre baigné dans son sang. J'ai
fait reculer les rangs de l'armée impie. Honore Kassem
d'un présent, puisqu'il est ton soldat. Vois, ton gendre
est le chef et le général de tes fidèles.
l'imam housseïn.
Que je sois la rançon de ton visage ! parle : quel pré-
sent veux-tu ? Que je sois la rançon de la force de ton
bras, parlo : quel présent veux-tu? Que je sois la rançon
de ta main et de ton glaive, parle : quel présent veux-
tu ? Jo ne te refuse pas mon âme, parle : quel présent
voux-tu ?
KASSEM.
Ma langue s'est desséchée dans ma bouche, 6 mon
oncle. Le présent que je veux, c'est dp l'eau.
l'imam housseïn.
Tu me couvres de honte, Kassem! que faire? Tu veux
de l'oau; il n'y- a pas d'eau.
KASSEM.
Si je pouvais humecter ma bouche, j'en finirais avec les
gen» de Koufa.
LES NOCES DE' KASSEM. .433
L'iMAM HOUSSEÏN.
Par ma vie, je n'ai pas une goutte d'eau!
KASSEM.
Si cela était permis, j'humecterais ma bouche de mon
propre sang.
L'iJHAM HOUSSEÏN.
Cher enfant, que puis-je faire contre les défenses du
Prophète*?
KASSEM.
Je t'en supplie, fais en sorte que mes lèvres soient seu-
lement mouillées, et, je te l'assure, je serai vainqueur
des ennemis.
L'iMAM HOUSSEÏN (posant sa bouche sur celle de Kassem).
Va maintenant, et qu'Aly, fils d'Aboutaleb, te conduise
dans le droit chemin !
LA MÈRE DE KASSEM.
Arrête, ô mon cher enfant! A peine jeune homme, tu
brises le cœur de ta mère, et si vite, si vite ! <
ZOBEYDÈH.
Ta chambre nuptiale est devenue une chambre de
mort, ô fils de mon oncle, et si vite, si vite !
LA MÈRE DE KASSEM.
Tu t'échappes de ma main, ô bâton de ma vieillesse,
hélas ! hélas !
ZOBEYDÈH.
11 s'écarte de moi, le nouveau jeune homme, hélas!
hélas !
LA MÈRE DE KASSEM.
Ame de ta mère, fiancé sans bonheur, que ferai-je?
1. Le sang étant essentiellement impur, Kassem ne pourrait s'en
désaltérer sans crime.
25
43 1 LES NOCES DE KASSEM.
ZOBETDÈH.
Je nourris ma vie du sang de mon cœur l
KASSEM.
Malheur! de tous les côtés, du sel tombe sur mes bles-
sures î Infortuné que je suis ! où est le remède à des mal-
heurs si divers? D'une part, les gémissements de ma mère
mettent mon cœur en feu; de l'autre, les pleurs de mon
épousée me jettent dans un désordre terrible. Où arrêter
mes yeux? sur la douleur, sur le regret, sur le visage de
ma mère désespérée, ou sur celui de mon épousée nou-
velle ?
ZOREYDÈH ET KASSEM (ensemble à l'auditoire).
0 Musulmans! pour deux infortunés sans amis, versez
de vos yeux des larmes de sang; gémissez; dites dans
votre chagrin : la séparation est horrible! la séparation,
c'est le malheur !
KASSEM (à Zjbeydèh .
En souvenir de moi, ne revêts jamais de vêtements
verts ou rouges ; sois toujours habillée de noir afin que les
gens disent : son mari est mort. Du reste, au jour de la
résurrection nous nous reverrons. Je te quitte, adieu !
(Shomr et ses soldats paraissent dans le tekyèh. Kassem remonte à cheval
ot tire son sabre. Fanfare, combat. Kassem sort du tekyèh avu-c les
Syriens.^
ZOBETDÈH (seul.).
Tu es parti, et avec toi, fils de mon oncle, est parti
mon bonheur. Après tout, ma tendresse, ce me semble,
n'avait pas beaucoup touché ton cœur ; ah! s'il en est ainsi,
ne songe pas à moi, la dédaignée, qui suis ton épouse :
mais vois en moi ce que je suis aussi, la descendante du
Prophète, et aime-moi pour cela.
LES NOCES DE KASSEM. 435
KASSEM.
cheval est couvert d'une housse sanglante, à laquelle est attachée en quin-
' nce UDe quantité de fuseaux de bois teints en rouge, figurant des flèches.
Kassem, lui-même, a revêtu une sorte de chemise pareillement garnie. Son
easque est tombé; une entaille sanglante est figurée sur sa têle jusqu'à la
moitié du front. Son visage est sillonné de ruisseaux de sang, ses mains en
sont rouges. Il a perdu son bouclier et son sabre. Fanfares et tambours.)
0 Aly, le maître de l'épée tranchante I au secours, ô
mon aïeul auguste, au secours I
(Il tombe et meurt.)
SHEMR (entrant et brandissant son sabre.)
Belle épousée, plongée dans le désespoir, sors, viens
ici I Kassem est revenu te voir. Sors, viens ici !
l'imam housseïn.
Accours, Zeynèb! Kassem est vraiment marié I Sa noce
est devenue l'affliction éternelle de Rerbelal Va, qu'on
tende de noir sa chambre nuptiale; dis à sa femme qu'elle
s'habille de deuil !
ZETNÈB.
Si la femme se revêt d'un voile noir, certes, la mère de
Kassem va expirer de douleur. Gomment pourrais-je,
moi, tendre de noir la chambre nuptiale? Que plutôt le
ciel livre au vent la poussière de ma vie I Relève-toi, ô
cher neveu, aux gémissements de ma voix. Eh bien, oui I
je vais couvrir ta chambre nuptiale de noir.
LÀ MÈRE DE KASSEM (à Zeynèb).
Toi, chère à Fathemèh, ô Zeynèb, que veux-tu faire 1
Aurais-tu appris qu'ils ont tué mon fils!
ZEYNÈB.
Couvre ta tête de noir, ô ma sœur à l'âme déchirée I
Que ta vie soit conservée I Ton Kassem est mort.
LA MÈRE DE KASSEM.
Hélas 1 mon destin est renversé; mon fils, enlevé par
la mort, est abattu. Viens, nouvelle mariée, je suis au dés-
«,. LES SOCEt H
t-*i. ■• \ ien- iirttix t-liv marte- or z..mz. zar^rr* ?:rant
■>■ t»r.»\t «m - - ■ • - !•• nirtt*- m viiîjt i. ^ r-r-y^ -.x t-h*-
\ . .i . « » ii'isimhi: . • nifiii bieu. ol I. i. 7 « - jaz^is une
.1 :!••■■ iniTf i-iininic ni«»! Lf- son c pia > il* —z:z ia:.f ïa
II..I-.!- 1I1: charnu
zo*rn>tB.
« » iiuilhfaiinkii\ kassem ' quf if*fti? ta ran.y«n de la foi!
h» \ !••!!- m: muiI instant dan?- celle cnamDrr nupiiale où
:. pi.ii''- r*\ rester \idi*. Ta main roture de san£. frotte-la
-i:- lut--. \i»u\. Ki reperde! qui est plus rouge, elie ou leur
.-.iini'ir .1 eu\"
l % «ÈR1 lil kASSEM Uinmnrà Ai*-Ekber .
*Miu; mère il un jeune homme emporté par la mort!
LA MÊME H ALT-KMÈM.
\ 1 Niiui. ma sœur, toi la délaissée, toi la désolée!
LA MÈRE DE fcASSEM.
Km-iv que ton affection sait ce qui m'arrive?
OMM-LEYLA .
oiu m meure pour toi ! D'où vient que tu pleures?
LA MÈRE 1>E KASSE .
He^anle ;i nos cotes cette nouvelle épouse vêtue de
non. ni;) surur!
OMM-LEYLA.
Qu'est-ce donc? le malheur a troublé mon esprit.
LA MÈRE DE KASSEM.
Mu (leur uouxclle a roulé dans le sang.
OMM-LEYLA.
Maintenant, tu comprends l'état de mon cœur.
LA MÈRE DE KASSEM.
Kassem, si jeune, a été la rançon de ton aimable Aly-
Klbfcr.
LES NOCES DE KASSEM. 437
OMM-LEYLÀ.
Aly-Ekbèr a été la rançon des Shyytes.
LA MÈRE DE KASSEM.
Si tu veux pleurer, viens I associons-nous et ne pen-
sons désormais à rien d'autre.
(Tous les acteurs se lèvent et , rangés en ligne , déclament ensemble
la prière suivante.)
0 Dieu, ne sépare jamais la main de la Victoire, cette
belle fiancée, de la main de Nasreddin-Shah, le souve-
rain, le sceau de la gloire de Djemshyd.
Que celui qui a organisé cette plaintive réunion, el
celui qui vient y pleurer, soient accueillis par toi en
mémoire de Mohammed, le sceau de la prophétie I
Que les femmes soient pardonnées pour Fathemèh, les
hommes pour Aly, échanson de la source d'immortalité;
les jeunes et les vieux pour Aly-Ekbèr et pour Kassem!
A tous les acteurs, donne, ô Dieu bienfaisant, une lon-
gue existence, et enfin, viens en aide à Féday I
CHAPITRE XVI
AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES
La Fathemèh-Zobeydèh de la pièce que l'on vient de
lire ne fut pas, après la mort de Kassem, la moins mal-
heureuse de sa triste famille, au gré de la légende. Quand
l'Imam Housseïn eut été martyrisé par Ibn-Sayd et par
Shemr, ce qui arriva le lendemain, les Syriens et les
gens_de Koufa se précipitèrent sur les tentes; tout fut
pillé, le feu dévora de tristes restes. Les femmes, insul-#
tées et battues, furent chassées à coups de lances devant
les chevaux; la jeune épousée eut les oreilles arrachées
par un soldat, qui convoitait ses bijoux.
On se tromperait si l'on jugeait que le ton des tazyèhs,
de ces lamentations, est toujours le même. Sans doute,
le chagrin le plus profond y domine, et il en est néces-
sairement ainsi dans la tragédie de tous les temps et
de tous les pays. Mais le chagrin, comme la joie, a bien
des nuances; or les tazyèhs s'efforcent de n'en négliger
aucune et de les reproduire toutes dans leur cadre. On
se tromperait également si l'on croyait pouvoir limiter
aux dix jours qu'a duré la catastrophe de Kerbela l'espace
de temps où se meut la fantaisie des poëtes. Il en était
440 AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
ainsi il y a peu d'années encore. Le premier jour du
moharrem voyait, en quelque sorte, naître l'action;
maintenant la muse émancipée recherche librement, non-
seulement tous les faits qui se rapportent à l'existence
des Imams antérieurement à la période funèbre, mais
encore elle dépasse cette période et suit la destinée des
âmes saintes au delà de leur vie terrestre. Pourvu qu'il
soit question du martyre, dans l'avenir ou dans le passé,
la donnée est satisfaite, et le goût public encourage les
auteurs à prendre toute liberté. Ainsi, désormais, dans les
représentations des dix journées saintes, les acteurs ne
s'astreignent plus à suivre un ordre chronologique; et
comme chaque tekyèh ne donne qu'une pièce par jour, il
s'en faut que toutes les pièces soient données dans l'es-
pace de temps consacré; on les joue dans les deux mois
qui suivent et dans le reste de l'année. Seulement l'usage
s'est maintenu de consacrer le dixième jour du moharrem
à représenter la mort de l'Imam Housseïn. Toutes les trou-
pes se réunissent pour cette solennité dans une place
immense. Il n'y a pas de tekyèh, ni de tâgnumà. Les
spectateurs riches font dresser des tentes autour de la
vaste étendue réservée à l'action. On figure, au centre,
le camp de l'Imam, et au dénoûihent il est incendié.
Mais il faut maintenant donner une idée rapide du
cycle qu'embrasse, en ce moment, la littérature des ta-
zyèhs.
Une première pièce est intitulée : le Jeu avec de la
terre. Aly et Fathemèh vivent à Médine avec leurs deux
fils Hassan et Hussein. L'affection mutuelle la plus tendre
unit les membres de cette sainte famille. On voit leur in-
térieur; on admire leur bonté, leur douceur, leur simpli-
AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES. 441
cité. C'est le matin. Fathemèh , la fille du Prophète, celle
que celui-ci a proclamée, avec Eve et la sainte Vierge,
la plus excellente des femmes, s'occupe des soins du mé-
nage, et elle habille le petit Housseïn. Elle le fait asseoir ;
elle peigne ses cheveux en lui parlant avec une tendresse
exquise. Tout à coup, un cheveu tombe sous le peigne.
Elle s'arrête à le contempler. Elle pleure de cette ombre
de tort qu'elle vient de faire à son fils, et, ^fir cette idée,
s'abandonne à une profonde mélancolie en songeant à
l'avenir réservé à un enfant si cher.
Gomme elle est plongée dans ces tristes pensées, l'ar-
change Gabriel, envoyé de Dieu, apparaît et lui repro-
che sa faiblesse : « Que feras-tu donc, lui dit-il, quand tu
sauras le destin qui l'attend? Un cheveu tombe et tu
pleures? Mais qui pourra compter les blessures qui cou-
vriront un jour ce corps que tu chéris? Qui pourra ap-
précier les innombrables douleurs qui tortureront son
âme?»
Fathemèh, plus désolée que jamais, est consolée par
Aly, et celui-ci sort dans la ville pour aller saluer et
écouter le Prophète de Dieu.
Alors les enfants de la maison se réunissent autour de
Housseïn et le saluent avec amour et respect, car il est le
plus brave, le plus aimable, le plus noble d'entre eux.
11 est le favori de l'Apôtre.
Ensuite les enfants se mettent à jouer, et Housseïn
avec eux s'amuse à faire des trous et des monticules de
terre. Aly, de retour, l'interroge sur ce jeu, et Housseïn,
par des réponses enfantines mais prophétiques, lui laisse
entrevoir dans l'avenir des sépultures et des tombes.
Quand le « Lion de Dieu » s'est retiré, arrivent d'autres
enfants, conduits par un de leurs compagnons que le
25.
442 AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
pottte montre armé de toutes pièces, et, malgré son
jeune âge, la chemise de maille sur le dos et le casque en
tète. Il apostrophe les jeunes Imams, il les insulte, il les
poursuit. Avec ses amis, il leur jette des pierres.
Habib, le compagnon bien-aimé de Housseïn, veut
défendre celui-ci; mais leurs jeunes persécuteurs les
frappent l'un et l'autre , les dépouillent et tes laissent
étendus survie sol, Habib couvrant de son corps le
corps évanoui du petit Imam. Ces enfants si cruels T qui
sont-ils? C'est le petit Azrèk , le petit lbn-Sayd, le petit
Shemr, les futurs assassins de Kerbela , et toute la bande
de leurs complices désignés. Fiers de leur victoire, ils se
retirent. La scène reste un moment inoccupée, si ce n'est
par les corps des deux innocents évanouis. Mais l'ar-
change Gabriel paraît, va prévenir Aly, le ramène, les
enfants sont relevés et on les reconduit à Fathemèh.
J'ai indiqué le sujet de la mort d'Abbas, celui de la
mort d'Aly-Ekbèr, celui de la mort de ses deux frères. 11
y a aussi la mort d'Abdoullah. Puis, enfin, le point cul-
minant de la tragédie, le massacre d'Housseïn lui-même.
Dans une pièce dont le sujet est «postérieur à ces évé-
nements, un ambassadeur français, indigné des cruautés
de Yézyd, prodigue, en sa présence, les marques de res-
pect et de vénération aux femmes de la tente : — « Pieux
chrétien! lui dit Zeynèb, puisses-tu être récompensé! »
11 se fait musulman et devient martyr. Il y a dans cette
pièce un mot qui eût fait tressaillir Alfieri. Le khalife
Yézyd est sur son trône, quand Shemr parait et lui an-
nonce les événements de Kerbela. Le khalife, ivre do
joie, se les fait raconter dans les derniers détails, qu'il
savoure avec toute la satisfaction de la haine en tf?io de
• AUTRES COMPOSITIONS THEATRALES.- 443
se repaître. Et quand Shemr lui a énuméré avec com-
plaisance4es blessures, les souffrances des Imams, Yézyd
lui demande : — « Les femmes ont-elles pleuré? »
Puis on voit ces tristes victimes, le sang le plus noble
de l'Islam, enfermées par ordre du khalife dans une mau-
vaise masure, sous les murs du palais. Elleô, sont en
haillons, sans pain, sans eau. Elles pleurent; leurs gé-
missements parviennent la nuit aux oreilles de la femme
du khalife, qui, ne sachant quelles sont les malheureuses
qu'elle entend ainsi se lamenter, se lève et va voir. 11
faut savoir que cette femme, devenue alors si puis-
sante, avait été autrefois l'esclave de Fathemèh. Elle re-
connaît Zeynèb. D'abord assez fière, bientôt touchée,
puis honteuse et suppliante, l'épouse du khalife, cou-
verte d'or, tombe aux pieds de la captive en haillons,
puis , se relevant , court à Yézyd et lui reproche son in-
justice et sa cruauté. Mais celui-ci, qui ne se dément pas,
ordonne la mort de sa femme , et , pour faire taire les
plaintes des femmes et des enfants qui redemandent
Housseïn, il leur envoie la tête du martyr.
Sekynèh,la plus j,eune des filles, une enfant de quatre
ans, se couche à cette vue, en tenant la tête chérie
de son père sur sa poitrine. L'Imam lui apparaît : —
« 0 mon pèrel te voilà, lui dit-elle, où étais-tu donc? J'ai
« eu faim, j'ai eu froid, on m'a battue I où étais-tu! »
Elle a déjà retrouvé son père, l'éternité a commencé pour
elle; elle ne rouvre plus les yeux; elle est morte, et sa
mère et ses tantes ensevelissent la petite Sekynèh.
Voici, maintenant, pour finir, la conception la plus sin-
gulière de cette poétique où, comme on l'a vu, l'idéalité
n'a pas de limite dans ses élans, non plus que la réalisa-
tion la plus brutale et la plus matérielle dans ses exprès-
444 AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
sions. Car, je le répète, et on l'a vu, ni pour le temps,
ni pour l'espace, ni pour les changements de lieu, le
drame n'est gêné par aucune règle restrictive; le champ
de la convention théâtrale est sans bornes; on exige tout
de l'imagination du spectateur qui, de son côté, se déclare
prêt à tout, et d'autre part, on lui donne les accessoires
au naturel ; on lui amène les martyrs sous les yeux, on
les lui montre ruisselants de sang et d'un sang véritable,
défigurés par des blessures hideuses. Il n'y a en Europe
que les Espagnols qui aient compris l'art de la même
manière; aussi leur théâtre, tout aussi bien que le théâtre
grec, pourrait-il donner lieu ici a beaucoup de compa-
raisons très-frappantes.
La pièce dont je veux parler et qui est intitulée : la
Fille chrétienne, a été composée il y a deux ans tout au
plus, peut-être moins. On l'a jouée l'année dernière
au tekyèh du roi , dans son camp d'été , et c'est pour la
première fois, cette année, qu'elle a été vue à Téhéran.
Par une innovation digne de remarque, le sakou est,
avant que la réprésention commence, caché aux yeux des
spectateurs. Un rideau formé de toiles de tentes l'envi-
ronne. On veut qu'il y ait surprise; le poëte cherche et
prépare une première impression. Rien n'est plus simple
pour nous, et, pour les Persans, plus nouveau. Quand
les fanfares, qui annoncent d'ordinaire l'entrée des ac-
teurs, se font entendre, des ferrashs enlèvent rapidement
l'enceinte de toile qui dérobait la vue de la plate-forme,
et voici ce que l'on voit :
Le sakou représente la plaine de Kerbela après le dé-
sastre. Les Arabes sont partis; il ne reste rien, rien que
les tombes. Une épaisse jonchée d'herbes vertes étend ses
rameaux çà et là sur les sépultures, en forme de tumulus,
AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES. 445
et comme cette jonchée est disposée de manière à ne rien
couvrir qu'à demi, on voit, dans les tombes, les corps des
martyrs. Aux uns il manque la tête ; aux autres les deux
bras ; celui-ci a un bras de moins et la tête fendue ; celui-
là, un enfant, a le corps traversé d'une flèche. Ces cada-
vres remuent, car ce ne sont pas des mannequins, mais
les acteurs eux-mêmes qui sont là couchés. Un tombeau,
plus vaste, élevé comme un autel, est au bout du sakou :
c'est celui de l'Imam Housseïn lui-même. On voit le
saint, couvert de plaies, étendu sur sa tombe.
Ainsi le spectateur perçoit, en même temps, et ce qui
est sur la terre et ce qui est. dessous. Il voit le champ
des martyrs et les martyrs aussi; mais ce n'est pas tout.
Des sabres, des lances sont plantés près de 'chaque fosse
et rappellent le combat. Puis, à l'entour, des cercles de
bougies allumées figurent la gloire céleste qui environne
désormais les Imams, et les nimbes qui se sont allumés
pour eux; de sorte que l'imagination est saisie à la fois
parle silence et la solitude du désert, de l'horrible désert
où s'est accompli un tel carnage, et par l'idée que tout
est fini et que tout commence, puisque les saints , cou-
chés et visibles dans leur sanglant repos , sont resplen-
dissants de la splendeur éternelle.
Soudain entre dans le tekyèh une caravane. Ce sont
d'abord des joueurs d'instruments divers; puis viennent
des soldats, ensuite des chameaux lourdement chargés de
caisses et de bagages que recouvrent des tapis de drap
rouge brodés en couleurs variées; enfin, une suite de
domestiques à pied, et sur un cheval, caparaçonné d'or
et portant une aigrette sur la tête, une jeune dame euro-
péenne : sa servante et des soldats terminent le convoi.
J'ai été frappé du costume de la dame européenne. Le
446 AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
directeur du théâtre y avait donné des soins infinis. 11
avait consulté des lithographies, des gravures, et ana-
lysé la toilette dune ou deux personnes qui sont à Téhé-
ran. 11 y avait mis beaucoup de conscience et, à quelques
égards, n'avait pas mal réussi. Le jeune garçon chargé du
rùlc de la Fille chrétienne était d'ailleurs très-joli. Il portail
une robe de satin vert , à grandes fleurs brodées ; c'était
une étoffe de Lyon ; deux ou trois volants chargeaient le
bas de la jupe; les manches étaient froncées; un petit
châle de l'Inde se croisait sur la poitrine à la façon de nos
paysannes. Un chapeau de paille, à larges bords, était
entouré d'un ruban de velours noir, avec un nœud sur
le côté Mais tout cela paraissant un peu pauvre, la jeune
dame avait mis un agdrou; c'est le cordon de perles
avec des pendants d'émeraudes ou de rubis, qui, atta-
ché aux tempes, entoure le bas du visage. Enfin, et je
voudrais me dissimuler cette circonstance, non-seule-
ment la jeune dame européenne était à cheval, jambe de-
ci, jambe de-là, comme les hommes, sur une selle per-
sane; enfin elle était chaussée de jolies bottes noires, qui
ne devaient pas monter beaucoup moins haut que le
genou. C'est à peu près ainsi qu'avec beaucoup de re-
cherches et de science, nos costumiers réussissent à
produire des chefs-d'œuvre qui feraient sourire les gens
des époques auxquelles on les assigne, s'il leur était per-
mis de revenir faire leurs critiques.
La jeune dame chrétienne descend de cheval avec sa
servante et ordonne au chef de ses ferrashs de faire dres-
ser ses tentes sur le champ des martyrs , car elle ignore
absolument quel est ce lieu où elle se trouve. Le domes-
tique se met en devoir d'obéir. On apporte un piquet,
on commence à l'enfoncer, mais un long jet de sang
AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES. 447
jaillit de la terre, du sang véritable, rouge, et qui tache
a Tentour les herbes dont le sol est couvert. L'assis-
tance fait un mouvement d'horreur. Le chef des ferrashs
quitte cette place néfaste. Il cherche à enfoncer son pi-
quet dans d'autres endroits : partout le sang jaillit, et à
chaque nouvelle épreuve des cris d'angoisses sortent de
l'assemblée. Enfin, l'Européenne, épouvantée, renonce à
s'établir dans ce lieu funeste, et monte, avec sa ser-
vante, sur le tâgnumâ. Là, elle se couche et s'endort.
Alors le Christ entre dans le tekyèh, monte sur le sa-
kou , et raconte à l'étrangère endormie dans quelle con-
trée elle se trouve, ce que c'est que Kerbela, le drame
terrible qui s'y est accompli. Peu à peu la vision se ter-
mine et le Christ se retire
Cependant, un Arabe du désert, un Bédouin, que na-
guère Housseïn avait comblé de ses dons, a appris ce qui
vient de se passer dans le désert, au bord de l'Eu-
phrate. 11 n'a qu'une seule pensée, c'est le pillage , et il
s'imagine pouvoir trouver encore quelque chose à enle-
ver, quelque butin à faire du bien de son bienfaiteur , un
lambeau quelconque échappé à la rapacité et à la furie
des soldats. Il se glisse dans le tekyèh avec les allure*
d'un voleur qu'il est. Il monte sur la plate-forme. L'acteur
que j'ai vu remplir ce rôle en avait non-seulement le
costume, mais la physionomie, mais les gestes. Il ne
tenait pas son cahier à la main; il jouait au naturel; il
était horrible dans son déportement louche et néfaste ; il
épouvantait. Eschyle n'a pas représenté la Force et la
Violence d'une manière plus brutale; Shakespeare n'a
pas pétri son Caliban d'une pâte plus grossière. 11 se
glissa cauteleusemcnt sur le sakou, se mit à chercher les
débris qu'il convoitait. 11 ne voyait pas les nimbes allu-
4W AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
mes autour des tombes. Ils étaient naturellement cachés
à une nature si obtuse. Ce qu'il ne voyait pas non plus,
c'était un groupe de colombes blanches, toutes vivantes et
apprivoisées, qui se promenaient sur le corps de l'Imam
Housseïn; car la tradition veut que, pour défendre ces
restes sacrés de l'ardeur du soleil, une troupe de ces
oiseaux ait plané au-dessus. Il était absorbé dans son
odieuse recherche, et bientôt il s'irrita, car il ne trouvait
rien. La rage le prit; la rage contre l'Imam qui lui semblait
le frustrer de ce qu'il espérait. C'était pis que la fureur du
chasseur contre le gibier qui, en se dérobant par la fuite,
lui dérobe sa proie. 11 fouilla avec rage la tombe sacrée
de Housseïn. Troubler le repos delà mort, l'action la plus
odieuse que l'on puisse commettre aux yeux d'un asiati-
que, et quelle mort et quel cadavre! que l'on juge du fris-
sonnement de l'assemblée. Mais l'horreur avait encore du
chemin avant d'être à son comble. Le misérable, hors de
lui, frappe les restes du martyr. Gela ne lui suffit pas ; il se
met à tourner violemment dans tout le champ funèbre; il
cherche une arme. Il trouve des poignards; ils ne lui
conviennent pas; il les jette. Il saisit des sabres, les ai-
guise lun contre l'autre; mais le combat les a trop ébré-
chés; ils ont trop travaillé déjà contre les casques et les
cuirasses, il les méprise. Il trouve un couperet de bou-
cher, c'est son affaire, c'est ce qu'il veut. Il le brandit
et se précipite à nouveau sur le corps saint. Alors il
frappe, il redouble, il s'efforce, il gémit, il injurie, et, en-
core une fois, le sang jaillit à gros bouillons sous les coups
qu'il porte. D'abord une voix lugubre l'a épouvanté. La
voix de Housseïn est sortie du tombeau, proférant ces pa-
roles révérées : « Il n'y a de Dieu que Dieu! » Il a eu
peur; mais sa folie l'aveugle et le rend sourd; les gémis-
AUTRES COMPOSITIONS THÉATBALES. 449
sements mystérieux qu'il excite redoublent son épouvan-
table manie. Le sang qui coule à flots rougit ses mains,
tache sa tunique, l'enivre, l'exalte et emporte la brute
jusqu'au démon. Les colombes effarées voltigent autour
de sa tète; il ne les voit pas. Soudain un cri terrible le
rappelle à lui ; il reprend une sorte de connaissance , et ,
lançant en l'air une main rouge qu'il vient de détacher
du cadavre, il fuit pour ne plus reparaître.
Alors entrent dans le tekyèh les anges, les prophètes,
Mohammed, Jésus-Christ, Moïse, les Imams, les saintes
femmes. Toute cette foule voilée , au désespoir, élevant
les bras, se précipite sur le champ des martyrs, court à
Housseïn. Maisje n'ai voulu raconter que l'action de ce
drame bizarre qui , dans l'union des sensations les plus
idéales et les plus matériellement sauvages, dépasse tout
ce que j'ai vu ou lu jusqu'ici. Il va sans dire que la fille
européenne, éclairée déjà par le Christ, son propre pro-
phète, se fait shyyte.
Je n'ai pas la prétention d'analyser ainsi tous les
tazyèhs; je crois que ce que j'en ai dit peut suffire. Il
arrive, dans le monde intellectuel comme dans le monde
organique, que des productions qui semblent nées viables
et sont même d'apparence robuste, contiennent cepen-
dant un germe d'atrophie qui se manifeste à un certain
moment de leur existence, les arrête dans leur dévelop-
pement et les tue. Il n'est pas impossible qu'une telle
force négative soit cachée quelque part dans la drama-
turgie persane. Seulement, j'ai beau la chercher, je ne
la vois pas. Il me semble que toutes les conditions de la
prospérité s'y trouvent réunies. Sans doute, le point de
départ est hiératique, mais il n'est circonscrit par aucune
loi acceptée ; aucun dogme ne lui impose; il fait tout plier
450 AUTRES C0MI0S1TI0NS THÉÂTRALES.
à ses convenances. Il a trouvé moyen de s'établir au
cœur d'une histoire vraie en elle-même, mais qu'il mo-
difie, au gré de ses vues et de ses besoins, avec une
telle liberté qu'il y fait entrer tout ce qu'il veut. Les
légendes même, développées sur' ce fond primitif et adop-
tées par le clergé, ne lui suffisent pas. Ces légendes, il
les traite comme il a fait de 1 histoire, les amplifie et les
modifie, puis à ce fond ainsi modifié, il ajuste de nou-
velles combinaisons. Le public l'encourage, accepte tout,
ne discute rien, est prêt à tout et excite les poëtes à ne
pas regarder derrière eux, à ne pas s'arrêter. On peut se
demander ce que serait devenu le théâtre grec s'il n'avait
pas possédé la féconde légende des Atrides ; et qu'est-ce
que cette légende en comparaison de celle que se sont
élaborée les Persans? L'une contient peut-être l'humanité
héroïque .dans son orgueil sauvage, dans sa majesté sou-
veraine, dans son intrépidité sans bornes, dans ses pas-
sions sans frein; elle y ajoute la candeur d'iphigénie;
mais, à tout ce trésor, sans lui rien dérober, la légende des
Alydes joint encore le trésor des affections intérieures de
l'âme; et depuis le dévouement enfantin de Habyb, jus-
qu'à la loyauté réfléchie de l'ambassadeur français, de-
puis le personnage si gracieux et si tendre de Zobeydèh,
jusqu'à la tendresse instinctive de la petite Sekynèh, je
ne vois pas ce qui manque.
Nos mystères du moyen âge ne peuvent ici entrer en
comparaison, non pas, assurément, que je veuille les dé-
nigrer ; mais si la force du sentiment religieux y apparaît
quelquefois d'une manière remarquable, il faut avouer
que le plus souvent la poésie leur manque et que la vul-
garité les étouffe. Ici, rien de semblable; la poésie dé-
borde; la vulgarité ne se montre même pas. Ce qui sur-
AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES. 4ol
prend d'abord, c'est qu'on y trouve relativement très-
peu de l'afféterie à laquelle la littérature persane s'est
accoutumée depuis le quatorzième siècle. Ce n'est pas
un style européen, sans doute; mais ce n'est pas non
plus ce style surabondamment chargé et fleuronnant des
poëmes et des collections d'élégies, qui est en usage
partout. Les auteurs des tazyèhs cherchent infiniment
moins les phrases que les autres poëtes ; ils courent à
l'expression du sentiment, à l'expression la plus rapide
et la plus vive, avec une ardeur qu'on n'était pas fondé à
attendre d'eux. Ils veulent réaliser des caractères, et ces
caractères, ils les copient sur la nature même, telle qu'ils
l'ont sous les yeux. Kassem est un jeune homme idéal,
mais non pas un jeune homme impossible. J'ai vu un de
mes amis, Mirza Rézy-Rhan, Kurde, épris à ce point de
la gloire guerrière qu'il pleurait la nuit, comme Alexan-
dre, de n'avoir encore rien fait. A la honteuse défaite de
Merw, qui a eu lieu il y a deux ans, des officiers se sont
fait tuer, sans hésiter, pour sauver leurs soldats. De
même, Zobeydèh est une fiancée parfaite. On ne saurait
guère l'imaginer ni l'inventer dans un pays où il n'en
existerait pas des types plus ou moins approchants. Ou je
me trompe fort, ou l'on sera d'avis que rien du langage
prêté par le poëte à cette charmante fille ne sent la rhéto-
rique, et si j'y mettais un peu de hardiesse, j'avouerais
qu'à mes yeux elle semble une sœur et une sœur bien
pure de Juliette.
J'ai dit que la langue employée dans les vers du tazyèh
était la langue vulgaire, et que tous les auditeurs, même
les enfants, pouvaient la comprendre. On a pu se con-
vaincre qu'elle avait peu d'emphase, beaucoup de sincé-
rité. Dans le texte, l'élégance et les grâces, naturelles
452 AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
abondent, et quand il le faut, la concision et l'expression
la plus énergique se présentent sans devenir triviales.
Mais l'auteur se permet toutes les élisions, tous les res-
serrements de syllabes, tous les renversements d'ortho-
graphe, toutes les suppressions de particules du langage
parlé. La façon d'écrire est incorrecte au point de vue des
livres, mais incorrecte à la façon de Plaute et de Térence.
Ce sont de ces incorrections que les grammairiens contem-
porains flétrissent ; mais que les grammairiens postérieurs
adorent et recommandent tout particulièrement aux ad-
mirations de la postérité. Enfin, ce qui me parait digne
de considération au suprême degré, ce que j'ai déjà si-
gnalé plusieurs fois et veux signaler encore, c'est l'union
si étroite, si intime, si passionnée de ce théâtre, de ces
inventions, de ces peintures de caractères et de mœurs,
de ces personnages si faiblement historiques et admis
comme si réels, de toute cette poésie, enfin, avec l'esprit
du public.
Le public, on l'a vu', ne se considère pas comme un
public, il est acteur. A tout moment on l'entraîne dans
l'action et il se laisse prendre; il fait plus : par ses pleurs,
par ses acclamations et ses gémissements, il se donne, il
se livre, il veut être pris. Quand l'acteur s'écrie : O mu-
sulmans! tous les auditeurs sont prêts. Quand il dit :
O femmes! Le femmes répondent par leurs sanglots. On
n'applaudit pas. Il n'est pas question ici d'une admiration
littéraire ou d'une pâmoison sur un bien-dire. On souffre,
on pleure, on donne son âme, et quand on entend dire :
« A Sengheledj , il y a un tazyèh !» on y court. De sorte que
le public persan est placé à l'égard de ses drames comme
l'était le public grec à l'égard des siens, avec un inter-
médiaire en moins.
AUPRÈS COMPOSITIONS THËATftALÉS. 453
À Athènes, en effet, il se dressait, entre le public et la
scène, l'autel dont la réalité religieuse imposait; aux
côtés de l'autel évoluaient les chœurs, plus réels que les
personnages de la tragédie et tenant à la fois et à eux et
aux spectateurs à qui ils parlaient. Là, h n'en est pas de
même. Il n'y a pas d'autel , il n'y a pas de chœurs. C'est
rimam lui-même qui parle aux musulmans quand il le
juge nécessaire, et les musulmans l'entendent et s'émeu-
vent. Le directeur, l'oustad, pourrait bien passer en cer-
tains cas comme un intermédaire, puisqu'on le voit faire
la prière, s'agiter constamment sur la scène , prépa-
rer publiquement les accessoires ou les moyens de l'ac-
tion sans gêner personne. Mais si bien venue que soit sa
parole lorsqu'il la fait entendre , elle n'est point jugée
seule possible, et l'on préfère évidemment les apostro-
phes des personnages du drame eux-mêmes. De là cette
puissance d'émotion, cet intérêt actif qui n'a pas d'égal
dans les temps modernes. Je veux que le théâtre de Sha-
kespeare ait exercé sur les contemporains un grand inté-
rêt d'admiration, de curiosité; je veux que les seigneurs
et les dames de la cour de Louis XIV aient applaudi avec
émotion les pièces de Racine; je veux encore que l'Eg-
mont de Goethe et le Guillaume Tell de Schiller aient
singulièrement troublé les jeunes imaginations alle-
mandes; mais tout cela me parait néant quand je me re-
porte à cette terrible première représentation des Eumé-
aides, où les Furies d'Eschyle, en se précipitant sur la
scène, firent reculer l'assistance, et je ne retrouve cette
possession de l'être entier du spectateur par le drame que
dans les tekyèhs persans; mais là je la retrouve tout
entière; et comme j'ai subi moi-même ces ensorcelle-
ments, ces entraînements communs, ce magnétisme d'une
454 AUTftES COMPOSITIONS THÉÂTRALES,
foule dans laquelle l'électricité circule et qui la commu-
nique à tout ce qui l'approche, je suis amené à cette
conclusion nécessaire que le théâtre européen n'est
qu'une élégance de l'esprit, une distraction , un jeu, tan-
dis qu'à l'exemple du théâtre grec, le théâtre persan,
seul, est une grande affaire.
Je crois que personne ne révoquera en doute cette vé-
rité que, si la nation qui vit entre l'Inde et la Turquie
avait adopté pour système de philosophie la méthode
expérimentale, son théâtre n'existerait pas. Elle se.con-
tenterait des fantoccinis de Kara-Gueuz et des farces gros-
sières que ses. bateleurs exécutent, et qu'on appelle les
bakkalbazys, ou « pièces de gueux. » Elle n'en aurait pas
moins d'esprit cependant. Elle aurait déjà peut-être
transformé ces grossièretés en saynètes: de la saynète elle
aurait passé au vaudeville, peut être eût-elle abordé la
comédie de caractère. Je crois qu'elle aurait pu combiner
des infiniment petits d'une manière aussi ingénieuse pour
le moins que Goldoni ou Gollin d'Harleville, mais elle
n'aurait pas eu son théâtre. C'est l'habitude générale de
planer sur tout et partout, de ne payer guère moins de
respect à la fiction qu'à la réalité, de ressentir pour
l'erreur une tendresse non moins grande que pour la vé-
rité, d'adorer surtout, d*adorer partout, d'adorer toujours
les idées, en tant qu'idées, n'importe lesquelles, pourvu
qu'elles soient idées , voilà ce qui a produit ce système
dramatique et sa puissance. Entre lepoëte et le public,
c'est ici le public qui est le plus poëte des deux, le plus
imaginatif, et qui pousse l'autre si bien qu'il ne s'arrête ni
ne peut s'arrêter. Le goût de tout concevoir, tout savoir,
tout voir, amène seul ces étonnants conflits de l'esprit et
de la matière où vous avez à la fois sur la scène, là, 90us les
AUTRES COMPOSITIONS THEATRALES. 455
yeux, des cadavres mutilés, montrant leurs plaies béantes,
le sang coulant à flots, du vrai sang, et les anges, et les
prophètes, et les visions. J'ai vu apparaître Aly-Ekbèr,
après sa mort, la hache d'armes enfoncée dans son crâne
fendu en deux et le sang lui ruisselant sur la face; il chan-
tait les louanges de Dieu. Tout cela n'est pas très-raison-
nable, sans doute ; mais je mets le raisonnable au défi de
rien créer dans son genre qui exerce sur des âmes hu-
maines la puissance de ces absurdités. Or, une création
ne vaut que par sa force.
Il se présente encore ici un problème assez curieux :
Une nation, dans sa vieillesse, à plus forte raison dans sa
décrépitude, a-t-elle coutume de produire des œuvres aussi
considérables? J'avoue que je n'en connais pas d'autre
exemple que celui dont il est question ici. Que le peuple
persan soit vieux, il n'est pas besoin de le démontrer. Il
est plus vieux que l'histoire. Ses institutions démante-
lées sont comme lui ; les tribus turkes n'ont pas renouvelé
son sang au delà d'une limite assez restreinte. Rien que
que la richesse extraordinaire et le désordre de son do-
maine intellectuel prouveraient assez son grand âge. Ses
mœurs faciles, relâchées, tolérantes, fatiguées; son incré-
dulité politique, son indifférence sociale, tout achève le
tableau auquel la tournure profondément démocratique
des idées, partout où ne régnent pas les tribus, vient
donner le dernier coup de pinceau. D'où vient donc qu'un
peuple, à un tel moment de la vie, ait un tel retour de
jeunesse? Je m'étonnerais moins s'il ne s'agissait que de
chefs-d'œuvre à notre mode, mais à celle d'Eschyle 1
Sans doute, il y a bien dans les tazyèhsdes marquesassez
sensibles d'une intelligence très-vieillie , absolument
comme dans les drames de l'Inde. Ainsi, un peuple jeune
456 AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
et naïf n'a pas tant de douceur d'expression, tant de po-
litesse, un tel culte des convenances, etsurtout n'emprunte
pas des effets tragiques à ce sentiment, devenu une
vertu. Néanmoins je ne crois pas me tromper en atta-
chant un grand prix aux productions du théâtre per-
san, et je continue à m'étonner de leur existence. Pour
rendre plus grande encore la difficulté à résoudre, je
dois ajouter que cette passion du drame ne s'est pas em-
parée des seuls musulmans; elle a atteint les Juifs. A la vé-
rité, ceux-ci n'osent pas représenter leurs productions; ils
craignent qu'on ne les accuse de vouloir parodier les ta-
zyèhs des Imams; mais il les écrivent. Ils les écrivent
en vers, comme font les poëtes persans; il les écrivent
dans la langue de la Gémara, les lisent avec passion, y
ajoutent tous les jours, composent sans cesse sur de nou-
veaux sujets. C'est ainsi qu'ils aiment surtout à entendre,
dans ce moment, un poëte lisant dans une de leurs assem-
blées, soit la Ruine de Jérusalem, soit YIncendie du Pcn-
tateuque, par l'empereur Aposthoumos (Posthumus), soit
le Massacre des 80 ,000 jeunes gens par les Chrétiens, soit
la Mort de Zacharie; les sujets sont très-nombreux. Je
n'ai vu aucune de ces pièces; je ne saurais donc me pro-
noncer sur leur mérite; j'en signale seulement l'existence
pour montrer à quel point est forte et contagieuse la pas-
sion dramatique des Persans, puisqu'elle passe d'eux aux
Juifs qui vivent sur leur territoire. Il faut ajouter, du
reste, pour prévenir toute erreur, que ces Juifs sont des
descendants de prosélytes, presque tous, et qu'il y a,
dans l'Iran, extrêmement peu de familles qui proviennent
réellement des Hébreux.
J'ai posé la difficulté, mais comme je ne sais absolu-
ment que dire pour la résoudre, et que je ne pourrais
AUTRES COMPOSITIONS THÉATHALES. 457
que me livrer là dessus à d'assez pauvres raisonnements,
je laisse la question à un plus sagace et je conclus.
Ce théâtre, qui a tant de valeur et une valeur si vraie,
qui s'est emparé si puissamment du génie national et que
toutes les classes, depuis le roi jusqu'au mendiant,
écoutent, inspirent, encouragent, qui occupe une place
si considérable dans la vie publique de la nation, ce
spectacle, je dois lé redire, est méprisé des doctes et
en horreur au clergé. Ceux-là mêmes qui vont y pleurer
et qui contribuent de leur argent à ses splendeurs, affec-
tent de le mépriser en paroles. On ne considère pas les
tazyèhs comme des œuvres littéraires, et personne ne se*
vante de les avoir composés, si bien que je ne connais pas
un seul de ces poëtes que j'admire sincèrement, et je ne
crois pas en avoir vu un seul.
Cette humilité attachée au rôle d'auteur dramatique
n'est point, du reste, une anomalie sans exemple. On sait
ce que, dans la Grèce artiste, Platon a écrit des poëtes et
Plutarque des sculpteurs et des peintres. A Rome, de
même, les esprits les plus lettrés de la république se
croyaient obligés en conscience de déverser le mépris sur
la littérature et sur les productions plastiques qui les char-
maient. Les hommes affectent volontiers une gravité de
convention qui les porte à feindre un amour exclusif pour
les choses positives, et à mépriser le reste; et ce que les
doctes sont appelés par métier à considérer exclusive-
ment comme positif, c'est la science, c'est la philosophie,
c'est. la théologie. Si les auteurs de tazyèhs prétendaient
se renfermer avec scrupule dans les termes des traditions
sacrées, ils s'attireraient moins de reproches. On leur en
voudraft toujours de violer les règles les plus impérieuses
du Koran, de repousser dans l'ombre Dieu, le Prophète,
26
458 AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES.
jusqu'à un certain point Aly lui-même, de tendre à créer
une religion qui n'est pas universelle, mais seulement
persane, d'amener et de poser en scène des êtres surhu-
mains que la pensée seule doit envisager. On leur repro-
cherait bien d'autres hérésies moins excusables encore;
mais du moins on ne diraitpas d'eux, comme on le répète
j ournellemen t avec mépris dans les cercles lettrés : « Quels
menteurs! »
Heureusement, les auteurs des tazyèhs ne sont pas des
critiques, ne s'occupent en aucune façon de se composer
une esthétique à leur mode pour s'en faire un bouclier ;
on la leur fera plus tard quand il ne seront plus et auront
perdu leurs derniers successeurs. En attendant, estimés
ou non, ils écrivent avec passion et produisent de belles
choses dans l'obscurité où le dédain les oblige à vivre.
Ils ne savent pas eux-mêmes qu'en négligeant les pré-
tendues choses positives qu'on leur préfère, ils sont en
Asie les seuls qui non-seulement cherchent, mais trou-
vent la vérité, je dis la vérité humaine, le sentiment vrai
des passions, des mobiles du cœur, des ressorts du carac-
tère. Ils trouvent et montrent l'homme intérieur dans sa
plus haute grandeur, danssa plus Jiideuse faiblesse morale.
Ils déshabillent le scélérat et l'exposent avec ses plaies
toutes nues sur la scène; ils pénètrent, la lanterne à la
main, dans l'âme des saints, des héros, de la femme, de
l'enfant et instruisent le spectateur. Mais les savants, dans
tous les pays du monde et dans tous les temps, ont né-
gligé d'apercevoir cette science poétique, cette analyse
humaine : comme les chevaux de carrosse, ils ont des
œillères, et n'aperçoivent que les livres ouverts sous leur
nez. Quand une fois la poésie est vieille, morte dans son
action sur les masses, enterrée dans les hypogées des bi-
AUTRES COMPOSITIONS THÉÂTRALES. 450
bliothèques, c'est alors qu'ils s'en avisent, l'aperçoivent,
l'atteignent sur un rayon poudreux, la déshabillent de
ses bandelettes, soufflent sur la poussière qui la couvre,
crient, déclament, remuent les bras et annoncent qu'ils
vont l'expliquer. Mais tant qu'elle parle, vit, chante et
ravit les hommes, à l'aspect de ses yeux brillants, de son
divin visage, à l'accent ineffable de sa voix, les savants sex
donnent bien de garde de reconnaître son existence, ou la
traitent volontiers comme une fille des rues. Les beaux
commentaires que l'on composera dans deux cents ans sur
les tazyèhs ! et comme les rhétoriciens et les critiques de ce
temps-là feront tapage contre leurs contemporains incapa-
bles, diront-ils, de produire d'aussi nobles choses, et
même, ajouteront-ils avec modestie, de les comprendre,
si nous n'étions pas là, nous, pour les expliquer!
APPENDICE
KETAB-È-HUKKAM
(le livre des préceptes)
Dieu est le très-grand. Lui, il est le très-sublime. Au
nom de Dieu le très-sublime, le tiès-sublime! Dieu! Il
n'y a pas de Dieu sinon lui, le très-sublime, le très-su-
blime. Dis : Dieu est le très-sublime au-dessus dé tout ce
qu'il y a de plus sublime. Il n'est pas possible de sépa-
rer de ce souverain maître sa sublimité Gela n'est pos-
sible en rien, ni dans les deux, ni sur la terre, ni -entre
les deux. Il crée ce qu'il veut par son commandement.
En vérité, Lui, il est le sublime par excellence, ce qu'il y
a de sublime, le vrai sublime.
{Dieu parle au Bab) : Dieu est le très-auguste1 ! En vé-
rité, c'est là le nom par lequel se distingue ce qui est de
ce qui était avant. En vérité, il a été révélé de la part de
ton Seigneur, dans l'espace d'un jour et d'une nuit en-
tière, quatre mille lignes qui, si Dieu les a réellement
1. Le mot œzfjm est, en effet, employé par les Bâbys daus les cas où
les musulmans se servent de l'expression errahmdn. Ils se reconnais-
sent entre eux à l'usage affecté de cet adjectif et de quelques autres
qui, d'ailleurs, sont usités aussi par leurs adversaires, mais avec moins
de prédilection.
26.
462 APPENDICE.
révélées !, donnent pour toute Tannée le nombre de
toutes choses exprimées par ces quatre mille lignes.
Calcule donc ce qui est venu de toi : ensuite expose-le
jusqu'à ce que la balance de l'année soit complète, et
qu'il n'y ait plus à aller au-dessus. Et, en vérité, ce
(que tu annonces ici) est le don de ton Seigneur aux
créatures! Et il n'y a rien là de ta part, sinon que tu t'es
rappelé ce qui est révélé de par Dieu, le souverain Sei-
gneur, l'impénétrable! et expose le nombre de toutes
choses d'après ceux qui connaissent Dieu, et qui garan-
tissent ses décrets. En vérité, nous avons (nous, Dieu,)
déterminé l'ensemble et le détail des chapitres de Y Ex-
position, pour ce qui a trait à ce qui arrivera (aux
croyants) après leur passage sur la terre, ou (encore) par
rapport à ces vérités qu'ils considèrent et qui ont été
révélées par Dieu, et eux, ils ont persévéré dans la loi
de Dieu, et Dieu les secourt avec sollicitude aussi long-
temps qu'ils patientent.
Celui que Dieu manifeste (le Bâb) a mis ceci en lumière
dans Y École 2.
Lui (Dieu), il est le très-beau (la beauté même3).
1. C'est-à-dire que, si Dieu est réellement l'auteur des préceptes qui
▼ont suivre, ils doivent être au nombre de 4,000 beyts ou lignes manu-
scrites, renfermant un nombre de lettres voulu. C'est là, en effet,
d'après la doctrine musulmane, un des signes les plus irréfragables
en même temps que les pins nécessaires du caractère prophétique.
Tout envoyé de Dieu, tout Imam doit être capable de rédiger en un
jour et une nuit, en vingt-quatre heures, quatre mille beyts. Le Bâb
se vante ici de l'avoir fait, et Dieu lui dit de le proclamer.
2. V École est la chambre dans laquelle le Bàb enseignait ses pre-
miers disciples à Shyraz, en 18/ig. Il y a ici une expression persane qui
donne à ce début du paragraphe le cachet de la langue vulgaire; mais
ce qui suit est en arabe. .
3. Ceci est une expression platonicienne qui se retrouve fréquem-
ment dans les écrits des magiciens. En qualifiant cette expression de
platonicienne, jo n'entends pas dire assurément qu'elle ait été inventée,
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 463
Dieu, il n'y a pas de Dieu sinon lui, l'auguste, l'aimé!
De lui vient ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la
terre, et ce qui est entre les deux; Lui, il est le protec-
teur, l'éternel, le bienfaiteur, Dieu, l'auguste, l'aimé, Aly
(le Grand1). En vérité, il est l'Exposition (la source de
l'Exposition et son but) et ce qui est en elle.
(Dieu parle au Bdb) : La bonne direction vient de moi
pour toi.
(Le Bdb parle à Dieu) : Aly (ô grand) ! En vérité il n'y
a pas de Dieu sinon toi! Et, en vérité, le comman-
dement, l'œuvre et la création viennent de toi. Et il n'y a
pas une seule chose sinon dans toi. Et, en vérité, celui
que tu manifestes (les prophètes passés, présents et fu-
furs et moi-môme) vient de toi, et les preuves qui te
concernent, certainement tu les enseignes par ta faveur,
et les paroles que tu ne veux pas dire ne se retrouveront
qu'au jour de la consommation finale (du monde). Ce qui
est dans l'Exposition, c'est jusque-là seulement que nous
buvons le lait de la mamelle 2. En vérité, toi, pour le si-
gne de ta main, certes, tu es le glorifié dans ton signe3.
non plus que l'idée qu'elle exprime, par les Grecs. Elle se trouve fré-
quemment employée dans les textes cunéiformes et rendue par le môme
mot qu'on voit ici : ahhy. Elle est parfaitement chaldéenne d'origine;
mais, pour nous, le dogme qu'elle expose nous est surtout familier par
l'adoption qu'en a faiie Platon.
1. Le nom d'Aly se trouve ici pour donner satisfaction aux néophytes
persans. Du reste, les Bàbys conservent, du moins dans les rangs infé-
rieurs, beaucoup de partialité pour le nom et la mémoire du héros et
du saint national, bien que la nouvelle religion ne fonde plus rien
sur lui. Outre ces motifs, qui ont fait placer ici sou nom, non pas
comme dénomination, mais comme qualificatif, il y a aussi avantage à
ce qu'un lecteur musulman, qui trouverait ce livre par hasard, pût se
rassurer sur son orthodoxie en y lisant un nom sacré pour lui.
2. C'est tout ce que nous pouvons savoir de la vérité.
3. Tout ce qui est résulte d'un signe de la toute-puissance, et toute
chose ainsi créée glorifie Dieu.
464 APPENDICE.
Et puisqu'il en est ainsi, en vérité, lui (Dieu), il n'y a
pas de doute en lui! Certes, vous (croyants), vous patien-
terez neuf fois dix ans !, et alors vous obtiendrez de
lui la participation à ce qu'il y a d'excellent en lui 2.
En vérité, toi (Dieu), tu es celui qui distribue la gran-
deur; et, en vérité, toi, tu égalises toute chose par rap-
port à toute chose, et rien ne s'égalise avec toi dans les
cieux, et rien sur la terre, et rien entre les deux; et, en
vérité, toi, tu es le compensateur, le grand, et, en vérité,
toi, tu es le souverain maître de toutes choses !
Par Celui que Dieu manifeste (parle Bâb), s'élève et de-
vient insaisissable (pour l'esprit) sa puissance3. Lui, il
est l'élevé, l'excellent! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le Dieu des dieux! Assurément, Dieu, en
vérité, toi, tu es le plus beau des plus beaux! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es l'unique des uniques!
Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus élevé des
plus élevés! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
seul des seuls! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tues
l'unité des unités! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu
es le principe des principes! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le dominateur des dominateurs 1 Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le soutien des soutiens! Assu-
1. Le chiffre 10 représente ici l'unité, et 9 étant un nombre sacré, il
est employé dans la multiplication avec l'autre pour représenter la
durée de la vie humaine.
2. çjiS n'est justifié à la place de /Oj^ que par la nécessité de
former l'assonnance avec -we3 En outre, ^i'^ renferme une anti-
nomie, ce mot voulant dire excellent, mais aussi vil et méprisable.
Je me borne à appeler l'attention, une fois pour toutes, sur cette
multiplicité dans un morne mot de sens très-divers. Il serait trop mi-
nutieux de la signaler partout.
3. C'est-à-dire qu'on acquiert la vraie notion de l'immensité incom-
préhensible, de l'infini absolu de Dieu.
mm
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 465
rément, Dieu, en vérité, toi, tu es le juge des jugesl
Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus opulent
des plus opulents! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu
es le possesseur des possesseurs ! Assurément, Dieu, en
vérité, toi, tu es le maître des maîtres! Assurément, Dieu
en vérité, toi, tu es l'éternel des éternels! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le précédent des précédents !
Assurément, Dieu, en vérité; toi, tu es le parfait des par-
faits! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es l'exquis des
exquis! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus
glorieux des plus glorieux! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es ce qu'il y a de plus proche parmi les plus
proches M Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus
accompli des accomplis ! Assurément, Dieu, en vérité, toi,
tu es le plus inaccessible des inaccessibles! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le plus exalté des exaltés ! Assu-
rément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus merveilleux des
merveilleux! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
plus grand des plus grands! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le plus joyeux des plus joyeuxl Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tues le plus lumineux des plus lumi-
neux! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus haut
des plus hauts! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
plus souverain des plus souverains! Assurément, Dieu,
en vérité, toi, tu es le plus aimant des plus aimants! As-
surément, Dieu, en vérité, toi tu es le plus secourable des
plus secourables! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es
le plus saint des plus saints ! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le plus satisfaisant des plus satisfaisants ! Assu-
1. Dieu est ce qu'il y a de plus intimement uni à la nature de
l'homme et à celle de toute chose, puisque rien de ce qui existe n'est
étranger à l'existence divine.
466 APPENDICE.
sèment, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus affectueux des
plus affectueux! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tués
le plus noble des plus nobles! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le plus généreux des plus généreux! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus magnifique des
plus magnifiques! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es
le plus grand des plus grands ! Assurément, Dieu, en vérité,
toi,tuesleplusfierdesplusfiers! Assurément, Dieu, en vé-
rité, toi, tu es le plus élevé des plus élevés! Assurément,
Dieu, en vérité, toi. tu es le plus entendu des plus en-
tendus. Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus vu
des plus vus1! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
plus attrayant des plus attrayants! Assurément, Dieu, en
vérité, toi, tu es l'enseignant des enseignants! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es le premier des premiers!
Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus fort des plus
forts! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu esle plus dispos
des plus dispos! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
plus savant des plus savants ! Assurément, Dieu, en vé-
rité, toi, tu es le plus robuste des plus robustes! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es plus libéral des plus libé-
raux! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu esle plus im-
muable des plus immuables ! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le guide des guides! Assurément, Dieu, en vé-
rité, toi, tu es le permanent des permanents ! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le suprême des suprêmes ! As-
surément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus hostile des
1. Tout ce que les sens de l'homme perçoivent n'est que la manifes-
tation de l'existence de Dieu sous différentes apparences. Du reste, les
mots entendu et vu peuvent être remplacés par ceux-ci : « Le plus
célèbre des plus célèbres; » et « le plus avisé des plus avisés. » Ce
sont là des multiplicités de conceptions qui sont de rigueur dans les
écrits du genre de celui-ci.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 467
plus hostiles! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
plus sévère des plus sévères * ! Assurément, Dieu, en vé-
rité, toi, tu es le plus habile des plus habiles! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le plus victorieux des victo-
rieux! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus,
existant des plus existants ! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le plus manifesté des plus manifestés! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus intérieur des plus
intérieurs2! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus
agissant des agissants! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu
es le plus retenu des plus retenus! Assurément, Dieu, en
vérité, toi, tu es le plus affectueux des plus affectueux ! As-
surément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus juste des plus
justes! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus
miséricordieux des plus miséricordieux ! Assurément Dieu,
en vérité, toi, tu.es la somme des sommes! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le plus compté des plus comp-
tés3 ! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le protecteur
des protecteurs ! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es
le plus loué des plus loués ! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es l'acquéreur des acquéreurs! Assurément, Dieu,
en vérité, toi, tu es le créateur des créateurs ! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tues le nourrisseur des nourrisseurs!
Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le dispensateur
des dispensateurs ! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es
le préservateur des préservateurs! Assurément, Dieu, en
1. Les qualifications d'hostile, de sévère, ont trait à la réprobation
du péché.
2. Dieu est tout ce qui est manifesté; mais, en même temps, ce qu'il
y a de plus intime, de plus caché, de plus mystérieux, c'est encore
Dieu essentiellement.
3. Ces diverses qualifications ont essentiellement trait à la doctrine
des nombres que l'unité divine renferme toute entière en même temps
qu'elle se détaille par le calcul infini des manifestations émanées.
468 APPENDICE.
vérité, toi, tu es le sauveur des sauveurs! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le prié des priés ! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le contemplé des contemplés!
Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le facteur des
facteurs! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le for-
mateur des formateurs ! Assurément , Dieu , eu vérité,
toi, tu es l'attesté des attestés ! Assurément, Dieu, en vé-
rité, toi, tu es l'aurore des aurores! Assurément, Dieu,
en vérité, toi, tu es l'ouverture des ouvertures ! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es la suffisance des suffi-
sances! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es l'isolé des
isolés ! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es la norme
des normes! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
révélateur des révélateurs! Assurément, Dieu, en vérité,
toi, tu es le plus complet des plus complets ! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le plus nouveau des plus nou-
veaux! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tues le plus
bienveillant des plus bienveillants ! Assurément, Dieu, en
vérité, toi, tu es le plus riche des plus riches! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es l'explicateur des expli-
cateurs '.Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le législa-
teur des législateurs! Assurément, Dieu, en vérité, toi,
tu es le suscitant des suscitants! Assurément, Dieu, en
vérité, toi, tu es le protecteur des protecteurs! Assuré-
ment, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus propice des plus
propices! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le plus
favorable des plus favorables ! Assurément, Dieu, en vé-
rité, toi, tu es le plus subtil des plus subtils ! Assurément,
Dieu, en vérité, toi, tu es le plus compatissant des plus
compatissants! Assurément, Dieu, en vérité, toi, tu es le
meilleur des meilleurs ! Assurément, Dieu, en vérité, toi,
tu es le mainteneur des mainteneurs ! Assurément, Dieu,
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 469
en vérité, toi, tu es le dispensateur des dispensateurs!
Assurément, Dieu, tout vient de toi, et nous adorons tout
devant toi1 !
LE LIVRE DES PRÉCEPTES
LA PREMIÈRE UNITÉ 2.
0 Lui ! au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint! En vé-
rité, nous sommes Dieu ! Il n'y a pas de Dieu sinon nous, et,
en vérité, il n'y a rien en dehors de moi qui soit ma création 3.
Dis : En vérité, ô ma création, tu es moi! Adorez! (Dieu parle
au Bâb) : En vérité, je t'ai créé et je t'ai maintenu : et je te
1. La plupart des adjectifs contenus dans cette litanie sont suscep-
tibles de prendre des sens différents de ceux qui leur sont attribués ici.
Je l'ai déjà indiqué, mais on ne saurait trop insister sur ce point. Plu-
sieurs même contiennent un ezdady ou une antinomie, ce qui est
essentiel pour bien établir la valeur du morceau en tant que liturgique
et doué, à la récitation, de vertus secrètes et actives.
2. Maintenant commence, à proprement parler, le Biyyan, « l'Expo-
sition, » c'est-à-dire le Livre des définitions dogmatiques. Bien que la
substance soit une et que le fait de la vie n'appartienne qu'à elle,
toutefois on doit la considérer comme divisible, en ce même sens que
les chrétiens admettent une sorte de division par trois dans la nature
divine. Les Bftbys conçoivent, eux, une division par 19, et ce chiffre
sacré, représenté par l'idée de Dieu, se retrouve partout. L'année a
19 mois, le mois 19 jours, le jour 19 heures, etc. Un livre dogmatique
d'une aussi haute importance que le livre actuel ne peut manquer
d'être divisé en 19 parties, dont, à la vérité, il n'existe que dix, et on en
verra la raison. Quoi qu'il en soit, chaque partie est encore divisée en
19 paragraphes. Afin de bien marquer l'importance de l'idée unitaire,
chacune de ces parties, dont on a ici la première, s'appelle unité, au lieu
de s'appeler chapitre. Le livre entier est donc composé de 19 unités.
Mais, encore une fois, ces unités sont consubstantielles comme les per-
sonnes de la sainte Trinité, et de même que 1 multiplié par 1 donne 1,
il n'y a au bout du livre qu'un tout compact. Il résulte encore de là
que, s'il faut traduire, comme je viens de le faire, JjVl J^y I par la
première unité, ces deux mots signifient aussi : Y uni té primordiale^
principe essentiel à rappeler au début de l'exposition du dogme b&by.
3. En effet, la création, c'est encore Dieu lui-même.
470 APPENDICE.
ferai mourir et je te ferai revivre, et je t'ai envoyé pour por-
ter ma révélation et je t'ai choisi pour me manifester moi-
même en lisant (aux hommes), de ma part, les préceptes
émanés de moi : Et, certes, tu annonceras tout ce qu'en vé-
rité j'ai créé, conformément à ma loi.
Voilà la voie auguste, avantageuse ! et j'ai créé toutes choses
pour toi et j'ai fixé moi-même, pour toi, la souveraineté sur
les hommes et j'ai permis que tout homme qui entrerait dans
ma maison * entrât aussi dans mon unité. Et à celui-là, je
lui fais lire l'explication qui est faite par toi.
L'explication qu'en vérité j'ai inspirée ne contient que des
paroles véridiques ; c'est le résultat de ma bonté. C'est ainsi,
qu'en vérité j'ai révélé l'explication de ma loi et, en vérité,
cette loi est celle-ci : que ceux qui l'adoptent sont mes asso-
ciés, mes serviteurs, les bienheureux.
Et, en vérité, le soleil de mes préceptes vient de moi ! Ils
sont destinés à rendre témoignage en toute occasion, qui sera
comme un lever de ma loi, tous ceux-là qui sont mes servi*
teurs, les croyants * I
En vérité, nous t'avons créé et toi-même3 et toutes choses,
suivant l'action de la parole; vous êtes le résultat d'une action
qui provient de nous. Nous sommes tout puissant l
Je t'ai déterminé, comme étant le premier et le dernier,
le manifesté et le caché. Nous sommes savants ! Personne n'a
été envoyé relativement à la loi, si ce n'est par rapport à toi 4.
Et il n'a pas été révélé de livre, sinon relativement à toi !
Telle a été la volonté du protecteur, de l'aimé.
Et, en vérité, l'Exposition (de la foi) nous renseigne sur
1. Dans ma loi.
2. L$s occasions dont il est question ici se sont déjà présentées sons
une forme sanglante, dans le martyre du Bàb et de ses premiers sec-
tateurs.
3. Comme Dieu est tout ce qui existe, et que le Bàb existe, le Bàb
est Dieu. Mais il l'est plus excellemment que toutes les autres créatures.
C'est une sorte de BodJhisattwa, une incarnation immédiate et ayant
conscience d'elle-même. On verra plus bas que cette infusion de la
divinité ne se borne pas à une manifestation dans un individu unique.
6. Comme préparation à toi. Les prophètes successifs sont ainsi
étroitement liés les uns aux autres, tous précurseurs. Ceci d'ailleurs
a'e&t pas une idée particulière au babysme.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 471
toutes choses complètement 1 Pris en masse, les docteurs sont
impuissants à produire quelque chose de comparable à ces
préceptes. Elle contiemt tous nos commandements anciens et
nouveaux, de môme qu'en vérité, toi, tu es le contenu (le ré-
sumé) de toutes nos démonstrations. Tu fais entrer qui tu veux
dans le paradis, qui est la sainteté sublime.
Cela (ces préceptes), c'est ce qui devient manifeste dans une
apparition complète par l'ordre (divin). Cet ordre vient-il de
r.ous?
Nous sommes ceux qui font les préceptes ! Et il n'y a pas
de manifestation, quant à la loi, sinon en ce qui est ordonné
actuellement et qui est une invitation à notre adresse *.
En vérité, nous sommes omnipotents sur toute chose et,
certainement, nous avons établi les chapitres de cette loi
pour donner le nombre de toute chose, comme nombre in-
dicatif des divisions du cerele (mensuel) relativement à la sé-
rie des jours, afin que ces chapitres servent de portes pour
faire entrer toute chose dans le paradis sublime et afin de
mettre dans tous les nombres l'unité 2, quant à l'imposition
de chacune des lettres primitives de Dieu 3, le maître des
cieux et le maître de la terre, le maître de toute chose, le
maître de ce qui est visible et de ce qui ne l'est pas, le maître
des êtres î
Et nous, certainement, nous avons établi dans ce premier
paragraphe que, certainement, Dieu atteste qu'en vérité, Lui,
il n'y a pas de Dieu, sinon Lui, le maître de toutes choses, et,
en vérité, il n'y a rien en dehors de Lui, et tous, nous l'ado-
rons !
Et, en vérité, la valeur des lettres au nombre de sept 4 est la
1. Dans la nouvelle révélation qui vient réformer, compléter et
remplacer absolument les anciennes.
Le nous s'applique dans tous ces passages à Dieu et à l'humanité
pris ensemble.
2. Et* afin que tous les nombres possibles contiennent une même
unité et soient ainsi concordants en substance.
3. Le mot wahed, l'unique, donne, par l'addition numérique des
lettres dont il est composé, le chiffre 19, qui, totalisé, produit l'unité
fondamentale.
4. Ces sept lettres représentent les sept attributs : 1° de Force; 2° de
472 APPENDICE.
porte (Bàb) de Dieu relativement à ce qui est dans le domaine
des deux et de la terre et à ce qui est entre les deux. Tout
cela obéit aux préceptes de Ditu et est conduit par son ac-
tion.
Dans tous les paragraphes est l'exposition du nom de Dieu
donnée par nous ! et l'exposition, seule véritable, des lettres
cemposant Dieu, en tant que ces faits ont trait aux indivi-
dualités qui sont arrivées à l'existence dans les temps qui
ont précédé (celui-ci, tels que) Mohammed, l'envoyé de Dieu,
et ceux qui furent les martyrs rendant témoignage de Dieu 2 ;
ceux-là furent les portes (Bàb) de la bonne direction et ils ont
été créés (à nouveau) pour le progrès dernier que Dieu nous
a promis dans le Koran 3, (progrès) par lequel le nombre
unique (dix-neuf) se manifeste en l'unité primitive des doc-
teurs qui viennent de nous ! En vérité, nous sommes les sa-
vants 4 !
Cette unité primitive de l'unité calculée 5 est exposée dans
le mois précieux 6. Certainement nous avons commencé la
création du monde dans ce mois et, certes, nous supputons
tout à partir (de ce mois); c'est ainsi que nous avons établi
les choses ; nous sommes omnipotents.
Puissance; 3° de Volonté; 4° d'Action; 5° de Condescendance; 6° de
Gloire; 7° de Révélation, ce qui est exprimé par les mots :
^bTjaJ ^il •Lsâ^ji itoU
Le chiffre 7 est atteint par la somme des lettres formant ces deux
noms : Aly Mohammed, qui sont ceux du Bàb.
.1. Ceci signifie aussi : « Chacun de ces prophètes, chacune de ces
« incarnations qui sont ma Porte, mon Bâb, viennent aussi révéler aux
« hommes l'exposition du nom de Dieu donnée par nous. » Toutes les
fois que le mot Bàb reparaît, il y a matière à double sens.
2. C'est-à-dire les Imams et leurs descendants persécutés et marty-
risés par les Abbassides. Ceci est une concession à la religion nationale.
3. Les âmes de Mohammed, des martyrs ont revêtu de nouveaux
corps et se sont manifestées dans le monde, où elles ont été et sont
encore les confesseurs et les docteurs bàbys. * •
û. C'est-à-dire : ces docteurs sont en fait une incarnation, une éma-
nation de Dieu même.
5. L'unité qui contient toute chose opposée à l'unité qui ne se
peut fractionner sans perdre sa matière propre.
6. On verra plus bas les noms des mois.
—• «• »rx„t.
- -U4u..- -
■ t-r. mu,.
C
e-
de
(es
ide
de
u à
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it ce
comme
ie s'an-
^eignenr,
inmériquc
iâmmed et
r le second,
•ent one des
itiqaeavecle
474 APPENDICE.
nifeste et dont le nom est fourni par le calcul des lettres du
mot hyy (le vivant *), et avant l'apparition (de ce personnage),
il a fait sortir la nature des sept lettres du sein des lettres pri-
mitives 2, dont l'antériorité est comprise dans l'unité même,
puis (il faut savoir que) dans la source de cet unique 3 repose
Tunique du Koran 4, qui est à la fois manifesté et caché, le
premier et le dernier, et (il faut savoir encore que) le docu-
ment postérieur est (indicatif) de l'essence de l'unique, de
même que l'est aussi le document antérieur qui est leForgân5.
La différence est celle-ci : que dans l'espace de 1270 ans, la
révélation a toujours progressé dans les âmes des prophètes suc-
cessifs, et à chaque apparition nouvelle (de l'un de ces manda-
taires divins), les préceptes se sont modelés sur l'état des es-
prits, et ainsi, cette fois-ci, il s'est manifesté un agrandissement
auguste dans la révélation du nom 6 du sage, le dernier venu
(le Bàb), lequel nom contient l'essence des sept lettres 7; (et
l'agrandissement a eu lieu) parce que celles-ci sont produites
(en cette occasion) par l'intermédiaire du nombre des huit
unités (appelées) « les miroirs de Dieu 8 ». La force du foyer
1. Ce nouveau prophète ne s'est pas encore manifesté, et lorsque les
bàbys veulent en parler, comme son nom est encore inconnu, on le
désigne par les mots arabes qui l'indiquent ici : Men yezher hu Allah,
« Celui que Dieu manifestera. »
2. C'est-à-dire que sept— les sept attributs indiqués plus haut— ont
agi en faveur des hommes, depuis bien des siècles, d'une manière pro-
portionnée à rétendue des révélations successives, et ces sept attributs
sont sortis de l'unité représentée par le chiffre 19.
3. Représenté par 19.
6. C'est-à-dire que le mot wahed, « l'Unique, » si souvent employé
par le Koran comme étant l'attribut le plus essentiel de Dieu, n'est pas
autre chose que l'expression voilée de ce chiffre 19.
5. Le document postérieur, c'est la révélation bàbye; l'antérieur,
c'est la série des livres émanés des anciens prophètes et le Bàb appli-
que à la somme de ces livres le nom commun de Forganou Explication.
6. Par une tradition judaïque que les musulmans ont conservée,
le mot Ism, ici employé dans son acception ordinaire « le nom, »
signifie les attributs, sefât.
7. Les sept lettres fournies par l'addition pure et simple des lettres
contenues dans les noms suivants : Aly, Mohammed. Le Bàb réunis-
sait ces deux noms.
8. Merai oullak. Les intermédiaires dans lesquels Dieu se reflète et
par lesquels nous arrive son image.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 475
d'affection (qui existe dans la nature des sept lettres) est
telle que la puissance de rivaliser avec elle n'a été donnée à
personne.
Le signe du soleil de l'unité s'absorbe dans l'unité
même 4.
Tout homme qui lit le verset : « Dieu atteste qu'en vérité,
« Lui, il n'y a pas de Dieu, sinon Lui, l'auguste, l'aimé ! A
<t Lui appartiennent les noms excellents, tout ce qui est dans
« les cieux et tout ce qui est sur la terre le prie, ainsi que
« ce qui est entre les deux ! Il n'y a pas de Dieu sinon Lui, le
« vivant, le protecteur, l'Éternel ! » puis, qui (après avoir ré-
cité cette formule) ajoute encore cette prière : « 0 Dieu !
donne le salut à la substance des sept lettres (au Bâb) puis
aux lettres du vivant (celui qui doit venir après le Bâb), avec
la sublimité et la gloire ! » celui-là (qui a proféré ces deux éja-
culations) a fait acte de foi à l'Unique (représenté par le nom-
bre dix-neuf).
LA SECONDE UNITÉ 2.
0 Lui ! au nom de Dieu, le plus grand, le plus saint ! En vé-
rité, oh ! les lettres ita et Ba 3Î Elles portent témoignage de
ceci qu'en vérité, Lui, il n'y a pas de Dieu sinon nous ! Certes
ceci est révélé dans le premier paragraphe de la seconde
unité : Fais connaître la puissance de ton Seigneur par ses
préceptes ! Porte témoignage pour l'indication de l'infini de
toutes choses î Rends l'homme impuissant à rétorquer ou à
nier ce qui aura été révélé par une exposition (de notre part)
et, en vérité, il est démontré dans ce livre (actuel) tout ce
qu'il est désirable de savoir !
1. C'est-à-dire que le Bâb, quelle que soit son importance comme
producteur et symbole de la foi, disparaît devant Dieu, le signe s'an-
nihilant devant la chose représentée.
2. Le texte arabe reprend ici.
3. Réunies, ces deux lettres fournissent le mot rabb, • le Seigneur,
le maître, un des noms suprêmes de Dieu. » Leur valeur numérique
est représentée par 202. Et les valeurs numériques de Mohammed et
d'Aly, additionnées, donnant 92 pour le premier, et 110 pour le second,
on a également 202; ainsi les deux lettres ra et ba contiennent une des
plus hautes appellations de Dieu, laquelle se trouve être identique avec le
nom du nouveau prophète.
47C APPENDICE.
Dans le second paragraphe (il est dit) : Il n'est pas possible
d'être enlacé dans la science de l'Exposition si ce n'est par
ton intermédiaire et dans le but que tu sois et la fin et le
commencement !, ou bien en portant témoignage de ce que
J'ordonne. En vérité, ceux-là (qui suivent Tune ou l'autre de
ces routes) sont ceux qui remportent la victoire.
Dans le troisième paragraphe il est ordonné : 11 n'est per-
mis à personne de donner (à mes prescriptions) un autre sens
que celui que j'ai donné moi-môme. Dis (en conséquence) :
Tout ce qu'il y a d'excellent retourne à moi, et hors de moi,
(retourne) au mot néant1. Telle est la science de l'Exposition
si vous la connaissez.
Ce qui est excellent (en soi) est défini comme étant ce qui
retourne '(au monde de) l'atome, dans la science des purs ;
donc ce qui est en dehors de l'excellent destiné (au monde de)
l'atome (c'est-à-dire le mal), porte témoignage dans ce qui est
en dehors des bienheureux 3.
En vérité, lisez les enseignements précédents 4 si vous pou-
vez les comprendre. Tous ces enseignements sont l'image de
celui-ci, si vous le comprenez ! Tout cela c'est le nom saint
produit par une nouvelle évolution, en vérité, vous en êtes les
témoins! Cette nouvelle évolution sera marquée par l'avéne-
ment de « Celui que Dieu manifestera 5; » au temps que
Dieu voudra, vous en acquerrez la certitude.
1. C'est-à-dire, que Dieu soit l'objet principal ou même unique de
l'examen et de l'étude. Mais, dans l'idée que les babys se font de Dieu,
il est clair qu'il s'agit ici de l'ensemble des êtres.
2. Il faut comprendre ici non-seulement le néant absolu, mais l'er-
reur et l'hérésie, qui en sont les représentants intellectuels.
3. En croyant que ce qui est en dehors des Bienheureux est certai-
nement le mal, par cela seul on conçoit que ce qui est en dehors d'eux
n'a rien à faire avec l'excellent ni avec sa destinée qui est de retourner
à l'indivisibilié.
h- Ces enseignements précédents sont les livres usités, la Thora, les
Psaumes, l'Évangile, le Koran.
5. Le Bâb étant « Celui que Dieu manifeste », l'Émanation qui vien-
dra api es lui sera « Celui que Dieu manifestera. » Il y aura toujours,
dans le monde, de pareilles incarnations et il y en a toujours eu. Seule-
ment, elles sont de deux sortes : celles qui continuent et maintiennent
une phase de la révélation; celles qui en commencent une autre. Jésus,
Mahomet, le Bàb et a Celui queDieu manifestera, » sont de ces dernières.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 477
Ensuite, dans le quatrième paragraphe, il est dit : Nous n'a-
vons rien abrogé dans le livre (actuel) ; (exécutez les anciens
commandements) si vous croyez à « Celui que Dieu manifes-
tera ».
Ensuite, dans le cinquième paragraphe, il est dit : Il n'a été
révélé aucune parole dans l'Exposition (de la foi), sans que
(cette parole) ait en elle l'esprit (divin). Vous vous attacherez
douloureusement à la science profonde. Vous vous amusez
maintenant à la science superficielle. En vérité, vous étudiez
ce qui est vain *. Certainement vous finirez par comprendre
la manifestation de Dieu, si vous êtes clairvoyants: et si vous
lisez (avec intelligence) les choses incontestables, certaine-
ment vous les accepterez. Voilà ce qui est manifesté de la
part de Dieu, si vous le voulez saisir !
En vérité, la première des douceurs, c'est que vous lisiez avec
la permission de Dieu (les préceptes actuels). Tous les mots
(employés ici) s'y adressent. Soyez intelligents et ne dites
pas : « Il n'y a pas de Dieu, sinon Dieu 1» jusqu'à ce que vous
soyez parvenus au ciel de la lumière des choses incontestables.
Telle est la condition que Dieu vous a imposée et telle est la
marque de faveur que Dieu donne à ceux qui s'approchent de
lui M
Ensuite, dans le sixième paragraphe, il est dit : Nous n'a-
vons pas révélé l'explication de ce qui est excellent dans notre
exposition, sinon en vue de « Celui qui sera manifesté au jour
du jugement » pour me servir de signe. Puissiez- vous vous
réfugier vers lui! Et nous n'avons pas fait l'explication de
ce qui est en dehors de l'excellent (du mal) sinon pour ceux
qui ne le suivent pas. Certainement ceux-là ne sont pas les
1. La théologie musulmane. La science profonde ou comme il est dit
dans le texte, la science lointaine, c'est la critique et l'analyse bàbyes.
2. Les babys font ici une déclaration directement opposée à celle
des musulmans. Ils affirment qu'il n'est pas permis de se servir de
la profession de foi unitaire, tant qu'on n'en a pas compris la por-
tée. Les musulmans, au contraire, sont d'avis que renonciation seule
de la formule est bonne et méritoire, qu'on la comprenne ou non, et ils
poussent ce principe jusqu'à déclarer converti tout homme qui, fortui-
tement, sans en avoir conscience, en état d'ivresse ou même en songe,
aura prononcé les paroles sacramentelles*
478 APPENDICE.
serviteurs (de Dieu), jusqu'au moment où nous ayons décidé
qu'ils le deviennent. Et, assurément, c'est de la môme façon
que nous avons révélé le Koran ; mais il y a un voile (épais)
entre vous et (la compréhension de) mon intention.
C'est pourquoi les huit unités forment un cycle de nuits et
de jours par rapport à ceci (le livre des préceptes), et vous êtes
envers ce (livre) dans l'adoration aussitôt que vous reconnais-
se! l'unité *.
Voilà (quelle sera) la mesure (exacte) de la bonne direction
dans (la mise en pratique) de l'Exposition, si vous lui consa-
crez votre foi jusqu'au temps où se lèvera le soleil su-
blime *! et cela est (ainsi) ! et, « Celui que Dieu manifestera,»
si vous suivez ses voies (alors), certainement, vous serez croyants
et vous demeurerez éternellement dans la satisfaction, et si-
non, vous serez effacés.
Ensuite le septième paragraphe dit : Le jour du jugement
sur lequel vous portez votre réflexion (a commencé) du mo-
ment où s'est levé le soleil de grand prix3 et il durera jusqu'au
moment où il (ce soleil) se couchera (jusqu'à la mort du Bàb).
(Ces jours) auront (composé) l'excellent (tel qu'il est défini)
par le livre de Dieu (le présent livre 4) (en contraste) avec les
nuits (qui suivront le temps de la mort du Bàb, temps de té-
nèbres spirituelles), si vous le jugez (comme il convient).
Dieu n'a pas créé quoi que ce soit, si ce n'est, en vérité,
pour ce jour, où toutes choses arriveront à la satisfaction de
Dieu. Alors vous opérerez la réunion avec Lui !
Et, au jour du jugement, on contemplera (la réunion à
Dieu) et cela, d'une manière évidente. Et, en vérité, attendez!
Et, en vérité, nous, nous attendons ! Mais vous,, opérez en
vue de Dieu.
1. C'est parce que vous avez peine à saisir la vérité que les nuits et
les jours, c'est-à-dire l'enchaînement des temps, s'est allongé avant que
vous ayei été en état de comprendre les préceptes actuellement ré-
vélés; mais aussitôt que tous arrivez à saisir la véritable nature, le
sens exact de l'unité divine, alors vous eu êtes les serviteurs de fait et
réellement, et non plus fictivement, comme au temps ou vous n'en aviez
pas la connaissance.
2. Où paraîtra « Celui que Dieu manifesterai. »•
3. C'est Aly-Mohammed, le Bàb, ou Hesret Alâ.
4. Voir ci-dessus le troisième i
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 479
Et, certainement, en vérité, le jour du jugement1 est pro-
che, et, en vérité, vous, vous êtes sans connaître le jour
(précis).
Et celui qui unit sa nature â la mienne, assurément nous
le ferons jouir de tout ce qui peut rendre quelqu'un content
d'un autre, et, certes, il vous faut apprendre (à connaître) le
dernier mot. Dès lors vous saurez le terme (de la foi*).
Ensuite le huitième paragraphe (dit) : En vérité, la mort
commande sur toute chose, par suite de ma manifestation
et (en conséquence) de ce que les hommes n'ont pas eu pour
moi (tout l'amour) nécessaire, et je ne créerai pas mon œuvre
(à nouveau). En vérité, c'est cette conclusion qui vous sera
bonne et qui vous enlève au feu (pour vous porter) à la lu-
mière. Elle constitue le grand équateur, si vous la considé-
rez bien 3. Elle est la mort dans la vie 4, et, assurément, la
vérité (ou Dieu) sera certainement en elle, et, certes, la mort
du corps est l'image de cette mort (à l'erreur). Quand vous
serez tous parvenus à la vie (éternelle), certainement vous le
verrez 1
Ensuite le neuvième paragraphe (dit) : En vérité, la lettre
Syn 5 et tout ce qui croit en elle, tous renaîtront au jour du
1. On peut traduire aussi : « l'événement merveilleux» et « rabais-
sement » de toute chose qui fait pressentir la fin.
2. « Ce dernier mot, » qui est le dix-huitième des nombres compris
dans le mot %y,etqui indique, par conséquent, le dernier des Impecca*
blés purs est considéré comme désignant Hadjy Mohammed -A ly Bal*
fouroushy, surnommé Goddous, • le Saint. » C'était un des lieute-
nants du Bàb.
3. La mort, la conclusion dont il est ici parlé, n'est pas la mort or*
dinaire. C'est la mort finale, terminant la série des morts temporaires
et aboutissant au jugement définitif. Après elle, point de retour & un
mode temporaire d'existence, à cette existence actuelle, abolie pour
toujours.
a. C'est-à-dire le détachement absolu de tous les vices et de toutes
les imperfections qui arrêtent l'homme dans son essor vers Dieu.
5. La lettre syn ou S, est la plus considérable des lettres de lumière
comme étant la clef de plusieurs mou d'une signification auguste,
tels que, par exemple, selam, « le salut, » Si l'on entre plus à fond
dans la valeur qui lui est propre, on y trouve encore plus de motifs de
vénération. Le nom de la lettre étant composé des trois valeurs numé-
riques *, y, *t, ▼»«* « 301 • et la définition de la nature de Mahomet
4*0 AFFUMCE.
jugement. Dis : En venté, cela est certainement la vérité, et
Q n'y a pas de doute en elle! Et, certes, Elle (la lettre Sym,
la série des prophètes) renaîtra dans ce que le Point an-
noncera1. Gela s'exécutera parla vertu du protecteur, de
F Éternel!
Ensuite le dixième paragraphe dit : Le serviteur (de Dieu,
le prophète Mohammed) n'a pas élevé d'interrogation au sujet
de ce qui est manifesté (dans le présent livre). Cela n'a pas
été demandé dans le koran. Pour vous (qui vivez actuelle-
ment), reconnaissez la vérité! (Le Koran) est la parole de
l'Ange (parlant) de la part de Dieu, si vous avez confiance
dans les préceptes de la religion. Ici se trouvent (déjà) les com-
mandements de « Celui que Dieu manifestera. » Dès lors,
l'ombre du neuvième chapitre et l'ombre du dixième, rap-
prochez-les (ces chapitres, l'un de l'autre, de façon à les con-
cilier et à les comprendre l'uu par l'autre).
Ensuite le premier après le dixième paragraphe dit : En
vérité, la résurrection finale est comme le tombeau : la vé-
rité, c'est que Dieu ressuscitera tout ce qui sera de l'espèce
des vivants que Dieu avait créés. Il les ressuscitera fidèles (aux
préceptes de) leurs prophètes (respectifs). De môme que vous,
au jour du jugement vous ressusciterez dans la foi que « Ce-
lui que Dieu manifestera » vous aura donnée2.
étant : Wahed wahedy l'unité de l'unité, on retrouve le même nombre
351 . Mais c'est précisément ce que vaut l'appellation : Men yezher-hu
Allah, « Celui que Dieu manifestera,» qui donne aussi 361. Il s'ensuit
que la lettre Syn, en raison de sa valeur numérique, est essentielle-
ment unie à la notion de la nature prophétique. Syn veut donc dire ici
le Bâb ou, pour mieux dire, la série de tous les prophètes.
1. Le Point, -c'e*t u Celui que Dieu manifestera» et qui apportera le
point, la conclusion finale de toutes les révélations. Cette expression
dernière de la vérité contiendra, elle, la somme de toutes les vérités
précédemment dévoilées d'une manière incomplète et c'est ainsi que le
8ab annonce qu'elles renaîtront toutes en elle. Ainsi elle comprendra à
la fois la Thora, les Psaumes, l'Évangile, le Koran et les manifestera
de nouveau en y ajoutant ce qui leur manquait. v
9. Cet état des âmes ressuscitées étant encore un état d'obscurité,
d'impuisaance spirituelle, est, en effet, comparable à l'inertie du tom-*
beau, car toutes les révélations imparfaites dont les hommes auront
conservé lus préceptes, ne seront que ténèbres en comparaison de
cotte vive lumière que la révélation finale fera immédiatement éclater.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 481
Ensuite le deuxième paragraphe après le dixième dit : Telle
est l'explication du chemin de la vérité, et certainement,
vous êtes en discussion sur ce sujet. La solution dépend de
« Celui que Dieu manifestera. » Quand vous serez arrivés au
jour de sa manifestation, vous serez éclairés par lui. Dis (toi,
qui es le Bâb) : Tous ceux qui étaient avant moi ont attendu
mon jour. Lorsque j'aurai été manifesté, j'établirai ce qui
sera leur religion. Puis, alors, vous serez tous instruits du
chemin (qu'il faut suivre). Cela est l'indication utile pour eux
dans (la poursuite de) la vérité, si vous voyez juste.
Ensuite le troisième paragraphe après le dixième dit : L'ex-
plication de la balance1. C'est le souffle de « Celui que Dieu
manifestera. » La vérité sera victorieuse par son moyen,
comme ce qui remporte la victoire sur l'ombre au moyen du
soleil et après le coucher2; certainement vous serez à la hau-
teur de l'Exposition (de la foi) et (de la conviction) des mar-
tyrs, si vous tenez compte de la balance 3.
Le quatrième paragraphe après le dixième, c'est l'explica-
tion de la supputation. De même que la balance, c'est la vé-
rité : ainsi que tout ce qui est révélé dans l'Exposition (de la
foi), (de môme la supputation)*fcst ce dont Dieu demande
compte à l'homme et à toutes choses. 0 mes serviteurs, crai-
gnez!
Ensuite le cinquième paragraphe après le dixième : — En
vérité, le Livre de Dieu provient de la vérité (môme), c'est-à-
dire de la parole de Dieu par (l'intermédiaire de) ma langue,
si vous avez foi en la vérité !
Ensuite le sixième paragraphe après le dixième : — En vé-
i . Ce met Balance indique la juste mesure d'attention que l'on donne
du fond de l'âme aux enseignements religieux, en prenant soin de ne
pas laisser les mauvaises passions ou la légèreté naturelle l'emporter
sur le poids que doit avoir la sagesse. Alors, il est évident que le croyant
ne peut avoir l'attention requise que par la grâce; c'est donc de la grâce*
qu'il s'agit ici.
2. Après la mort du Bâb.
3. C'est-à-dire que, lorsque la mort du Bâb vous aura fait perdre les
avantages de son enseignement, vous n'en resterez pas moins aussi
éclairés et aussi fermes dans la foi que le requièrent les préceptes et que
le montre le dévouement des martyrs, si vous ne négligez pas ce qu'il
faut pour conserver la grâce.
482 APPENDICE.
rite, le paradis, c'est l'amour de Dieu, puis, sa satisfaction, et,
certes, cela est la vérité sans égale 1 Certes, nous, nous serons
à perpétuité dans elle 1 Celui qui se reporte à ce qui est dans
le paradis, celui-là est celui qui se reporte à « Celui que
Dieu manifestera, » Et, donc, est-ce que tous n'entrerez pas
dans le paradis? Et, certes, le feu (de l'amour), avant qu'il
soit métamorphosé en la lumière du feu de Dieu, c'est-à-dire
en « Celui que Dieu manifestera, » avant que ce (dernier) ne
vous ait inspiré son souffle, entrez dans ce feu ! Et, certes,
ce feu de l'amour est dans la vérité ! H n'y a rien d'égal à lui,
si vous êtes une fois entrés en lui, c'est que vous considérez
toute son excellence !
Ensuite le septième paragraphe après le dixième : — L'ex-
plication du feu que je n'aimerai jamais, c'est l'explication
de celai qui ne croit pas en « Celui que Dieu manifestera, »
c'est-à-dire celui qui n'a pas cru précédemment. Celui qui
se rapproche de ce (dernier) ne se rapproche pas du feu (de
l'amour). En vérité, ô mes serviteurs, craignez !
Ensuite le huitième paragraphe après le dixième:— L'heure
dans laquelle Dieu donnera des explications par sa parole
(l'heure du jugement), si cela lui plaît, certainement ayez y
foi!
Ensuite le neuvième paragraphe après le dixième : — Je
n'ai pas révélé, dans l'Exposition, le jardin de la nature de la
sublimité (la nature de Dieu) ; (j'en ai laissé le soin) au temps
de « Celui que Dieu manifestera. » Puissiez- vous croire à ses
préceptes!
LA TROISIÈME UNITÉ.
0 Dieu ! au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint ! En
vérité, moi, je suis Dieul 11 n'y a pas de Dieu, excepté moi, et,
en vérité, ce qui est en dehors de moi, c'est ma création* Si
elle suit la bonne direction, dans ma direction, elle devient
comme le miroir dans lequel est perçu le soleil de ton ascen-
sion1. Voilà ma création! dis : En vérité, 6 ma création, tu
viens de moi; dès lors, adore!
1. Dieu parle ici au Bâb.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 483
Et, certes, le premier paragraphe de la troisième Unité,
soyez convaincus de ce qu'il contient. Tout ce qui porte le
nom d'une chose m'appartient, et ce que tu possèdes, cela est
ce qui est à moil Dis": En vérité, ô ma création, dans la der-
nière manifestation (au jour du jugement dernier), tu possé-
deras de mon bien donné par moi.
Ensuite le deuxième paragraphe (dit) : Ce que je dis c'est
la vérité ! Je crée par son moyen tout ce que je veuxl Certes,
la vérité sort de la vérité, et, certes, ce qui est en dehors de
la vérité est en dehors de ma parole, c'est-à-dire en dehors
de ce que tu annonces. Dès lors, tout ce qui est erreur et
tout ce qui est certitude, existe assurément à l'état mani-
feste par ce que tu dis. Dis : En vérité, ô mes serviteurs,
adorez !
Ensuite le troisième paragraphe (dit) : Lorsque nous te fe-
rons comparaître au jour du jugement, alors, dans ce que
nous avions révélé auparavant (avant ta mission), nous rejet-
terons encore ce que nous avions révélé précédemment, au
temps où tu as reçu la permission (d'enseigner), et, en vé-
rité, nous sommes le patient *.
Ensuite le quatrième paragraphe dit : Nous ne t'avons
rien révélé pour ceux qui t'ont précédé (les prophètes anté-
rieurs), et rends grâce (du surcroît de faveur que tu as eu de
plus qu'eux). En vérité, l'avantage que nous t'avons accordé
en plus est comme l'avantage du Koran sur l'Évangile, c'est-
à-dire l'avantage de Mohammed ~à l'égard de Jésus. Dis : Ea
vérité, ô mes serviteurs! attendez (patiemment) ma manifes-
tation dans le dernier jour.
Ensuite le cinquième paragraphe (dit) : En vérité, les
tombes de l'Unique 2 se lèveront lorsque nous appellerons
(toute chose) au jour de ma manifestation. Alors vous re-
viendrez à moi. Certainement elles se sont levées autrefois
en moi 3. En vérité, ô mes serviteurs, vous reviendrez à moi !
1. Noos saurons attendre jusqu'à la fin des temps pour faire con-
naître la vérité toute entière.
2. Des dix-neuf impeccables qui composent l'Unique.
3. C'est-à-dire que les dix-huit disciples et le BAb n'ont jamais été
morts dans la pensée de Dieu.
484 APPENDICE.
Ensuite le sixième paragraphe (dit) : Tout ce qui porte le
nom d'une chose quelconque, cela n'est pas en dehors de la
création, et il n'y a pas de tiers entre cela et moi. Dis : Certes,
je suis la vérité! et, certes, il n'y a hors de moi, assurément,
que la création ! Donc, en vérité, ô mes serviteurs, vous ver-
rez ma manifestation dans le dernier jour.
Ensuite le septième paragraphe (dit) : Jamais on ne me
contemplera tout entier jusqu'à ce qu'on m'ait vu (au jour
du jugement), et toutes les explications que j'ai révélées à
ceux qui sont en rapport avec moi ', cela a lieu de même entre
toi et les prophètes qui l'ont précédé ou qui te suivront2. Dis :
Ce sera là le plus auguste des paradis, si vous contemplez
Dieu, après (avoir compris) son explication. Dis : N'attendez
aucune chose pour l'amour de moi, si ce n'est après que vous
aurez aperçu que ce qui est en cette chose tourne à ma satis-
faction. En vérité, ô vous qui m'aimez, adressez tous vos dé-
sirs vers « Celui que je manifesterai 3, » dans la vie4.
Ensuite le huitième paragraphe (dit) : En vérité, tout ce
que nous avons créé de toutes choses est (défini) dans cette
explication. Attachez-vous à l'étudier.
Ensuite le neuvième paragraphe (dit) : Ce qui est dans cette
explication, certes, a été révélé dans les (dix-neuf) personnes
de l'Unité. Il vous faut lire ces préceptes : Dieu atteste qu'en
vérité, lui, il n'y a pas de Dieu, sinon lui, le miséricordieux,
le seigneur du trône, le sublime 1 Dieu, il n'y a pas de Dieu
sinon lui , le protecteur, l'Éternel 1 Dieu, il n'y a pas de Dieu
sinon lui, le roi, le souverain, le tout-puissant, le manifesté,
l'incomparable, le grand ! A lui appartiennent les noms de la
1. C'est ce que les Sunnites rendent par le mot lega. Les bàbys ont
adopté la même expression ; il s'agit des prophètes qui jouissent de
l'entretien de Dieu et sont en contact avec sa nature.
2. C'est-à-dire que la révélation que Dieu fera de sa nature, bien
que de plus en plus étendue à mesure que les temps passeront, ne sera
jamais complète jusqu'au jour du jugement.
3. L'homme ne doit accorder son attention et ses désirs qu'à ce qui
platt à Dieu, et ce qui lui plaît, c'est la foi que le Bâb vient annoncer.
4. Cela signifie, à la fois que Dieu manifestera son mandataire en
lui faisant revêtir les formes de la vie, et aussi qu'il lui donnera le ca-
actère dont il sera revêtu en lui conférant la valeur numérique du
mot hytji la vie, valeur que l'on a vue plus haut.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 485
perfection, à lui, adressent leurs prières tout ce qui est dans
les Cieux et sur la terre et tout ce qui est entre les deux. Dis :
Gloire à lui! Il n'a pas de compagnons comme vous lui en
attribuez. Dieu, il n'y a pas de Dieu sinon lui, le vrai, le sa-
vant , l'immuable , l'omnipotent ! A* lui appartiennent les
noms de la perfection ! Tout ce qui est dans les cieux et ce
qui est sur la terre se prosterne devant lui, ainsi que ce qui
est entre les deux ! Il est le sublime, le chéri1 1
Ensuite le dixième paragraphe (dit) : Ce qui est dans le
(présent) chapitre se concentre dans le verset (qui suit) : Vous
êtes le nombre de toutes choses2. Lorsque vous réunissez en
un l'âme et le souffle (lorsque vous vous absorbez dans une
méditation profonde), lisez et ne soyez pas muets3 ; ensuite
réfléchissez. Dieu atteste qu'en vérité, Lui, il n'y a pas de
Dieu sinon Lui 1 De Lui vient l'action créatrice et le décret
(créateur). Il donne la vie et il donne la mort. Puis il donne
de nouveau la vie. Et en vérité, Lui, c'est Lui le vivant ! Il ne
meurt pas. L'empire de toutes choses est dans son poing. Il
crée ce qu'il veut par ses décrets. En vérité, Lui, il est om-
nipotent!
Ensuite le premier paragraphe après le dixième : Ce qui a
été révélé dans ce (livre), au premier verset, (c'est-à-jlire) :
«Au nom de Dieu le très-grand, le très-saint », considérez-le
comme produisant les lettres de l'Unique.
Ensuite le deuxième paragraphe après le dixième (dit)
(au sujet de) ce qui est rapporté ici, considérez la première
lettre comme correspondant au Point4. Celui-ci est « Celui
que Dieu manifestera. » Les Lettres de la vie sont, à l'égard
de ce dernier, comme un miroir à l'égard du soleil. Ainsi,
occupez- vous (de même) à réfléchir en vous tous les attributs
1. Il y a, dans cette série de noms divins, dix-neuf noms qui corres-
pondent aux dix-neuf personnes saintes formant l'Unité.
2. Ceci s'adresse à l'unité formée de dix-neuf.
3. C'est-à-dire ne négligez pas de lire constamment et de faire parler
votre esprit.
6. Le Point, c'est Dieu; c'est le principe de toutes choses incarné
dans tous les prophètes, partant dans le Bàb. Ainsi, le Bâb est le point
dans les dix-neuf, ce qu'étaient Moïse, Jésus, Mahomet, ce que sera
aussi « Celui que Dieu manifestera. »
4*6 APPENDICE.
et toutes les qualités qui dépendent de lui (Celui que Dieu
manifestera), afin d'en avoir une appréciation parfaite (quant
à leur nombre de dix-neuf et aux particularités qui s'y rat-
tachent). C'est là l'essence de l'explication. Celle-ci expose
la nature de « Celui que Dieu manifestera, » d'après ce qu'est
celle de son Seigneur, afin que vous la compreniez : En
vérité, moi, je suis Dieu. U n'y a pas de Dieu sinon moi, le
roi, le manifesté, le souverain. Dis : Ce qui est en dehors de
moi, c'est ma création. Que tous m'adorent ! Dis : Dieu est
mon maître ; et vous, en vérité, ne donnez en aucune chose
d'associé à Dieu, votre Seigneur, et n'adressez vos prières à
personne sinon à Dieu, votre Seigneur, le miséricordieux !
Ensuite le troisième paragraphe après le dixième (dit) :
Ne cherchez pas à connaître le commencement et la fin, si ce
n'est par le moyen du Livre1, et, certainement, restez tran-
quilles tous et chacun chez vous2. Puissiez-vous être modérés!
Ensuite le quatrième paragraphe après le dixième (dit) :
En vérité, apprenez par cœur tout ce qui est révélé dans
cette Exposition. Donnez-lui une forme (matérielle) pareille
à une façon de tableau très-soigné. Ne l'écrivez pas d'une
autre façon que celle qui lui convient ; puis garantissez (le
volume ainsi produit) par une reliure excellente. Et qui que
ce soit qui en parlera avec des expressions en dehors de la
convenance et du respect, le voile tombera sur lui. Ne soyez
pas du nombre de ceux pour qui le voile existe3!
Ensuite le cinquième paragraphe après le dixième (dit) :
Si vous croyez en Celui que je manifesterai au jour du juge*
ment, alors, en vérité, vous avez été avec moi et pour moi dans
toutes vos existences (successives); vous (y) avez été des
croyants, et, s'il n'en est pas ainsi, demandez pardon à Dieu!
Dès lors, repantez-vous (de vos erreurs) !
1 . C'est-à-dire : Ne demandez pas & Dieu d'autres explications que
celles qui sont dans le livre actuel, et ne solliciter pas d'antres preuves
que celles qu'il vous y donne. Par exemple, ne cherchez pas à obtenir
des miracles.
2. Ne vous agitez pas pour satisfaire une curiosité inutile et pro-
hibée.
3. Un voile tombera entre le coupable et la compréhension du Livre.
Il n'y pourra rien saisir.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 487
Ensuite le sixième paragraphe après le dixième (dit) : Ne
faites rien que suivant ce que nous vous avons révélé, et
n'ordonnez rien que dans la même (limite). Dis : En vérité,
Lui, il est le soleil1. En vérité, Il vous détermine (tels que
vous devez être) tdnsi que vos actions. (Celles-ci) sont comme
des miroirs où l'on voit ce que vous aimez. (En suivant la
règle tracée ici), vous vous trouverez conversant avec la
vérité.
Ensuite le septième paragraphe après le dixième (dit) :
N'écrivez pas mes signes sinon de la plus belle écriture en
tant qu'il est en votre pouvoir, et si, eu égard à un seul (écri-
vain), il y a une lettre qui ne soit pas de la plus belle écriture,
(alors) relativement à lui, son travail est perdu2. (Il en est
ainsi pour tout le monde), excepté pour les enfants, pendant
le temps qu'ils apprennent (à l'école).
Ensuite le huitième paragraphe après le dixième (dit) : A
celui qui veut écrire la parole de Dieu, dis : Exécute d'abord
pour toi-même un exemplaire excellent3. Ensuite, donne
(une copie) à qui tu voudras, et cela, certainement, c'est la
mesure exacte de la vérité.
Ensuite le neuvième paragraphe après le dixième (dit) : En
vérité, ô mes serviteurs, dépensez du bien (que vous tenez)
de moi (au profit) de ce qui a été révélé par rapport à moi,
dans la proportion où vous le pourrez faire. C'est pourquoi il
t'a été révélé ce que vous devez (exécuter). Si vous trouvez
quelqu'un dont l'écriture ait une valeur égale à celle de la
terre entière et de ce qui est dessus, certes, donnez-lui (tout
cela), afin qu'il écrive les noms : le Secourable, l'Éternel
(et ceux qui suivent). Et tout ce que je vous ai ordonné, au
1. Le Bâb est le soleil.
2. Dans toutes les religions, dans le christianisme même, avant l'in-
vention de l'imprimerie, copier les livres saints constitue une bonne
œuvre. Le Bâb dit ici que, si une copie est défectueuse, môme d'une seule
et unique lettre, le copiste perdra tout le mérite qu'il aurait acquis
sans cela. Ce précepte, très-sage, est malheureusement très-mal suivi
dans l'état actuel de persécution et de trouble. J'ai en dans les mains
des copies où les interprètes bàbys eux-mêmes ne pouvaient voir le
texte, à travers les lettres incorrectes et les fautes, que parce qu'ils le
savaient par cœur.
3. Cette règle existe aussi chez les juifs.
4S8 APPENDICE.
iujet de l'excellence de l'écriture, ne saurait jamais être que
pour la meilleure compréhension des Âmes (du sens des
mots), c'est-à-dire pour vos enfants (vos œuvres). Ensuite,
certainement, vous serez réunis parmi les comptés (ceux qui
font partie du compte des élus). Dès lors, rendez-moi grâces!
LA QUATRIÈME UNITÉ.
Le premier paragraphe de la quatrième unité (dit) : 0
Dieu ! Au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint ! En vérité,
je suis, moi, Dieu ! Il n'y a pas de Dieu sinon moi, le plus
sublime de ce qu'il y a de plus sublime! En vérité, je t'ai
créé et j'ai déterminé pour toi deux emplois : c'est-à-dire un
emploi suivant lequel tu ne verras jamais en lui (en cet
emploi) que moi-même, et, par cet emploi, tu raisonneras sur
moi de cette manière-ci : En vérité, je suis moi ! Il n'y a pas
de Dieu sinon moi, le Seigneur des mondes1! — Par l'au-
tre emploi, tu me prieras et tu me rendras grâces, et tu me
1 jueras, et tu m'adoreras, et tu seras, à mon égard, du nom-
bre de ceux qui se prosternent. Voilà le premier paragraphe
de la quatrième Unité.
Ensuite je passe au deuxième : Dis : Celui qui rentre en
moi rentre en Dieu, mon Seigneur, et celui qui ne rentre pas
en moi ne rentre jamais en Dieu. Dès lors, rapportez à sa
considération ce commandement, que vous recevez ici 2.
Ensuite, dans le troisième paragraphe, (il est dit) : Je ne
dois pas être adoré (comme je le suis par) ceux qui m'adorent
suivant un (autre) commencement*. C'est-à-dire que l'es-
pèce de ton commencement était décrétée pour le temps qui
a précédé et pour celui qui a suivi ta manifestation, dès
1. C'est-à-dire : pensant de Dieu ce qu'il pense, lorsqu'il dit* de lui-
même : En vérité, je suis moi! il n'y a pas de Dieu, etc.
2. C'est-à-dire: Pensez que cet ordre a été donné relativement à lui.
3. Ce que le Bâb entend ici par commencement, bedà, c'est la règle,
ce sont les préceptes d'un culte particulier, fixés par Dieu avant
môme l'apparition, la manifestation de ce culte. Le Bâb dit ici qu'il
ne faut plus adorer Dieu d'après les institutions des prophètes précé-
dents, mais d'après celles qu'il apporte et qui étaient décrétées alors
qu'il était encore dans le ventre de sa mère, et arrêtées dans leurs vé-
rité éternelle.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 489
l'époque où tu étais confiné dans le ventre de ta mère. Si tu
ne t'y étais jamais remué (dans le ventre de ta mère), en vertu
de cette possibilité de mouvement (que tu as eue)1, tu ne
serais pas parvenu à mon commencement2, et, en vérité,
toi, tu es unique3. Je n'ai créé, par rapport à toi, rien de
comparable, ni d'égal, ni de semblable, ni de symétrique,
ni de pareil. €'est ainsi que je crée ce que je veux, et, en
vérité, moi, je suis moi, le tout-puissant, le savant I
Ensuite, dans le quatrième paragraphe, (il est dit) : En vé-
rité, j'ai créé l'essence de toutes choses (de manière à la
résumer) dans la forme de l'homme, et j'ai déterminé toute
nature de formes) dans « Celui que je manifesterai. » Dis : En
vérité, moi (le Bâb), je suis le premier d'entre vous, extrait
de vous-mêmes, par rapport à vous î En vérité, ô mes servi-
teurs, attendez votre supérieur4!
Ensuite, dans le cinquième paragraphe, (il est dit) : Tous
les cycles de préceptes sont des (commandements) d'amour
(aboutissant) à moi. En vérité, ils prescrivent mon adoration.
Dis : O vous, femmes et hommes, attendez « Celui que je ma-
nifesterai. » Celui-là est votre bien-aimé. Tous, dans les
nuits et dans les jours, vous le désirez.
* Ensuite, dans le sixième paragraphe, (il est dit) : En vérité,
ne demandez pas (à comprendre) ce que je fais, et tout pro-
vient de mon unité (d'essence), et « Celui que je manifeste-
rai,» interrogez-le. Et j'ai déterminé «Celui que je manifes-
terai » pour être votre gardien. Dis : Si vous interrogez (le
Bâb) sur ce qu'il fait, comment croirez-vous en moi (Dieu)?
Et, en vérité, lui, certainement, il vous interrogera sur toutes
choses, et ne répondez que la vérité.
Ensuite le septième paragraphe (dit) : Toutes choses ont
leur commencement en moi : vous l'avez. Et toutes choses
sont en toi ; certes, elles reviendront à moi.
Ensuite le huitième paragraphe (dit) : Tout ce qui est dans
1. Si ta n'avais jamais eu la vie qui t'a fait trouver le mouvement
dans le ventre de ta mère.
2. Tu n'aurais jamais pu être l'intermédiaire de la révélation
actuelle, qui ne pouvait avoir lieu sans ton incarnation.
3. Aucun. prophète n'aurait pu te suppléer.
4. Celui que Dieu manifestera.
490 APPENDICE.
tes préceptes et qui a été révélé par rapport à toi a la puis-
sance de créer, de sustenter, puis de faire mourir et de rap-
peler à la vie1.
Ensuite le neuvième paragraphe (dit) : Celui qui s'élève
par l'effet de cette Explication devient un roi. Il est le gardien
de toute ma puissance. Dis : Détermine donc pour moi, ô
Dieu, (que je sois) celui qui est le plus puissant des puis-
sants ! Certainement (vousbâbys) écrivez son nom2 et ce qu'il
fait; certainement je vous en récompenserai lorsque vous
retournerez à moi (en vous rendant) très-supérieurs à ce
que vous étiez parmi mes ouvriers, et, certainement, vous
guiderez, au jour de la manifestation du jugement dernier,
(les troupes de mes) fidèles, afin que la récompense soit don-
née suivant la justice. Certainement, nous avons établi que
tous ceux qui coopèrent à cette (œuvre actuelle) sont des
croyants.
Ensuite le dixième paragraphe (dit) : N'enseignez que ce
qui a été révélé dans cette Explication ou ce qui est composé
à son sujet, suivant la science (numérique et alphabétique)
des lettres, et (enfin), ce qui résulte de la connaissance de
cette Explication. Dis : En vérité, ô mes serviteurs, soyez re-
tenus et n'inventez rien ! (n'ajoutez rien de votre crû à ce
qui est dans l'Explication). Puis apprenez par cœur (la doc-
trine) et répandez-(la).
Ensuite le premier paragraphe après le dixième (dit) : En
vérité, ne transgressez pas les limites et ne donnez pas d'af-
fliction (à ceux qui) suivent les règles de l'Explication, et
n'attristez personne, et, certes, c'est là la plus grande des
prescriptions. Puissiez-vous ne pas être attristés par a Celui
que je manifesterai, » et quiconque sort de la limite (tracée
ici), « Celui que je manifesterai» ne jugera pas qu'il soit
dans la droite voie, et nul ne sera considéré comme étant
dans la droite voie, si ce n'est celui que « Celui que je mani-
1. Ceci doit s'entendre non-seulemeat dans le sens mystique et in-
tellectuel, mais aussi dans le sens talisraanique.
2. Le nom du Bàb. Il y a dans le texte votre nom, parce que le nom
du prophète est pris pour celui de toute la réunion des fidèles, et réci-
proquement. C'est un usage très-général en Asie.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 491
f esterai» y conduira. Dis : En vérité, ô vous qui êtes dans la
droite voie, marchez avec fermeté dans ma voie !
Ensuite le deuxième paragraphe après le commencement
du dixième (dit) : En vérité, ô mes serviteurs, délaisser les
sanctuaires de la terre ^ et ce qu'ils ont (de gloire, d'honneurs),
transportez-le à l'Unique2.
Ensuite le troisième paragraphe après le dixième (dit) : En
vérité, ô mes serviteurs, magnifiez les demeures de l'Unique
en tant que vous le pourrez I
Ensuite le quatrième paragraphe après le dixième (dit) :
En vérité, ô mes serviteurs, si vous cherchez protection près
de ces sanctuaires, il convient que -vous soyez respectés par
les hommes, et que ceux-ci n'exercent pas de pouvoir sur
vous (tant que vous occuperez de tels asiles3). Ceci est
afin que vous soyez protégés au jour du jugement par ceux-
là qui seront suscités hors de leurs tombeaux, et les choses
ne se passeront pas comme aujourd'hui; vous serez efficace-
ment protégés par eux, et vous opérerez par leur moyen,
quand seront brisés les cieux et la terre et ce qui est entre
les deux, quand vous entendrez (l'appel dernier); et, dès lors,
comment ne savez-vous pas ce qui vous importe4?
Ensuite, dans le cinquième paragraphe après le dixième,
(il est dit) : Et n'empêchez personne de chercher protection
auprès de Dieu, ni par conséquent auprès des Lettres de sa
1. C'est-à-dire la Kaabade la Mecqne et les tombeaux sacrés de
Médine, de Kerbcla et de Meshhed ou de Goûm.
2. L'Unique étant composé de dix-neuf existences saintes, les tom-
beaux des dix-neuf personnages qui en ont été animés sont indiqués
ici par le mot l'Inique, bien que ces tombeaux soient dispersés en des
lieux différents, et que môme il en manque un, le corps de Moulla
Housseïn-Boushrewyèh, le premier des apôtres, ayant été brûlé après
martyre du saint, et les cendres jetées à la mer.
3. Ceci est destiné à transférer aux tombeaux des saints bàbys le
droit d'asile aujourd'hui attaché à ceux des saints musulmans.
4. Au jour du jugement dernier, ceux qui auront respecté le droit
d'asile aux tombeaux des saints auront acquis un droit à la protection
de ceux-ci, et cette protection ne sera plus bornée et souvent précaire
comme on la peut avoir en ces temps-ci : elle sera toute puissante et
couvrira ceux qui seront autorisés à la réclamer. Comment donc pour-
riez-vous hésiter a remplir le devoir qui peut vous acquérir uu tel
bien?
492 APPENDICE.
vie (les 18), dans le temps où règne la manifestation *, et cela
Jusqu'au jour dernier, et, avant ce (jour), réglez votre con-
duite sur ce qui précède, et, certes, de même lorsque quel-
qu'un cherche asile auprès de l'Unique (Dieu, c'est-à-dire
les 19), si on lui accorde son chemin libre, (cela) est meil-
leur devant Dieu que si on lui met obstacle. En vérité, ô
serviteurs, tenez-vous en relation (avec les lieux saints) !
Ensuite le sixième paragraphe après le dixième (dit) : En
vérité, ô mes serviteurs, venez à ma maison. C'est la maison
que Dieu a créée. Voilà ma maison ! Donc ne trafiquez pas de
ce qui constitue ses dépendances1. Autant que vous en aurez
la puissance, certes, il faut que vous en augmentiez la gloire !
Ensuite le septième paragraphe aptes le dixième (dit) : Ne
trafiquez pas des dépendances de la maison3. C'est le temple
de Dieu, et, certes, vous tous, restreignez-vous dans les
limites de vos biens, suivant la mesure que vous en possé-
dez4. En vérité, que vos amis le sachent5. Alors ceux qui
auront cherché protection (auprès de la maison de Dieu), ce
qu'ils auront aimé, en vérité, ils l'écriront6. Et, en vérité, le
temple sacré 7 est ce (lieu-ci), qui enfantera en lui « Celui
que Dieu manifestera 8, » c'est-à-dire ce (lieu) où je Penfan-
terai. Dis : La vocation d'Ahmed (de Mohammed) est l'Expli-
cation que je donne9. Vous, entrez dans ce (temple, qui est) ici,
afin d'y faire la prière, et n'ayez pas d'espoir en ma maison ni
1 . Dans le temps où la religion du Bàb est triomphante.
2. Du territoire qu'elle occupe et des alentours.
3. Il s'agit ici du lieu où le Bab a été emprisonné, près d'Ardebyl,
et où il a écrit cette exposition.
a. Ne cherchez pas à augmenter vos richesses en achetant ou en
vendant la maison ou ses dépendances.
5. Que tous vos coreligionnaires soient instruits de ce commande-
ment.
6. Ceux qui auront joui des immunités des lieux saints écriront et
feront connaître à tous, les avantages qui lés auront remplis de joie, et
s'ils n'étaient pas bàbys, ils le deviendront, ainsi que les personnes
instruites par eux de leur bonne fortune.
7. Il faut intercaler ici mentalement cette phrase : « n'est pas la
Kaaba de la Mecque, mais ce lieu qui enfantera, etc.
8. « Celui que Dieu manifestera » naîtra dans la prison du Bàb.
9. C'est-à-dire qu'il définit sa propre mission comme analogue à
celle que Mahomet a remplie.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 493
dans cette vocation (analogue à celle d'Ahmed), à moins que
vous ne vous mettiez en possession de ce chemin où vous mar-
cherez sans hésitation. Celui qui a le pouvoir d'entrer en moi
ou dans ma maison n'en deviendrait pas possesseur ! C'est-
à-dire qu'il faut vous introduire auprès de « Celui que je
manifesterai. » Par là vous entrerez dans la maison de Dieu,
votre Seigneur, et vous serez confondus (de respect) devant
lui et vous adorerez î
Puis le huitième paragraphe après le dixième (dit) : En
vérité, si vous avez envie d'aimer à faire le pèlerinage de ma
maison, donnez à l'Unité des (19) surveillants, assis à leur
place, quatre miskals d'or. En vérité, eux, ils s'associeront à
vous dans la perfection de l'amitié, et, certainement, (l'obli-
gation de donner cette somme est remise) à ceux qui ne le
peuvent pas. Et celui (des serviteurs du temple) qui exerce
l'autorité, et celui qui obéit, et celui qui sert, et celui qui lit
(dans le sanctuaire), puissent-ils rendre grâces (à ceux qui
leur donnent les quatre miskals d'or1) i Le pèlerinage a pour
but de vous faire connaître le Seigneur de la maison. Donc,
franchissez la porte de la maison2. C'est ce (pèlerinage) qui
vous instruit dans la science intérieure de l'intérieur de ce
qui est visible dans le visible. Cette (œuvre a pour but) moi-
môme au jour du jugement3. En vérité, ô mes serviteurs, ap-
prenez !
1. Le Bàb parle ici au présent, dans la certitude que sa prison de-
viendra le temple qu'il annonce. Chacun des 4 miskals vaudra 19 ké-
rats d'après la division en 19, qui est fondamentale dans la nouvelle foi
et qui s'étend à tout absolument. Ainsi, l'année a 19 mois et le mois
19 jours, et le jour 19 heures, etc. Chacun des miskals d'or se réfère à
un des quatre archanges. Il y aura aussi en l'honneur de ces quatre
grandes existences, quatre grands voiles étendus sur les murailles du
temple, l'un blanc, l'autre jaune, l'autre vert, l'autre rouge, tous en
soie. Outre les 19 places de l'Unité des 19 surveillants et celles des
subdélégués, des lecteurs et des serviteurs qui ont été énnmérés, il y
aura aussi 19 places pour les hommes et 19 pour les femmes. On exé-
cutera des processions et des cérémonies pompeuses au son de la mu-
sique.
2. Les Shyytes, dans leur pèlerinage à la Mecque, font le tour de
la Kaaba, mais n'y entrent pas. Ici, les bâbys marquent leur supé-
riorité.
3. C'est-à-dire de vous attirer à moi au jour du jugement.
23
494 APPENDICE.
Cette (œuvre) est pour que vous espériez en « Celui que je
manifesterai. » En vérité, c'est comme quelqu'un qui mar-
cherait du côté (de Celui que je manifesterai). (Quoi !) dès
lors, vous ne monteriez pas à Lui ! Dans ce temps (au jour
du jugement), vous monterez tous à ma maison en plus grand
nombre qu'auparavant, et ceux-là (qui ne viendront pas)
resteront derrière le voile à l'égard de Celui (Dieu) qui a
établi la maison (pour être sa) maison1.
Ensuite le neuvième paragraphe après le dixième (dit) :
Si vous voulez empêcher que les femmes ne se fassent du
chagrin, ne leur refusez pas ce qu'elles désirent (quant au
fait d'aller en pèlerinage) pourvu qu'elles n'aient pas (à essuyer)
trop de fatigues dans le chemin1, et lorsqu'elles sont (domiri-
1 ées) sur le territoire du sanctuaire8. Mais celles-ci (les
femmes), lorsqu'elles veulent entrer dans le sanctuaire, (il
faut que ce soit pendant) la nuit, et qu'alors elles s'assoient
à leurs places (indiquées) devant l'Unité des surveillants, et
on leur expliquera Celui qui les a créées, et, ensuite, elles
retourneront dans leurs demeures.
Et si elles désirent l'amour de leurs maris et de leurs en-
fants, cela vaut mieux pour elles, et qu'elles ne s'occupent
pas de ce qui pourrait leur donner du chagrin. Et, en vérité,
vous (femmes), vous avez été créées pour vous-mêmes et pour
vos enfants4. Donc vous n'Oies pas maîtresses de faire des
voyages, et, cer!es, rendez grâces à Dieu pour ce dont il vous
a dispensées! Et Dieu est le Savant, le Sage!
En vérité, 6 Unité des surveillants chargés de YAlêf et du
Ja*, ne demandez à personne de l'argent. Certes, chacun
connaît ce qui est commandé à cet égard, et vous, qui êtes
sous ma main et que nous avons établis pour la conservation
1. Les incrédules ne verront pas Dieu et ne jouiront pas de ses bien-
faits.
2. Les pèlerinages sont un des plus grands plaisirs des femmes
persanes.
3. Parce qu'alors il y a peu de peine.
4. Le Bâb fait ici allusion à la faiblesse physique des femmes, et aux
soins constants que leur santé réclame.
5. Aux soins desquels tout ce qui est du temple est remis depuis le
commencement jusqu'à la fin.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 495
de ma maison, adorez-moi! Et, en vérité, moi, je vais et je
Tiens dans cette maison et vous n'en savez rien ! Et, en vé-
rité, faites du bien à tous ceux qui entrent dans ma maison.
Puissiez-vous me contempler I
LA. CINQUIÈME UNITÉ.
0 Dieu l au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint ! En vé-
rité, moi, je suis Dieu ! Il n'y a pas de Dieu sinon moi, le pri-
mordial du primordial ! Certes, j'ai révélé dans le premier
paragraphe de la première unité que vous deviez élever une
unité de temples (c'est-à-dire 19) dans le lieu où je suis né en
tant que cela sera en votre pouvoir.
Ensuite le deuxième paragraphe (dit) : En a érité, par ma
grâce, vous élèverez les temples du Vivant1. Ensuite le nom-
bre des lumières qui seront (allumées) dans ces temples,
entretenez-le2!
Puis le troisième paragraphe (dit) : Certes, nous avons dé-
terminé le cycle de dix-neuf mois (pour chaque année). Puis-
siez-vous tout organiser (conformément à la constitution de)
l'Unité !
Puis le quatrième paragraphe (dit) : Nommez-vous tou-
jours de mes noms3, et, certainement, nous t'avons déterminé
(toi le Bâb) pour être (le représentant, de) ma valeur. Dis :
En vérité, ô ma création, que tous tes désirs s'adressent à
moi, et appelez-vous des noms de Mohammed, et d'Aly, et de
Fathemèh, et de Mehdy, et de Hady4. Et, en vérité, de
toutes les lettres de ton nom nous avons déterminé d'autres
1. C'est-à-dire un groupe de dix-huit temples, valeur indiquée par
le mot « le Vivant, »• comme on Ta vu plus haut.
2. Il doit y avoir, dans les temples, 2,000 flambeaux.
3. L'importance majeure des noms pour ceux qui les portent est
une théorie primitivement assyrienne. Les juifs et les musulmans
l'ont eue également de tout temps. Une tradition du prophète dit :
•L^w 1 ^j* J^i Lr*--"» Les noms descendent du ciel.
4. Ceci veut dire aussi : Appelée- vous des noms de Mahomet, d'Aly
et de Fathemèh, et vous serez bien dirigés et vous dirigerez bien. Aly,
Mohammed sont les deux noms du Bàb. Gourret-oul-Ayn, se nommait
aussi Fathemèh.
496 APPENDICE.
noms1. Dis : Tous (les hommes) viennent de moi, et, en vé-
rité, moi je viens de Dieu, mon Seigneur, et il n'est personne
qui procède de Lui, sinon Dieu ! Celui-là (Dieu) est le souve-
rain des mondes! Celui-là est le chéri des mondes! Celui-là
est le possesseur des mondes ! Celui-là est le but que se pro-
posent les mondes! Celui-là est l'adoration des mondes! Ce-
lui-là est le désiré des mondes! Celui-là est votre Dieu, et
votre roi, et votre Seigneur, et votre maître, et votre souve-
rain, et votre possesseur, et le célébré des mondes !
Puis le cinquième paragraphe (dit) : Et, certainement, vous
prendrez à celui qui n'a jamais pénétré dans l'Explication2
tout ce qu'il possède. Et s'il embrasse la foi, rendez-le lui.
(Cette règle doit être observée partout), si ce n'est dans les
pays où vous n'avez pas d'autorité.
Puis le sixième paragraphe (dit) : Si une terre est conquise
par (les partisans de) l'Exposition, qu'on lui prenne ce qui
a le plus de valeur, pour le (donner) à celui qui commandera
les fidèles, et (ensuite) conservez les existences (ne mettez per-
sonne à mort pour cause de religion). En vérité, il ne faut
pas faire de changement à l'égard de celui qui fait le com-
merce (dans le pays conquis 3) et s'il n'y a personne (qui se
livre à ce genre d'occupation), qu'on fasse le commerce en
mon nom avec la valeur de ce (qui aura été pris aux infidèles),
et que (celui qui sera proposé à cet emploi) prélève un droit
pour lui-même, sur toute (somme de) mille qu'il vendra ou
qu'il achètera (jusqu'à concurrence) de cent; (c'est) le don
qui est fait par moi à « Celui que je manifesterai dans la
vérité. » Ensuite il (le préposé) prendra le prix du Hâ (le
cinquième) et il le conservera pour les lettres primitives
(les 19), sous l'œil des croyants; ensuite il prendra le Waw
(le sixième) pour (les femmes, les enfants et Fentretien des
tombeaux) des martyrs ; ensuite il mariera avec (le reste de
l'argent les gens de) la religion qui sont sans ressources. Puis
1. C'est-à-dire que tous les noms commençant par une des lettres
qui entrent dans la composition des noms indiqués ci-dessus sont éga-
lement donnés de Dieu.
2. A celui qui n'est pas bàby, à l'infidèle.
3. Il faut le laisser librement trafiquer cemmc il faisait auparavant.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 497
il l fera du pays ce qu'il voudra. Et il donnera à chacun, dans
son armée, selon son droit, et s'il y a quelque chose de surplus
(en dehors dupartage du butin), il l'emploira (aux dépenses) des
temples, ou bien, il le donnera tout entier aux fidèles, ce qui
vaut mieux, suivant la (prescription) du livre de Dieu, et (il le "
donnera) de manière à ce que tous (les fidèles) sur la terre
aient quelque chose (du butin). C'est là le bienfait de Dieu I
En vérité, lui, il est le bienfaisant, le généreux.
Ensuite le septième paragraphe (dit) : tout ce qui vient
aux mains des (partisans) de la foi est pur, et ce qui appartient
(encore) à ceux dont la croyance est en dehors (c'est-à-dire :
aux musulmans, aux chrétiens, aux juifs), l'est également
aussitôt que cela tombe au pouvoir (des vrais croyants). Dieu
t'a accordé une faveur en te permettant de trafiquer avec tes
frères (d'abord), puis (en second lieu) avec les gentils. Dis :
Lorsque quelque chose vient (aux mains de) celui qui croit à
l'Explication, cette, chose est pure dès cet instant. En vérité,
ô mes serviteurs, il vous faut rendre grâces! Et, certainement,
faites le commerce comme il vous plaira dans tout l'univers.
Plaise à Dieu que vous deveniez possesseurs de tout ce qui
est agréable !
Ensuite le huitième paragraphe (dit) : Lisez l'Exposition!
Par cet exercice, vous deviendrez maîtres des perles de l'o-
céan de l'Exposition ; et ne vous contentez pas à moins de
dix-huit chapitres (par séance). Eh vérité, si vous n'avez pas
appris (à comprendre l'Exposition), dites : « En vérité, lui, il
est Dieu, mon Seigneur ! et je n'associe rien à Dieu, mon
Seigneur! » (En agissant ainsi), certainement, il ne vous ar-
rivera aucun mal au jour de mon retour, et alors vous serez,
par (la vertu de) votre propre parole, (mis) au nombre des
justes. 11 ne te sera (d'ailleurs) d'aucun profit que tu écoutes
l'exposition de ma manifestation, si tu es de ceux qui restent
assis (dans une foi inerte et muette).
Ensuite le neuvième paragraphe (dit) : tenez compte de
moi dans les noms de toutes choses, en prononçant mon nom,
et quand môme ( l'idée du) danger serait dans ton cœur, sois
au nombre de ceux qui tiennent compte de mon nom!
1. Le Bàb ou ses lieutenants.
496 APPENDICE.
Le dixième paragraphe (dit) : En vérité, je t'ai donné les
fwme$ et les cercla* et Je t'ai témoigné ainsi ma faveur. Dis :
Toute r Exposition (est contenue) dans ceux-ci (les formes et
les cercles). Certes, tracez en autant que tous pourrez, afin
de les lire!
Ensuite le premier paragraphe après le dixième (dit) : Et
certes, faites rAzayyem* à chaque naissance d'enfant cinq
fois et debout, et après chaque fois, prononcez dix-neuf fois
(ces paroles) : Nous croyons tous en Dieu et nous mettons
tous notre foi en Dieu et nous avons tous commencé en Dieu,
et nous retournerons tous en Dieu et nous tirons tous notre
Joie de Dieu !
Au moment de la mort, il faut faire rAzayyem trois fois,
puis dire dix-neuf fois : Nous sommes tous les serviteurs de
Dieu! Puis, après avoir fait rAzayyem une première fois
(il faut dire) : Nous tous, nous nous prosternons devant Dieu;
nous tous, nous sommes les sujets de Dieu ; nous tous, nous
adressons nos prières à Dieu ; nous tous, nous rendons grâces
à Dieu ; nous tous, nous sommes dans l'attente de Dieu ! »
Et, en vérité, vous enterrerez les morts dans le cristal 3, ou
bien dans la pierre polie. Puissiez-vous prendre là votre de-
meure !
En vérité, vous établirez la règle qu'une pierre gravée
soit placée dans la main gauclie du mort, portant le signe
ordonné 4. Puissiez-vous être glorifiés !
Le Miroir (le Bâb), reflète relativemet à Dieu ce qui est .
dans les deux et sur la terre et ce qui est entre les deux. Dieu
est savant, tout puissant, grand! Dis : le Miroir établit la dé-
termination au sujet de ce qui a été révélé dans le livre su-
1. Ce sont deux espèces de talismans de construction fort ancienne.
Les formes représentent une étoile à cinq pointes, dont chaque ligne est
composée de versets spéciaux ; au milieu, et dans les cinq comparti-
ments formés par l'intei section des lignes, sont écrits dés noms do
Dieu. Ce talisman est destiné aux hommes. Celui qui est attribué aux
femmes est de forme ronde et beaucoup plus compliqué.
2. La récitation de la série des noms de Dieu.
3. 11 faut entendre par là les marbres transparents de Maragha ou
de Yezd qui sont d'un grand et très-ancien usage dans les cimetières
musulmans.
4* La pierre doit être une cornaline; le signa» c'est le mot Allah !
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 409
blime, et L'empire des deux et de la terre et de ce qui est
entre eux appartient à Dieu, et Dieu est savant, tout-puissant,
grand!
Ensuite le deuxième paragraphe après le dixième (dit) :
Mettez un peu de la terre du premier et du dernier avec le
mort que vous enterrez '.
Ensuite le troisième paragraphe après le dixième (dit) :
Écrivez un testament en vue de « Celui que je manifesterai. »
C'est là ce que vous écrirez en vue de Dieu, si vous avez
pleine foi en lui î
Ensuite le quatrième paragraphe après le dixième (dit) :
Le nom de Dieu vous purifie lorsque vous répétez soixante-
six fois : Dieu, Dieu est le plus pur ! Ensuite le Point (le Bâb)
vous purifie, ainsi que ce qui vient de lui, en fait de révéla-
tions de Dieu, et ses paroles, si vous êtes convaincus de leur
vérité. Ensuite tout ce qui se rapporte à la loi (purifie);
ensuite ce dont on change la constitution (purifie)2; ensuite,
le feu, l'air, l'eau, la terre (purifient par le frottement);
ensuite le soleil (purifie) lorsqu'il sèche. En vérité, ô mes
serviteurs, il en est ainsi ! Donc, rendez (moi) grâces !
Ensuite le cinquième paragraphe après le dixième (dit) :
la semence des êtres animés est pure. C'est de là que vous
êtes créés! Mais, en vérité, embellissez vos corps3. Puissiez-
vous être (toujours) dans un état agréable !
Ensuite le sixième paragraphe après le dixième (dit) : Toute
chose qui n'a pas dépareille (qui est meilleure que les autres)
appartient à Dieu, c'est-à-dire à « Celui que Dieu manifes-
tera. » Organisez toute chose d'après le nombre de l'Unité
(d'après la division par 19). En vérité, ô mes serviteurs, sup-
putez d'après ce (chiffre), et lorsque le coucher du soleil (arri-
vera4), alors vous posséderez par vous-mêmes, en mon nom,
1 . Les bâbys disent que, dans chaque sépulture, il faut mettre uq
peu de la terre où ont été enterrés le premier chiffre de l'Unité, le Bàb,
et le dernier des 19, Hadjy Mohammed Balfourousby.
2. Du métal, si on le fait fondre, un meuble si on en change la
ferme, etc.
&. Lavez-vous après les relations sexuelles.
4» La mort du Bàb. Le Bàb a toujours été convaincu qu'il serait
martyrisé.
500 APPENDICE.
et, au jour de ma manifestation (au jour du jugement), cer-
tainement, vous le rendrez • !
Ensuite le septième paragraphe après le dixième (dit) :
Répétez tous les jours, quatre-vingt-dix-neuf fois : « Dieu est
très-auguste. » Et révérez moi !
Ensuite le huitième paragraphe après le dixième (dit) :
Vous avez la permission (entière) de vendre et d'acheter, (ô
vous) tous mes serviteurs, du moment que vous êtes mutuel-
lement satisfaits de vos transactions, et (môme) ceux-là (n'ont
point de tort) qui trafiquent de ce qu'ils désirent (dans le
moment môme2).
Ensuite le neuvième paragraphe après le dixième (dit) :
Dans ce que vous voudrez peser, que le miskal soit de dix-
neuf khamès d'or ou d'argent 3, et déterminez la base de la
valeur monétaire, pour le premier (métal), à dix mille dinars
et pour le second, à deux mille, et si la valeur (de la monnaie)
est abaissée pour tout (l'or et l'argent), ne dépassez pas (ce-
pendant) la limite (fixée ici) de l'unité (formée de 19 khamès)
et ne vous servez pas d'une autre mesure dans votre empire,
et (il n'est pas permis) à quelqu'un d'abaisser la monnaie en
rien de façon à ne pas lui donner sa véritable valeur 4.
Prenez (pour donner au Bâb) cinq cent quarante miskals
(de votre bien) et le cercle de l'année) ne sera pas fini (que
vous verrez des marques de) ma faveur dans le développe-
ment de votre fortune). Puissiez-vous rendre grâces !
1. Tant que le Bàb était vivant, lui seul possédait pour son peuple.
Après sa mort, chacun a pu, en droit, se considérer comme maître de
sa fortune, mais seulement à titre d'usufruitier, car tout appartient à
Dieu, dont le Bàb était le représentant, et, au jour du jugement, il fau-
dra rendre compte de l'usage fait du capital prêté et des intérêts.
2. Ce chapitre autorise l'usure à tous ses degrés, tous les genres
de commerce et do transaction, tous les genres de marchés, et n'oppose
l'action restrictive de l'autorité religieuse qu'en cas de fraude. Il
permet aussi implicitement, de l'avis des docteurs bâbys, le commerce
fait par les enfants, même au-dessous de treize ans, ce qui est défendu
par la loi mosaïque et l'Islam.
3. Il est, sous la loi musulmane, de 24 nokhouts.
4. Ici le cas est prévu où la monnaie bàbye venant à succéder à la
monnaie musulmane, les vainqueurs voudraient tirer avantage des
différences de poids entre leur miskal et celui des populations soumises,
ce qui est défendu.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 501
Ensuite, après (les premiers débuts de votre existence po-
litique), si vcfus vous trouvez (placés) sous l'autorité d'un roi,
ne dépassez pas les limites (qui vous sont imposées) à son
égard par l'Exposition. Remettez-lui de chaque miskal ti'or
cinq cents dinars et de chaque miskal d'argent cinquante.
Puisse (ce roi) au jour de ma manifestation porter secours
à la religion de son Seigneur ! Et que (le roi) n'ait pas besoin
de prendre môme un kérat en dehors de son dû; et (le tribut
qui lui est alloué par la loi) suffit, si (toi, roi,) tu es du nombre
de ceux qui craignent Dieu !
Ne demandez pas aux hommes (la somme) pour laquelle ils \
sont inscrits (au rôle des contributions), afin de n'affliger
personne; car eux-mêmes savent ce qu'ils ont à faire. S'ils ne
donnent pas (ce qu'ils doivent légalement au fisc), certes, en
vérité, ils tomberont dans les comptes (de Dieu), et même,
assurément, j'ai ordonné que tous les hommes soient en
crainte depuis le moment de leur naissance jusqu'à celui de
leur mort. Ils ne sont maîtres de rien ayant de la valeur;
c'est pourquoi (il convient) qu'ils me rendent grâces ! Ce que,
en vérité, je vous ai permis n'existe que par la vertu de « Ce-
lui que Dieu manifestera. » En vérité, nous avons permis que
vous soyez ses serviteurs ! Puissent-ils (ceux qui ne le connais-
sent pas encore) tourner leurs affections vers lui, et ils ne
formeront pas de jugements (hostiles) à son égard, et ils ne
seront (ni les sujets ni les causes de) l'affliction. Sache que
cela (provient) de ma vertu et de la vertu de mes noms qui,
si on les considère, ne sont pas autre (chose) que moi-môme !
En vérité, ô ma création ! certes, vous serez sauvés par les
lettres primitives1.
LA SIXIÈME UNITÉ.
O Dieu ! au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint ! En
vérité, moi, je suis moi, Dieu ! Il n'y a pas de Dieu sinon moi,
le protecteur; le protecteur l En vérité, j'ai révélé l'Exposition
et je l'ai établie pour être un document venant de moi à
1. Qui sont à la fois les 19 noms sacramentels et les 19 individualités
saintes et toutes les séries de 10 qui s'y rattachent et composent l'u-
nité.
502 APPENDICE.
Tégard des créatures! Elle contient ce qui n'a pas d'égal : c'est-
à-dire les préceptes de Dieu. Dis : l'univers entier est en
impuissance devant eux (ces préceptes)! Elle (l'Exposition}
contient ce qui n'a pas d'équivalent : c'est par elle que vous
avei à prier Dieu. Elle contient ce qui n'a pas de semblable;
c'est elle que nous sommes occupés à expliquer. Celle-là, c'est
l'A/t/, entre les deux Babs1. (Arrêtez-vous) à contempler la
porte2 (qui conduit à Dieu). Elle contient ce qui n'a pas de
parallèle ; c'est elle qui est l'essence de la science et de la
philosophie. Vous devez vous convertir à elle. Elle contient
ce qui n'a pas de pareil ; c'est ce qui donne lieu aux con-
testations des gens du Fars3 : mais, certainement, (vous qui
Oies fidèles), vous faites les tœzyms à l'Unique4! Et n'écri-
vez pas les paragraphes (des livres saints), sinon (en pre-
nant soin que) les versets ne soient jamais (au-dessous du
nombre de) deux mille5, et, dès les premiers nombres (du
verset que vous copiez), je vous avertis, ô mes serviteurs,,
d'être diligents !
Et j'ai permis que chacun portât sur lui mille lignes à son
choix. Qu'il prenne plaisir à les lire, et qu'il soit du nombre
de ceux qu'un charme (puissant) garantit6.
En vérité, la ligne doit être de trente lettres; mais si vous
écrivez les signes orthographiques, alors, comptez-la pour le
chiffre Mym1. Ensuite, écrivez de la manière la plus excel-
lente et apprenez par cœur. C'est là le précepte de la prc-
1. La Porte et le Mb.
2. LeBâb, v^b
3. Seyd Aly-Mobammed, le Bàb, étant de Shyraz, c'est dans le Fan
que sa doctrine a été d'abord répandue et discutée.
6. Vous prononcez aux temps requis la série des noms divins.
5. Toutes les fois que vous ferez, pour votre usage, un extrait des li-
vres saints, prenez garde de n'en jamais copier et réunir moins de
deux mille versets.
6. Ces lignes, que le Bâb permet de porter sur soi, doivent être em-
ployées comme talismans préservatifs.
7. La ligne des copistes actuels est de 50 lettres. Le Bàb la veut plus
courte ; mais son calcul, qui ne suppose pas la présence des voyelles et
des signes auxiliaires, se corrige ensuite au cas où ces derniers seraient
employés. — La lettre Mym vaut 60; ainsi, dans cette hypothèse, le
copiste aura le droit de compter et de faire payer 40 lettres à la ligne.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 503
mière (lettre de Y) Unité (du Bâb.) En y obéissant), tous de-
meurerez en Dieu.
Ensuite, le deuxième paragraphe (dit) : Vous pouvez bâtir
des habitations sur toute la terre, et rendre agréable votre
propriété1; et, toute chose, il faut l'arranger de la meil-
leure manière, suivant votre pouvoir. Et qu'une fontaine ne
porte pas témoignage (de sa pureté) suivant la mesure ordi-
naire 2. En vérité, ô mes serviteurs, révérez-moi ! Cela (l'eau),
. c'est la meilleure de toutes les choses, si vous le savez !
Ensuite, le troisième paragraphe (dit) : et n'habitez pas dans
cinq régions, à moins que d'être mon serviteur dévoué3.
Ensuite, le quatrième paragraphe (dit) : Et lorsque vous vous
saluez entre vous, dites : « Dieu est très-grand ! » ensuite,
répondez : « Dieu est très-sublime ! » Ensuite, que les femmes
disent : « Dieu a le plus grand prix (ou la plus grande
beauté) î » et : « Qui aime Dieu, est ce qu'il y a de plus accom-
pli (ou de plus élégant)! » Oh, vénérez-moi!
Ensuite, le cinquième paragraphe (dit) : En vérité, l'eau
est pure, purifiante, purifiée dans une tasse, (et d'elle) tout
aussi bien que (de la mer) on rend témoignage dans le juge-
ment qu'on porte de la mer (lorsqu'on dit qu'elle est
pure4).
Ensuite, le sixième paragraphe (dit) : Désormais, effacez
tout ce que vous avez écrit, et ne vous occupez plus que de
1. Il faut entendre par là que les maisons doivent toutes avoir des
bassins et des réservoirs d'eau qui les rendent fraîches et permettent
de les laver constamment en y entretenant ainsi la propreté.
2. Suivant le Kur. — Le Kur représente à peu près un mètre cube
d'eau, et, suivant nombre de docteurs musulmans, cette mesure est
toujours pure quoi qu'il arrive; mais si l'on enlève une cuillerée de cette
•eau, les argumentateurs subtils déclarent qu'elle perd son immunité.
Le Bàb veut qu'on juge de la pureté de l'eau par des motifs purement
naturels.
3. Ces cinq régions sont : le Fars, le Khorassan, le Mazendérân,
Téhéran, l'Azerbeydjan. C'est une idée analogue à celle de Mahomet ne
voulant que des fidèles en Arabie.
4. H faut pour que l'eau soit pure, qu'elle le soit matériellement, que
ni odeur, ni saveur, ni apparence ne révèle en elle la putridité. Le
contact d'un être ou d'un homme frappé d'impureté légale ne rend
pas l'eau impure pour les bàbys, ce qui a lieu, au contraire, chez les
musulm ans et les j uifs.
Itf>4 APPE5DICE.
l'Exposition et de celui sous l'ombre duquel vous avez été
amenés à la vérité (le Bâb).
Ensuite, le septième paragraphe (dit) : Unissez le Ba à
YÈlif, parce qu'en vérité, nous l'avons révélé dans le Livre,
puis révérez-moi * ! Dis : dans les villes, (il faudra donner pour
douaire à la femme) 95 miskals d'or et, dans les villages, la môme
somme (de miskals) d'argent, (en diminuant suivant la posi-
tion du marié), jusqu'à ce qu'on arrive à dix-neuf miskals,
suivant que ce nombre de l'unité a été révélé. (C'est ainsi
qu'il faudra calculer) lorsque le contrat de mariage (aura
lieu *).
Puis, ornez votre ornement (votre fiancée)! puis, glorifiez
votre gloire ! Et, en vérité, que tous (ceux qui sont présents
au mariage) mettent leurs cachets (sur le contrat), ensuite,
que tous disent : En vérité, tous, nous tenons notre joie de
Dieu, et certes, en vérité, Dieu a établi que toutes les essences
de la terre auraient le désir de voir créer t Celui que (Dieu)
manifestera, *> c'est-à-dire celui que Dieu aime. Certes, (il con-
vient) que (ces essences) soient au nombre de ceux qui ren-
dent grâces!
Ensuite, le huitième paragraphe (dit) : Ne raisonnez qu'au
moyen des versets (révélés ici), et assurément, celui qui ne
raisonne jamais par leur moyen, il n'y a pas de science en
lui, et ne reconnaissez aucun miracle en dehors de celui-ci :
(la révélation de l'Exposition). Puissiez-vous, au jour de ma
manifestation, vous montrer fermes croyants d'une façon ins-
tantanée! Et (pour cela), certes, il vous faut lire ceci ! Et, en
vérité, prenez-le comme un fortifiant pour vos yeux! Puissiez-
vous, au jour de ma manifestation, n'avoir pas les yeux cou-
verts !
f Ensuite, le neuvième paragraphe dit : Habillez-vous de vê-
tements de soie (au jour de vos noces), et si vos moyens vous
le permettent, ne portez que cela. Et quant à ces vêtements
1. Unir le Ba à YÈlif, signifie marier les sexes, parce que a est la
première lettre de abn, le fils, et b celle de bnet, la fille; en outre,
parce que Jï/i/estlet Ba 2, ce qui produit 3; puis, parce que le mot Bà
signifie l'acte générateur, etc.
2. 5 fois 10 font 05, et le mot ZUlah, « pour Dieu, en vue de Dieu, »
vaut également 05.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 505
dont vous serez couverts au moment du mystère de votre bon-
heur, faites-les faire d'or et d'argent1, et si vous n'en possé-
dez pas de tels, n'en soyez pas affligés. En vérité, moi, je suis
votre Seigneur, et je vous en donnerai dans votre dernier ju-
gement, si vous êtes croyants à moi et à mes préceptes.
Ensuite, le dixième paragraphe (dit) : Et, en vérité, portez
à votre main une cornaline rouge, et faites-la graver, afin de
rendre témoignage, par ce moyen, qu'en vérité, « Celui que
je manifesterai » est le vrai dans lequel il n'y a pas de doute,
et que tous les êtres ont été créés par son entremise. Dis :
« Dieu est la vérité, et certes, tout ce qui est en dehors de
« Dieu est création, et nous sommes tous ses serviteurs2 ! »
Ensuite, le premier paragraphe après le dixième (dit) : Dis :
En vérité, ô Mohammed, ô mon maître, ne me frappe pas
jusqu'à ce que je sois arrivé à l'âge de cinq ans, et si même
il ne s'en fallait que d'un clin d'œil : et, assurément, mon
cœur es.t délicat et faible 3 ; et après cet (âge de cinq ans),
donne-moi de l'éducation, et ne me fais pas passer les bornes
de ce qui est convenable4 et, si tu veux me frapper, ne me
donne pas plus de cinq coups, et ne me frappe pas sur la
chair sans qu'il y ait entre elle et (le bâton ou la main)
une couverture, et en vérité, si tu dépasses le droit (à cet
égard), ta femme t'est interdite pour quatre-vingt dix jours,
et si tu n'as pas (de femme), tu donneras à celui que tu auras
frappé 90 miskals d'or, si tu yeux être au nombre des fidèles.
Ne frappe jamais que très-doucement, et lorsque tu apprends
à lire aux enfants, que (toi et eux) soyez assis sur un siège,
banc ou fauteuil. En vérité, cela (le temps qu'ils passent à êtu-
1. Le luxe des habits est très-recommandé par le Bàb, en contradic-
tion avec la loi musulmane, qui déclare la prière sans valeur quand
l'homme qui la fait porte des habits précieux, la soie, les broderies
d'or et d'argent étant particulièrement interdites.
2. C'est la sentence qu'il faut faire graver sur les cachets de cornaline
rouge dont il est ici question.
3. Cette défense au maître d'école de frapper les enfants avant l'âge
de cinq ans est adressée par le Bàb à un Mohammed qui avait été son
maître et qui l'avait indiscrètement battu, ainsi que les autres en-
fants.
fl. C'est une recommandation aux maîtres d'éviter les vices qui exis-
tent trop dans les écoles musulmanes.
Î9
500 APPE5DICE.
di«-r) n'est pas compté dans leur tie et, certes, permets-leur
tout ce qui peut les rendre heureux, (les rires, le jeu.)
En vérité, apprenez-leur récriture Shikestèh * ! (Test celle-
là que Dieu aime et qu'A a déterminée pour être la porte (qui
fait pénétrer) en lui par (la puissance) des caractères. Puissiez-
vous écrire de telle façon que tos cœurs s'éprennent de cette
(écriture), à cause de son attrait, et faites-en un germe pour
• Celui que je manifesterai.» Alors qu'il désirera (tous avoir)
a lui, il vous attirera de la même manière (que nous rayons
été nous-mêmes) lorsque nous écrivions ce livre (en commu-
nication étroite avec Dieu).
Eu vérité, je viens de te prescrire ce qui peut te donner une
règle, afin que tu n'affliges pas le trône de ton Seigneur2 dans
ce petit enfant (qui lui appartient) et que tous ceux qui sont
en Dieu ne soient pas affligés. Dis : Si tu rends témoignage
(A la foi) en ce point, les biens que je t'ai donnés ne te seront
Jamais enlevés. En vérité, ô mes serviteurs, vénérez-moi!
Ensuite, le deuxième paragraphe après le dixième (dit) : Ne
rapproche pas le Tha du Gaf (ne divorce jamais), et si tu es
dans l'obligation de le faire, attends alors le cercle (d'une
année). Il so peut que tu te prennes d'affection pour l'Unité
(pour l'union). Et sache qu'il y a une permission donnée à
ceux qui (tonnent (à leurs femmes) de se réconcilier avec elles
quatre^ ingt-dix fois, (môme) après qu'ils ont attendu un
moi»3. Puissiez- vous ne pas demeurer dans l'ombre des portes
qui mènent hors de la vérité!
Emuitc, le troisième paragraphe après le dixième (dit) : Et
n'tMabli»»ei pas pour la maison du Point (ce qui remplacera la
Kaaba) plus de quatre-vingt-quinze portes, et ne mettez pas
dan» les demeures des Lettres (les dix-huit temples) plus de
\s CVM l'écriture vulgaire. Les musulmans, au contraire, recomman*
<tem H» Ne*fchv el le déclarent sacré.
«x Cftti au m> qull s'agit ici.
3U i-e* n*u»uUn*aa ne peuvent reprendre la môme femme que trois
fv4*i *ptô* quoi» pour y être encore autorisés, ils doivent lui faire contrac-
ter uu nouveau mariage, suivi d'un divorce et de trois mois de délai.
*WY*ftt ^ttetquQ» eaauittes, il faut môme que ce mariage se célèbre au
prenûer étage d\me maison, le mari divorcé étant couché au rez-de-
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 507
cinquante portes. En vérité, ô mes serviteurs, comprenez,
d'après ce fait, tout ce qui a trait à la connaissance relative
(à moi et à mes saints).
Ensuite, le quatrième paragraphe après le dixième (dit) :
Vous, au jour de Dieu, qui est le plus grand jour (de Tannée *)
prononcez le nombre de toutes choses (qui est) : « Dieu atteste
qu'en vérité, Lui, il n'y a pas de Dieu sinon Lui, l'auguste,
le chéri !» et si vous êtes inspirés (réellement) par le souvenir
de sa puissance, (ajoutez) : « le Tout-Puissant! » vous mettez
(ainsi) le sceau (à la formule). Ensuite, dans cette môme nuit,
prenez devant vous, en fait d'ustensiles de Dieu (d'assiettes
pleines de nourriture) , depuis le nombre dix-neuf, jusqu'au
« Protecteur » (le nombre de deux mille et un 2). Cette per-
mission est donnée à celui qui peut. Mais ne vous affligez pas
si vous ne le pouvez faire.
En vérité, devant Dieu, placé sur le trône, se tient l'Unité
(composée des 19); dis: Cette (unité), c'est moi-môme (le
Bâb) : rendez grâces ! Dis : Cela est le jour du Point ! Les
jours du nombre du Vivant (18), consacrés au Vivant (les
dix-huit jours du premier mois) (passent ensuite). Puis (vien-
nent) les mois du Vivant, les 18 mois restant sur les 19.
(Avec le temps qui s'écoule) vous avancez (graduellement)
dans l'océan de la création.
Ensuite, le cinquième chapitre après le dixième (dit) : Et,
certes, il faut vous lever, lorsqu'étant tous rassemblés, vous
écoutez lire (ce qui a trait à) «Celui que Dieu manifestera, »
(à. ce moment où l'officiant dit : ) « Au nom de l'Immuable 3 ! »
Certainement, vous inclinerez la tôte au nom de l'Immuable,
qui est l'Éternel ! Ensuite dans la neuvième année vous verrez
beaucoup de choses excellentes 4.
1. C'est le Nôrouz, le premier jour de Tannée persane.
2. C'est une exemption particulière à cette fête. Dans la vie ordinaire
les bàbys ne mangent que d'un seul plat à chaque repas.
Mustegas, le Protecteur, vaut, en additionnant toutes les lettres
par le grand calcul, dans Tordre de Yabdjed, 2001.
S. Sous cette dénomination, il se cache deux sens : Gaym signifiant
Y Immuable y s'applique à Dieu ; mais comme il figure aussi avec le sens
de « celui qui est, » il s'applique au Bâb, et Ton produit ainsi une
synthèse ou le Bàb et Dieu sont identifiés.
4. Nous avons dépassé cette neuvième année. 'Elle arriva deux ans
508 APPENDICE.
Ensuite, le sixième paragraphe après le dixième (dit) : Ne
faites pas de voyages si ce n'est pour (les choses de) Dieu, en
tant que vous avez les moyens (de vivre sans voyager), jus-
qu'au temps où Dieu aura fait sa manifestation. Et en vérité,
il vous est imposé d'aller trouver (Dieu, dans les lieux de pè-
lerinage). Certes, nous avons été créés pour cela. Si vous
pouvez aller à pied (faites-le). (Aucun pèlerinage) n'est indis-
pensable pour vous, si ce n'est celui de la maison (où le Bâb
est né) , ensuite le lieu du Point (où il a été emprisonné),
si cela est en votre pouvoir; ensuite (allez) au Lieu du Vivant
(aux dix-huit Tombeaux), si vous le pouvez. Au cas où vous
auriez l'intention d'aller faire le commerce, ne restez pas
(absent) plus de deux années , si vous allez par terre ; et si
c'est par mer, plus de cinq ans. Si quelqu'un dépasse (ces
limites), il payera comme amende (aux pauvres) deux cents
miskals d'or, s'il le peut, et s'il ne le peut pas, d'argent.
(Ne voyagez pas) sans emmener vos femmes avec vous.
Puissiez-vous, (vous qui êtes) sous la loi de l'Exposition, n'af-
fliger personne! Celui qui contraint quelqu'un à voyager,
quand môme ce ne serait que d'un pas, ou qui entre dans la
maison de quelqu'un avant d'en avoir obtenu la permission,
ou qui voudrait tirer quelqu'un de sa demeure sans son
consentement, ou qui prétendrait enlever quelque chose
d'une maison sans droit, sa femme lui est interdite pour
dix-neuf mois , ou s'il transgresse l'ordre de Dieu sur toutes
ces prescriptions , en quoi que ce soit, il est nécessaire pour
le sectateur de l'Exposition qu'on exige de lui 95 miskals d'or.
Et celui-là qui commet une violence sur quelqu'un, que
celui qui en a connaissance et qui peut agir le réprime,
quand bien môme une année (se serait écoulée depuis) ; et il
faut que (le coupable) comparaisse et qu'il fasse réparation.
S'il ne comparaît pas , pouvant (le faire) , sa femme lui est
interdite pendant dix-neuf jours, et elle ne lui sera pas per-
mise de nouveau, tant qu'il n'aura pas donné 19 miskals d'or,
s'il le peut, et d'argent, s'il ne le peut pas.
après le martyre du Bâb, et on y vit se produire Hezret-è-Ezzel, le se-
cond Bâb, qui est uq ensemble de choses parfaites et qui « tient la
c/efdu monde entre ses mains. »
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 509
Cette (règle est prescrite) afin que personne ne soit violenté
sous (la loi' de) l'Explication.
Celui qui élève la voix sans raison, sort des bornes pre-
scrites à l'homme. En vérité, ô mes serviteurs, vénérez-moi !
Ensuite, le septième paragraphe après le dixième (dit) : Ce
qui sort des animaux, ne le redoutez pas (comme légalement
impur) , à moins que vous ne préfériez (l'éviter pour votre
satisfaction '.)
Ensuite, le huitième paragraphe après le dixième (dit) : Il
vous est défendu, dans votre Loi, de jeter les yeux sur les
papiers des autres, à moins qu'ils ne le permettent, ou bien
que, le sachant, ils ne raccordent. Puissiez-vous vivre et être
bien élevés!
Ensuite, le neuvième paragraphe après le dixième (dit) :
Il est nécessaire, dans votre Loi, que vous fassiez réponse à
celui qui vous parle , et vous interpelle sur oui ou non , ou
quelque chose d'analogue.
Lorsque quelqu'un écrit à quelqu 'autre sur du papier, il
faut que (cet autre) lui réponde aussi avec du papier sur le
même sujet*, en tant qu'il le peut faire et sinon qu'il emploie
un autre moyen.
Celui qui renvoie un message écrit ou le déchire, ou qui,
pouvant faire parvenir (une lettre destinée) à quelqu'un,
n'en fait rien, ne sera jamais, à l'égard de Dieu, du nombre
de ses serviteurs.
LA SEPTIÈME UNITÉ.
Au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint! en vérité,
moi, je suis Dieu ! Il n'y a pas de Dieu sinon moi, le très-
juste, le très-juste! Dis : Certainement (il vous faut) écrire
à nouveau l'Explication et tous vos livres sacrés lorsque (un
cycle) est terminé (embrassant) les nombres du nom de Dieu
1. Le Bâb explique qu'il n'y a pas d'impureté légale; mais que cha-
cun est libre d'éviter la malpropreté. C'est un sentiment tout pareil
au sentiment européen.
2. Les interprètes prétendent aussi que le mot le-aserehou, que j'ai
traduit : « sur le môme sujet, • ordonne d'une manière vague de
répondre « dans la même langue. »
sio AHEiroicz.
(96 ans) , en Uni que tous le pcuves Dure; «non (faites ces
nouvelles copies) à l'expiration des nombres du Aa et du £4
(202 ans), si tous ne pouvez pas (mieux) '.
Poissiez-vous contempler une bonne situation (pour tous)
au jour dernier ! Lorsque (l'on peut écrire) dans la deuxième
(écriture) cela vaut mieux; sinon la première (écriture)
conviendra, et si l'on ne trouve pas une écriture égale à la
sienne (à celle du manuscrit ancien), qu'on en prenne une
antre, et après (qu'on s'est procuré ainsi une copie neuve en
échange du texte primitif), qu'on le donne, ou bien qu'on le
Jette dans l'eau pour le détruire. Et lorsque tous écrirez vos
livres, avant d'employer (aucune lettre de) l'alphabet, von
procéderez d'abord à la mention de l'Éternel. Puissies-vous
rendre grâces! Voici le premier paragraphe de la (septième)
unité!
Ensuite vous êtes au second paragraphe (qui dit) : Faites
en vue de Dieu votre Seigneur tout ce que vous faites. Si vous
aspirez à « Celui que Dieu manifestera,» en vérité, vous
agirez pour Dieu, et si vous n'agissez pas en toute bonté, vous
êtes dans le feu , et vous n'êtes nullement de Dieu , même
sans avoir eu l'intention (de vous séparer de lui).
Ensuite le troisième paragraphe (dit) : L'argent que vous
avez emprunté, rendez-le aussitôt que cela vous est possible,
et pour vous, (à l'instar de cette loi, accomplissez vos devoirs
religieux) à l'expiration de chaque mois (de 19 jours), en écri-
vant , les uns pour les autres, un livre d'attestations au sujet
de « Celui que Dieu manifestera. » Puissiez-vous, au nom de
sa manifestation, agir conformément à ce que vous aurez
écrit !
Ensuite le quatrième paragraphe (dit) : Pour vous, dans
toute Vannée , faites une retraite pendant un mois * au nom
de Dieu. Puissiez-vous, au jour de la manifestation de Dieu,
1. D'après cette prescription, les b&bys seront astreints à faire de
nouveaux exemplaires de leurs livres tous les 06 ans, nombre fourni par
l'addition des lettres > J * d'après le mode de calcul appelé grand.
Le Ba et le Bd donnent 202, et forment le mot wy rabb, le maître.
2. Le mois Âlà, le premier. *
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 51 i
lui faire voire soumission ! Qu'il ne sorte jamais de vos bou-
ches que le nom de l'Unité (19); et (toutefois) si vous parlez
<et faites vos affaires sans cela, il n'y a pas de péché pour
vous ! 1 Dis : Tout ce 4ue nous disons vient de Dieu et se rap-
porte à Dieu !
Ensuite le cinquième paragraphe (dit) : Au jour de la ma-
nifestation de Dieu, lorsque tout ce qui aura existé sera pré-
sent , toute loi sera abolie pour ces existences, sinon ce que
Dieu pourra commander (dans le moment môme) 2 ! En vé-
rité, ô mes serviteurs, vénérez moi !
Et, en vérité, s'il faisait des prophètes de tous les êtres qui
sont sur la terre, tous ces prophètes ne seraient que des man-
dataires de Dieu; mais il ne maintient jamais que celui qu'il
veut, et Dieu est le savant et le sage !
Ensuite le sixième paragraphe (dit) : Ne portez pas des
instruments de guerre entre vous, et ne vous costumez pas
de manière à faire peur aux enfants 3. Puissiez-vous ne pas
affliger a Celui qui sera manifesté dans la vérité ! »
Ensuite le septième paragraphe (dit) : Lorsque vous verrez
« Celui que nous manifesterons, » demandez-lui la faveur de
Dieu; qu'il vous accorde sa faveur en venant s'asseoir sur vos
1. C'est-à-dire que la perfection serait de ne parler que pour s'entre
tenir de Dieu, de ses émanations, de ses bienfaits. C'est là la voie
étroite, et il est conseillé de la suivre. Mais ne pas la suivre, en rem-
plissant d'ailleurs les devoirs d'obligation stricte, ne constitue pas en
soi-même un péché.
2. Certains docteurs entendent ce passage en ce sens, qu'au jour de
la conclusion des siècles, ies existences manifestées perdront toute
réalité objective, sauf ce que Dieu en voudra établir d'une nouvelle
façon, au moment même. On peut comparer ceci au passage de la Dii-
vine Comédie où le poète montre que les bienheureux, tout en ayant la
pleine possession de leur individualité, ne la manifestent plus sous les
formes qui appartenaient à cette individualité dans l'existence ter-
restre. Ainsi ces cercles lumineux et ces étoiles qui sont les docteurs
et les saints.
3. Ceci paraît en contradiction avec les prescriptions de conquête pro-
mulguées plus haut et surtout avec les débuts extrêmement belliqueux
du bàbysme. Biais les docteurs excusent plus qu'ils n'expliquent ces
inconséquences par les difficultés des temps. Il en est qui blâment avec
force et déplorent la tentative d'assassinat faite sur le roi. En réalité, le
bàbysme est bien une religion piétiate et très-opposée à toute violence.
512 APPENDICE
sièges, et, en vérité, cela sera auguste, majestueux, grand!
S'il boit une tasse d'eau de votre main, cela est meilleur que
si tous les hommes et même toutes choses versaient l'eau de
leur vie sur sa route !. En vérité, ô mes serviteurs, vous le
verrez !
Ensuite le huitième paragraphe (dit) : Chaque mois, l'un
après l'autre, remplissez (un papier) de la mention du nom de
votre Seigneur Dieu, le très auguste, de la plus belle écriture,
et si vous avez oublié de le faire, il faut que votre héritier le
fasse pour vous. Puissiez-vous, au jour de la manifestation de
Dieu, avoir foi dans 11'nité première. Multipliez donc (ces
talismans)! .
Ensuite le neuvième paragraphe (dit) : Celui qui s'élève,
dans cette loi , au rang de roi, qu'il construise une maison
de Dieu pourvue de cinq portes, puis (une autre maison avec)
00 fenêtres, pour servir de lieu de réunion, avec 90 portes
(consacrées) à « Celui que nous manifesterons, » afin que la
terre (même) de ces constructions rende témoignage que le
roi appartient à Dieu; en vérité, dans tout ce qu'il fait, il
rend un témoignage conforme à celui de la terre de ces cons-
tructions. En vérité, ô mes serviteurs, révérez-moi !
Ensuite, le dixième paragraphe (dit) : puis, en vérité, at!a-
chez (aux bras et au cou de) vos enfants, des figures augustes
marquées du nom de Dieu, fournissant le nom mystérieux
(2000). Puissiez-vous, au jour du jugement, être sauvés par ce
nom.
Ensuite, le premier paragraphe après le dixième (dit) :
Asseyez-vous pour écouter les leçons et (soyez assis également)
pour faire la prière dans les jours de joie et (dans les jours)
d'affliction 2. Dès lors, révérez-moi !
Ensuite, le second paragraphe après le dixième (dit) : Si
vous travaillez en vue de « Celui que je manifesterai, » certaine-
1. Si voua entretenez une vie paisible et innocente, conforme en tout
aux préceptes de la foi, cela vaut mieux pour vous que les transports
de zèle qui, à un moment donné, peuvent vous porter à sacrifier votre
vie et celle des vôtres, pour la cause sainte.
2. Ce sont des jours désignés dans chaque mois pour remercier Dieu
et s'affliger des fautes qu'on a commises.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 513
ment vous ne ferez pas des œuvres vaines, en ce (sens) que,
en vérité, vous rendrez grâces à Dieu et vous ne le savez pas1!
Ensuite le troisième paragraphe après le dixième (dit) : En
vérité, emparez-vous de l'esprit de Dieu en vous rendant
maître du sens infime des dix-neuf paragraphes 2. Gela vaut
mieux pour vous que toute autre chose excellente. Si vous
connaissez la puissance des commandements de Dieu, (vous
savez que) Dieu n'a rien créé de plus auguste ! En vérité, fai-
tes attention au mystère de son œuvre !
Ensuite, le quatrième paragraphe après le dixième (dit) :
Il vous est interdit dans votre loi de faire pénitence entre les
mains de qui que ce soit , si ce n'est devant « Celui que je
manifesterai » ou celui qui en aura reçu mission spéciale de
ce dernier 3. Mais vous demanderez pardon à Dieu, votre Sei-
gneur, le Souverain (universel), et faites pénitence à Lui !
Ensuite, le cinquième paragraphe après le dixième (dit) :
Prosternez-vous devant la porte de la ville qu'habite o Celui
que Dieu manifeste » comme étant le lieu où il a (d'abord)
apparu 4 ! Puissiez-vous me vénérer ! Et, en vérité, ne craignez
pas!
Ensuite, le sixième paragraphe après le dixième (dit) : Le
jour de la manifestation sera révélé au roi; qu'il écrive ce
qui lui sera révélé de la part du Point5, et qu'il en avertisse
les savants. Certainement, il manifestera (ainsi) la faiblesse
de ceux-ci à tout habitant de la terre 6. Qu'il n'exerce pas
son empire, dans son pays, sur celui qui ne croira pas à" (sa
déclaration), et de même (sur ceux qui n'auraient pas cru au-
paravant à) ce qui s'est manifesté dans l'Explication ; excepté
(toutefois) sur ceux qui font le commerce dans le pays (des
bâbys). Dis : En vérité, ô mes serviteurs, vénérez-moi7 !
1 . Ceci est dirigé contre l'abus de la direction intérieure, et indique
l'excellence des œuvres.
2. C'est-à-dire, de chacune des prescriptions qui composent ce livro.
3. Ceci est pour mettre fin à l'autorité des moullas.
A. C'est Shiraz qui devient ainsi une ville sainte.
5. Dieu.
6. Les savants disputeront, ne croiront pas, et, après quelque temps,
se verront confondus.
7. Ceci implique un ordre de tolérance l'égard des habitants infidèles
29.
514 AttEKBICK.
Ensuite, le septième paragraphe après le dixième (dit) : Le
Jour du vendredi, au lever du soleil, prononcez ce verset :
— Puissiei-vous au Jour du jugement le prononcer entre mes
mains! à moi, le Bftb, qui suis le soleil de la vérité : — « En
« vérité ! Le prix soit sur toi de la part de Dieu, ô symbole du
« (vrai) soleil levant! Atteste ce qu'en vérité Dieu lui-même
m atteste par sa nature, qu'en vérité, Lui, il n'y a pas de
« Dieu, sinon Lui, l'auguste, le chéri! »
Ensuite, le huitième paragraphe après le dixième (dit) :
Celui qui met en prison quelqu'un, sa femme lui est interdite,
et si (malgré cela), il s'en approche, il est prescrit sur lui (une
amende) de dix-neuf fois dix-neuf miskals d'or chaque mois,
(la prohibition et l'amende devant durer) pendant dix-neuf
mois ; et s'il se refuse à ce qu'il doit donner, qu'il soit rejeté
(de la loi) au nom du Saint, et que le retour à la foi ne soit
plus jamais admis de sa part1. En vérité, ô mes serviteurs,
vénérez-moi ! Et celui qui afflige quelqu'un avec intention
en quelque chose, qu'il lui soit imposé une amende de dix-
neuf miskals d'or de compensation, s'il le peut, et sinon d'ar-
gent, à moins que celui (qui afflige) en ait l'autorisation*!
Pour celui (qui cause l'affliction par) inadvertance, qu'il de-
mande pardon à Dieu, son Seigneur, dix-neuf fois. Dis : en
vérité, ô mes serviteurs, vénérez-moi!
Ensuite, le neuvième paragraphe après le dixième (dit) :
Est abolie pour vous tous la prière, sinon de décours en dé-
cours (une fois par mois : alors vous ferez) dix-neuf rikaats,
dont chacun sera accompagné d'un geyyâm, d'un gonout et
d'un gezoud. Puissiez-vous, au jour du jugement, être debout
entre les mains de Dieu ! ensuite, vous y agenouiller, ensuite,
d'un pays bâby, sauf les commerçants, qui devront tons être bàbys on
s'en aller. Le novateur attache une importance extrême au commerce,
parce qu'il veut que tout l'édifice social repose sur les arts et les habi-
tudes de la paix. Les commerçants sont ainsi, à ses yeux, une classe
supérieure, dont les babys seuls doivent faire partie. Cependant, en
dehors d'elle, il ne faut violenter personne.
1. Ceci est dirigé contre le pouvoir civil, et c'est une barrière op-
posée à sa puissance. Il peut être ainsi mis hors la loi pour cause d'abus.
2. A moins qu'il n'ait agi légalement et pour une cause juste,
comme, par exemple, le magistrat qui punit un coupable régulièrement
reconnu comme tel.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 515
y faire le gonout et ensuite la prosternation *. Et (pendant
tout le temps de la prière, ayez) dans vos cœurs les lettres de
l'Unité (19), symbole de Dieu, votre Seigneur 1 Puissiez-vous
être sauvés par Lui! Puis, révérez-moi et prosternez-vous de-
vant Dieu l
LA HUITIÈME UNITÉ.
O Lui ! Au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint ! En
vérité, moi, je suis moi, Dieu! Il n'y a pas de Dieu, sinon moi,
le plus manifeste, le plus manifeste! En vérité, regarde dans
les livres ce dont nous avons, certes, porté témoignage à son
sujet! En vérité, toute œuvre que nous avons manifestée, cer-
tes, elle est plus grande aux yeux de Dieu que tout ce que
vous avez pu trouver de louanges2 ! Dis : en vérité, lui, il est
comme le soleil! il n'est jamais comparable aux étoiles. En
vérité, ô mes serviteurs vénérables, cela, c'est le premier pa-
ragraphe.
Le second paragraphe. Dis : En vérité, lorsque vous le pouvez,
(disposez de) dix-neuf feuilles de papier très-bon, ensuite du
nombre unique (1 9) de cornalines montées en cachets (en faveur
de) vous-mêmes , et lorsque vous le pouvez, certes, agissez
ainsi. Dis : que personne n'hérite du mort, sinon son père et
sa mère, et ses enfants, et sa femme, et son frère, et sa sœur,
et celui qui l'a instruit (Qu'on prenne l'héritage), après avoir
fait les dépenses (nécessaires) pour le mort (dépenses) qu'on
prélèvera sur le bien (laissé par lui)* Qu'on lui rende les hon-
neurs (convenables) après sa mort, et (toutes les fois que)
vous avez appris que quelqu'un est mort devant Dieu, soyez
présents (à son convoi) et sortez (à cet effet) de vos assem-
blées (d'affaires ou de plaisir).
Ensuite, le troisième paragraphe (dît) : Vous, au jour du
jugement, lorsque vous entendrez cet arrêt : « Toutes choses
sont anéanties, sinon la nature divine! » vous prononcerez le
nom de votre Seigneur, le maître de la souveraineté et de
1. Le texte décrit ici les trois opérations du geyyàm, du gonout et
du gezoud.
2. Il n'est rien de ce que nous venons de vous révéler qui ne soit
plus saint et plus auguste que tout ce <jue, de vous-même, tous pouviez
concevoir et exprimer dans vos louanges et votre gratitude.
516 APPENDICE.
l'omnipotence, et vous comparaître! entre les mains de Dieu,
ensuite entre les mains du Vivant1; ensuite, tous demanderez
pardon à Dieu, votre Seigneur, le miséricordieux; ensuite,
vous reviendrez à Dieu (par le délaissement absolu de toute
pensée étrangère à lui) et, si vons n'avez pas (actuellement) la
force (de vous préparer à cette transformation sublime), de-
mandez-la de la bonté de Dieu, en lisant vos livres, et si vous
comprenez bien que, dans chaque mot, il y a le pardon de
Dieu, cela est meilleur (pour vous) que tout (autre) profit, sa-
chez-le bien !
Ensuite, le quatrième paragraphe (dit) : Tout ce qui est
bon, faites en provision, en le rendant meilleur en vue de
« Celui que je manifesterai ; » puis, ce qui est moins bon, vous
le donnerez à celui qui croit en lui; ensuite, ce qui est entre
les deux , (vous le donnerez) à ceux qui vous ont annoncé le
Point (les 18 *). Ayez toujours l'attention fixée sur les Lettres
de la Vérité.
Ensuite, le cinquième paragraphe (dit) : Si vous le pouvez,
réunissez trois diamants et quatre rubis balais et six éme-
raudes et six rubis sur les lettres de l'Unité , suivant l'ordre
(que je vous en donne de la part de Dieu.) Et, certainement,
considérez la valeur de toutes (ces pierreries) comme étant la
valeur de l'Unité première3. Puissiez-vous être persuadés er.
Dieu!
1. Lorsque vous aurez été jugés, il ne vous restera que la participa-
tion à l'existence, et toute la partie transitoire de votre nature sera
anéantie.
2. Le meilleur de vos actions et de vos pensées doit être pour Dieu,
ce qu'il y a de moindre, pour vos coreligionnaires ; mais ce qui par-
ticipe de l'un et de l'autre doit appartenir a vos instituteurs spirituels.
3.
3
pour
ÇWi
au nom
4
—
* J3 1
de Dieu
6
—
1
i,)JI
le très-grand
6 — {j* Jil ; ! le très-saint.
19
Ceci est un mode de calcul spécial où l'on ne considère pas la va-
leur numérique de chaque lettre, mais seulement le nombre des lettres.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. . 517
Ensuite, le sixième paragraphe (dit) : Puis, lavez vos corps
(complètement) tous les quatre jours, aussi bien que vous le
pourrez faire. Certainement, lavez-les, et certainement, con-
sidérez (vous) dans les miroirs nuit et jour. Puissiez-vous ren-
dre grâces !.
Ensuite, le septième paragraphe (dit) : Faites la prière vê-
tus de vos abbas (tels que vous êtes), et quant à elles (vos
femmes), (qu'elles la fassent) dans leurs vêtements (ordinaires).
Il n'y aura pas de péché sur elles, si leurs cheveux paraissent
(pendant la prière) ainsi que leurs corps, devant leurs maris,
tandis qu'elles prient2. Pour vous, rasez le poil de vos visages.
Certainement, vous en deviendrez plus forts et plus beaux
dans ce que vous aimez de vos corps. Puissiez-vous rendre
grâces quand les jours de Dieu (seront arrivés) ! Dis : en vé-
rité, votre kibla, c'est « Celui que Dieu manifestera, » jusqu'à
ce qu'il soit arrivé ; (quand il sera arrivé), il vous donnera
pour kibla ce qu'il voudra. Alors, vous considérerez ce qui était
avant (c'est-à-dire, la direction que vous aviez choisie pour
adresser vos prières), comme étant celle que vous saurez
après devoir prendre. Dis: Partout où vous vous tournez, vous
avez Dieu en face! Faites (uniquement) attention à Dieu3 !
Ensuite, le huitième paragraphe (dit) : Celui qui a en vue
le jour du jugement, qu'il tienne note de ce qu'il fait de bien
et de mal. Puissiez-vous être bien instruits de la rémunéra-
tion finale !
1. Le commandement dont ceci est un abrégé, contient les prescrip-
tions suivantes : le bain tous les jours, le rasage des cheveux et du
corps tous les huit ou quatorze jours ; se couper les ongles et les
teindre au hennèh tous les quatorze jours; sur la poitrine des
hommes tracer le mot : le Miséricordieux; sur celle des femmes':
6 Dieu! *«**)' Il faut se regarder dans le miroir, pour être sur que
la propreté est maintenue et qu'il n'y a de taches nulle part. Il faut
aussi changer de vêtements et surtout de chemise une fois par semaine,
au moins. Le Bâb cherche à rendre effective et complète la propreté
que la loi mosaïque et l'Islam, se plaçant à un point de vue de pureté
légale, ont recherchée mais n'ont pas trop bien obtenue.
2. La prière musulmane n'est pas légale si l'homme consejvc son
manteau, et si la femme n'est pas toute entière enveloppée par In sien.
3. Ici le Bàb ne défend pas précisément l'usage d'une kibla, mais il
en montre l'inutilité.
51* AFfERMCS.
Ensuite, le neuvième paragraphe (dit) : Celui qui est ins-
truit dans la nation (tout bftby) a la permission de voir tontes
les femmes, et de leur parler, et de même d'être vu d'elles.
En vérité, ô mes serviteurs, vénérez-moi 1 respectez-moi! Et
si (ces rapports entre les deux sexes) ont lieu en dehors de ce
qui est nécessaire entre deux personnes, dis : Au-dessus de
dix-huit paroles, craignes (de continuer)! Sachez que vous ne
pouvez en tirer aucun profit1 !
Ensuite, le dixième chapitre (dit) : Nettoyez vos bouches
avec le cure -dent et la brosse après que vous avez terminé
vos repas; ensuite, certainement, (vous pouvez) aller vous
coucher. Ensuite, lavez vos visages et vos mains Jusqu'à la
naissance du bras, si vous voulez prier; ensuite, appropriez
vos visages et vos mains avec la serviette, et, en vérité, dans
(l'intérieur de) la maison libre1, gardez quelques parfums
dans des serviettes. Puissiez-vous ne jamais éprouver que ce
qui vous platt! Et, certainement, versez sur (vos mains, en
prenant) la forme de l'Unité3 de l'eau exquise (des essences
précieuses) telles que (de Veau) de rose rouge. Puissiez-vous,
au jour du jugement, entre les mains de Dieu, entrer dans
l'eau de rose rouge et dans les parfums, et (faites en sorte que)
votre odeur ne change jamais votre disposition (d'esprit) 4. Et
si vous prononcez le « au nom de Dieu ! » cinq fois, certaine*
ment, c'est (une compensation) suffisante de votre ablution,
lorsque vous ne pouvez pas trouver d'eau, ou que cela est trop
difficile pour vous 1 Puissiez-vous rendre grâces !
1. Le Bàb défend lt voilure des femmes et vent que tes deux sexes
aient des rapports publics et libres entre eux. Mais il met les fidèles en
garde contre les dangers de ces rapports, et défend les conversations
inutiles et indiscrètes. Il est certain que la voilure et la licence qu'elle
favorise sont la cause principale de la dépravation morale des Orien-
taux.
S. L'oratoire quo chacun doit avoir chez soi.
3, U hykai touhyd% « forme de l'Un)té, * signifie la posture que les
bahyt prennent pour faire les ablutions. Tandis que les musulmans
s'accroupUseut, ils doivent, eux, s'asseoir les Jambes croisées. Us
donnent à cette posture le nom de « forme de l'Unité » pour indiqaer
le repos absolu dans lequel l'unité est surtout comprise.
4. Que vous ne soyez pas distraits ou affectés desagréablemeat par
quelques mauvaises odeurs que vous laisseriez subsister sur. vous»
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 519
Dû : A chaque manifestation (d'un prophète), les créatures
échangent le feu pour la lumière, et comment dirigerez-vous
vos actions? C'est en ayant (toute) votre attention portée sur
le point (générateur de l'œuvre nouvelle, c'est-à-dire le nou-
veau prophète); et, en vérité, 11 vous est pardonné ce que vous
éprouvez dans le sommeil, si vous déterminez une pollution
par vous-mêmes; mais connaissez le prix de cette liqueur, en
vérité, elle est la cause de la création de l'être qui adore Dieu.
Autant que cela est possible, conservez-la en tout honneur
(et respect) ! l Puissiez-vous venir au secours de la loi de Dieu
parles fruits de vous-mêmes! Et lavez-vous, si vous l'aimez
mieux, lorsque vous trouvez cette eau, puis, certainement,
conservez (l'eau avec laquelle vous vous êtes lavés), et, certai-
nement, dites dix-neuf fois : Gloire à toi, ô Dieu ! En vérité, il
n'y a pas de Dieu, sinon toi! Gloire à toi I En vérité, je suis
au nombre de ceux qui te louent! Et si vous vous êtes enfoncés
dans l'eau, la même prescription (que ci-dessus) vous est
faite, après que vous vous êtes lavés. Et, de même, si vous
lavez vos têtes et vos corps et vos mains et vos jambes, ne
manquez pas de louer Dieu pendant cette occupation.
Et, en vérité, les femmes, lorsqu'elles ont leurs mois, il n'y
a pas pour elles de prières ni de jeûnes, à moins qu'elles ne
se lavent. Ensuite elles feront la louange (de Dieu) quatre-
vingt-quinze fois, d'un coucher (de soleil) à un coucher de so-
leil), et elles diront : Gloire à Dieu, le maître de la beauté et de
la forme 1 Ei« tous êtes en voyage avec elles (les femmes), après
-mie vous êtes descendus (de cheval) et que vous êtes (en train)
de vous reposer dans le lieu (que vous aurez choisi), prosternez-
vous tous pour la première fois, puis, prononcez cette fois-là
la louange (de Dieu) ; ensuite asseyez-vous pour (le bien de)
la forme de l'Unité 2. Alors louez Dieu dix-huit fois. Ensuite
levez-vous ! Tout cela est dans ce but, que vous puissiez rendre
grâces à Dieu conformément à sa loi !
Ensuite le premier paragraphe après le dixième (dit) : Et,
pour vos morts, lorsque vous le pouvez, lavez-les cinq fois
1. « Dans an vase précieux. »
*. Asseyea-vous sur vos talons, dans nn repos complet.
9M j^psacuarsi.
4m» îf **b jiht** . EiiimnVv 4niws>ttimB«-&eF <aBns «fies w&gnjgiife
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leur, \**i*r*nLA* pwr Imer n* asurfe par la mon* de ©an
que «ou* </Af»4mz avnamt «w Mues: dans 4e lean froid*
mettez i *ani (bande et **n*x-*«» en lorsque vmb avez at-
teint I* d*;.-?* de tiédeur qui t-ous oosmeut. Ensuite (tarez}
le coq* d*« uwrU a«e* de I eau de rose rouge ou (quelque
I. Os dvh bmr fibetû 1» t&e, ec dont : O rimcmmfmrmUt: en-
soft* la pwirjoe, « dîtaat : O Fmaf..* pvslm m
O rKterhrl' ^tmtut la ssaio caodte, ea dnas* :OU\
1* pfod drwt, «i dâut : O Je V«d*.f fini lesû
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j
i
3
3
cr»--»
k
19
Ici il ne s'agit dans le calcul que du nombre des lettres composant
chaque mot.
2, 0i c'est un mort, il faut qu'il y ait sur le cachet :
cj'G Uy^> d>j*]ijj oi^Ji ^y k*Uj
« Kt à Dieu appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre
s et ce qui est entre les deux! Et Dieu est sa?ant sur toutes choses 1 »
81 c'est une morte :
CjÇ* ^i^J U°J% O'jir-U viCLi J^
l^î Ji ^à. J^ J>o aJJI
« Kt à Dieu appartient l'empire des cieux et de la terre et de tout ce
« qui est entre les deux, et Dieu est tout-puissant sur toutes choses! »
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 52!
eau) semblable. Lorsque vous le pouvez, certes, il faut vous
rassembler (pour accompagner le défunt). Ensuite, donnez-
lui tous les témoignages de vœux pour son repos et d'affec-
tion (pour sa mémoire). Ensuite, après dix jours (écoulés),
que tous (les croyants sans distinction aucune) aillent visiter
leurs morts. Ou même, il est plus près (de la perfection) que
vous y alliez tous les jours si cela vous est facile. Lorsque
vous le pouvez, pendant dix-neuf jours et dix-neuf nuits, ne
vous éloignez pas (du mort ou du tombeau), et lisez les révé-
lations de Dieu et tenez les lampes allumées auprès (du mort).
Ensuite, le deuxième paragraphe après le dixième (dit) :
En vérité {c'est Dieu qui parle au Bâb), j'ai vu, pendant qu'on
te martyrisait (comparaître devant moi) toute la douleur (du
monde)1. Ne t'afflige pas! Et, en vérité, dans ce lieu-là, toutes
choses m'ont loué par toi, et tout ce qu'on a fait, si on le sait,
a été fait par toi et en vue de toi, et, promptement (toutes
choses) reviendront à moi ! Et elles me demanderont pardon.
Dis : celui qui est dans ce pays dont la circonférence est de
soixante-six farsakhs*, aussitôt que dix-neu fan nées au ront passé
de son temps de vie, il faut qu'il se présente dans ce lieu du
martyre pour y faire le pèlerinage, tous les ans une fois ; puis,
après dix jours (passés) là, certainement (les pèlerins) seront
libres (de s'en retourner chez eux3). Et sur la place de la
Station, certes, qu'ils fassent cinq rikaats de prières, et celui
qui ne peut pas (venir les faire là, qu'il les fasse) dans sa
maison, (et alors) pendant dix-neuf jours qu'il prie Dieu,
son Seigneur; et celui qui n'est pas dans cette limite4, il lui
1. C'est ce passage qui me fait douter que le livre soit du Bâb. Mais
je dois cire que ceux qui le prétendent présentent ici deux interpréta-
tions. Les uns assurent que le martyre dont il est ici question n'est pas
la mort du Bâb, mais son arrestation à Sliyraz et son transfert dans la
citadelle d'Ardebyl, où il aurait composé l'ouvrage actuel pendant
l'emprisonnement qui précéda sa mort. D'autres soutiennent qu'il s'agît
bien de la mort du Bâb, mais que celui-ci, qui la prévoyait et la con-
sidérait comme assurée, en parle comme d'un fait déjà accompli.
2. Le pays de Tebryz, où le Bâb a été martyrisé.
3. Ce passage a encore ce sens : a certainement, ils doivent prier
avec toute effusion. »
6. Qui ne fait pas toutes les prières nécessaires, qui les fait impar-
faitement ou qui abrège le temps des dix-neuf jours.
5» 1PPE5DICR.
est pardonté par ma bonté, et, en vérité, j'ai prononcé ce
jugement sur ce qui est sur la terre : foi pourrait aller à ren-
contre? En vérité, ô mes serviteurs, vénères Dieu !
Ensuite, le troisième paragraphe après le dixième (dit) :
Faites le azayyem pour le Point, en vue de ses premières (ma-
nifestations) et de ses deraièi«,quatre-vingt-qninxe fois, dans
les prières (qui) lui (sont adressées), et certes, priez tous (tant
que vous êtes), une fois, mais vous (qui êtes seuls), vaquez à
la prière isolément
Ensuite, le quatrième paragraphe après le dixième (dit) : Si
vous savez ce qu'est l'Exposition et (ce que sont) ses préceptes,
lisez en ce qui vous plaît, jour et nuit, et si (vous n'êtes pas
en état de comprendre l'Exposition et ses préceptes), rappe-
lez-vous Dieu sept cent fois (par jour), si vous êtes en dispo-
sition, et sinon (attendez) jusqu'à ce que vous le soyez1 !
Ensuite, le cinquième paragraphe après le dixième (dit) :
Il est nécessaire, pour tous les êtres, qu'il reste de leur exis-
tence une existence, et, certes, il faut qu'ils se marient entre
eux lorsque sont passées onze années de leur âge, et celui
qui le peut et n'accomplit pas la tâche de propagation, son
œuvre ne se fait pas. Et s'il y a empêchement (d'âge) dans
l'un des deux (dans la femme), quant à la production des
enfants, qu'ils attendent, si cela leur plaît, jusqu'à la puberté;
et il n'est pas permis (de prendre un conjoint) sinon qu'il
soit (des croyants) à l'Exposition, et, si (une épouse étrangère)
entre (dans la maison d'un fidèle), ce qu'il possède de lui-
même reste interdit pour l'autre (conjoint), à moins qu'elle
(l'épouse infidèle) n'arrive (à la vraie religion). Ce précepte
a été donné (postérieurement à l'abrogation de la première)
ordonnance que Dieu avait manifestée dans la vérité et qui
s'était manifestée dans la justice, avant ce (nouvel ordre). Dès
lors, donc, vous êtes libres de vous marier. Puissiez-vous, au
moyen de ce précepte, glorifier la loi de Dieu !
Ensuite, le sixième paragraphe après le dixième (dit) : Ceci
1. On voit qu'en général le Bàb se montre très-peu exigeant sur la
pratique des dévotions extérieures. Plusieurs fidèles croient mena
qu'il n'y tenait pas et ne faisait que céder à un certain respect pour la
coutume établie qu'il ne voulait pas trop violenter.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 523
importe à la justice de Dieu que, de toute chose qui a la valeur
de cent miskals d'or, quelle que soit cette chose, tous donniez
la valeur de vingt miskals, au nom de Dieu, lorsque le cercle
(d'une année) a passé sur (cette chose) et qu'elle n'a pas déchu
de ce qu'elle valait d'abord, (que vous donniez, dis- je, cette
valeur) à «Celui que Dieu manifestera.» Certainement (ce der-
nier) donnera à chacune des Lettres de l'Unité l un miskal,
excepté à la première Lettre (au Bâb) 2 à laquelle il donnera
deux miskals, et, en vérité, jusqu'au temps où « Celui que
Dieu manifestera » sera apparu, (il faudra remettre ce
tribut) à celui (des prophètes ou des lieutenants de Dieu) qui
aura été manifesté pendant la vie (des tributaires), et, assuré-
ment, après la mort de ces derniers, (leurs dons) reviendront
à leurs enfants s'ils en ont et, s'ils n'en ont pas, à toute per-
sonne instituée par Dieu (pour être leur héritier). Que toufr
agissent ainsi.
Cet ordre (doit s'accomplir) si (le propriétaire) possède par lui-
même, et s'il a plus que (ce qu'il faut pour) son entretien; et
quand on fait le compte (de son bien) après sa mort, (cet im-
pôt se prélève) sur la totalité du bien (sans faire la distinction
précédente). Ensuite (le lieutenant du Bâb ou le Bâb lui-
môme) détermine, suivant la justice, pour tout l'espace de
temps qui s'écoulera jusqu'à la manifestation (de Celui que
Dieu manifestera), la quotité de l'impôt sur l'héritage, au
taux qui lui convient. Et, en vérité, il ne faut pas que vous
soyez en retard (pour payer3).
Ensuite, le septième paragraphe après le dixième (dit) :
Lorsque le produit du prix (des objets représentés par) les mis-
kals d'or et d'argent a été remis par tout le monde en vue
J . Aux dix-huit qui forment l'unité prophétique avec Hrî.
2. Cette lettre est celle qui, jointe aux dix-huit, accomplit avec elles
le chiffre dix-neuf. Il ne s'agit pas ici du premier Bàb, mais d'une des
incarnations successives appelées ici : a Celui que Dieu manifestera. »
S. On voit ici la trace d'un établissement théocratique différent de
Tordre des pouvoirs civils et pouvant faire des lois dont l'origine, bien
que spirituelle, a cependant action sur le domaine temporel. Ce-
pendant, c'est un fait digne de remarque que le bàbysme, contraire-
ment, aux précédents asiatiques, conçoit la séparation des deux pou-
voirs.
524 APPENDICE.
do nombre des lettres (dii-neuf) et des deux fias ^ il est révélé
que le septième (de ce produit total) appartient à Dieu, et,
assurément (celui-ci) permet que, de toute chose possédée,
sauf le nombre de Dieu* certainement, on donne aux pau-
vres de la part de leur Seigneur, et à ceux qui sont em-
pêchés dans leur travail, et aux débiteurs, ou à ceux qui sont
rançonnés, ou à ceux qui sont embarrassés dans leur com-
merce, ou à ceux qui ont besoin de quelque chose dans le
voyage, et que Ton se fasse du bien l'un à l'autre. Dis : En
vérité, ce qu'il y a de plus proche, ce sont les enfants et ce
qui leur est nécessaire; ensuite la parenté.
En vérité, 0 riches! vous tous tant que vous êtes, vous êtes
les préposés de Dieu, et soyez attentifs à la fortune de Dieu
(qui est entre vos mains), et enrichissez les pauvres de la part
de votre Seigneur, et il n'est pas permis de mendier dans les
bazars, et celui qui demande, il est défendu de lui donner,
et, en vérité, l'ordre (de se considérer comme les préposés de
Dieu, quant à la possession des biens du monde, s'adresse) à
tous ceux qui font le commerce, et celui qui n'est pas en si-
tuation (de prendre les charges imposées par ce précepte),
vous, 0 les préposés à la richesse, faites parvenir (le néces-
saire) jusqu'à lui!
Et, certes, elle est indispensable pour vous, la science de
ce qui est (décrété) dans votre loi (savoir : ) que personne ne
manque de rien ! En vérité, 0 mes serviteurs, vénérez moi !
Et, en vérité, ce nombre de Dieu (le sixième des biens),
lorsqu'on l'aura prélevé sur la totalité des fidèles, pour le
donner à Dieu, et que, pour toute l'année, il sera recueilli,
et lorsqu'il sera arrivé au plus haut taux qu'il puisse atteindre,
le Point (ou tout représentant de Dieu) le prendra pour les pre-
mières et Us dernières Lettres3, et de ce que vous possédez,
1. Les deux Hâs sont Moulla Hoosseîn Booshrewyèb, la première
des lettres du Virant, surnommé la porte de la Porte, Babel Bâb, et
Celui que Dieu manifestera, qui est également la Porte, celle de sortie,
comme Moulla Hoosseîn Bouslirewièh est celle d'entrée. Le Bâb loi-
même a cessé d'être la Porte pour prendre nn rang plus élevé, après la
confereion deMoullaHoussein Booshrewièh. Il est alors devenu le Point,
2. C'est-à-dire la part attribuée à Dieu qui constitue le sixième,
3. Pour le clergé
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 525
vous ferez part aux dix-neuf principaux dévots (que vous
connaîtrez parmi vous), lorsque Tordre (qui les fera connaître
sera arrivé pour vous).
Que chacun donne le nombre Hâ * suivant ce qu'il peut
(c'est-à-dire cinq ashrefys, ou cinq krans ou cinq pouls) d'après
ses ressources, à ses parents, et que les parents entre eux
(se donnent), pour peu qu'ils soient croyants!
Ensuite, le huitième paragraphe après le dixième (dit) :
Jeûnez tous les ans pendant le mois d'Alâ (le dernier des
i 9 mois de l'année) et avant que ne soient mûrs l'homme et la
femme, (c'est-à-dire avant) la onzième année après leur con-
ception2. (Passé cette époque), si on le veut, qu'on jeûne jus-
qu'au coucher du soleil. Et après la quarante-deuxième année,
(le jeûne) leur est remis. Pour ceux qui se trouvent entre le
lever (c'est-à-dire l'âge de onze ans) et le coucher (les quarante-
deux ans), certainement qu'ils jeûnent. Puissiez vous, au jour
de la manifestation, ne pas franchir les portes du feu !
Autant que vous le pourrez (dans le mois du jeûne), don-
nez des repas avant le lever (du soleil) et après le coucher.
Et si vous croyez en celui qui sera « Celui que je manifes-
terai,» ne discutez pas à son sujet et ne mangez pas et ne bu-
vez pas et n'ayez pas des relations de femmes (dans ces repas).
(Le but qu'on doit s'y proposer est) de prendre du plaisir (à
lire et à commenter) les prescriptions de Dieu ; et ne tournez
pas vos bouches en parlant de ces sujets sacrés, tant que vous
lisez 3 !
1. C'est-à-dire, cinq.
2. Le B:\b autorise le jeûne pour les enfants comme pour les adultes
pendant le mois d'Alâ. Mais, en faisant remarquer que les adultes
pourront, s'ils le veulent, jeûner jusqu'au coucher du soleil, il donne
à entendre que les enfants n'ont nul besoin de se soumettre à cette
austérité, et le jeûne, pour eux, peut être réduit à quelques heures de
la matinée ou môme supprimé tout à fait, sans qu'il y ait faute de
leur part ou de celle de leurs parents. On voit encore ici que le nova-
teur accepte, avec répugnance et à demi, des habitudes dévotes qu'il
Juge trop enracinées et trop peu importantes d'ailleurs pour les heurter
de front.
3. Comme font les musulmans, chez qui c'est une mode dévote
d'abaisser les coins de la bouche, ainsi que de parler du nez et de ren-
verser la tOte en arrière en clignant des yeux.
520 1PÎENDKHL
Ensuite, le neuvième paragraphe après le dixième (dit) :
Chaque fois que vous entendez nommer le Point *, saluez-le
(d'une formule de louange). Faites-en de même lorsque (vous
entendez citer) les Lettres du vivant (les dix-neuf). Puissiez-
vous avoir la bonne dévotion, au Jour de la manifestation de
leur Seigneur!
Lorsque vous faites un récit (relatif à Dieu ou aux saints),
il suffit (de faire le salut) une fois*! Et la veille du vendredi
et le vendredi même, dites : « Gloire à toi, ô Dieu! donne
le salut à la nature des sept Lettres (Aly-Mohammed) et aux
Lettres du Vivant, avec gloire et élévation3!» Puissiez-vous au
jour du jugement être convaincus de ce que vous direz-la!
Ne faites pas le salut comme (vous le faites) aujourd'hui
(en l'adressant) à Mohammed et aux Lettres du Vivant. Vous
serez séparés d'eux "par un voile (au jour) de leur manifesta-
tion, dans leur dernier (jugement4). Si vous ne les saluez pas
et si vous ne les affligez pas, certainement vous les rendrez
satisfaits de vous5. Mais (pour être dans le vrai) ne les saluez
pas, faites ce que vous avez à faire (de vraiment utile, néces-
saire), et celui qui salue « Celui que je manifesterai, » Dieu le
salue mille fois. Et de même, si vous saluez les Lettres de la vie !
LA NEUVIÈME UNITÉ.
O Lui ! en vérité, moi, je suis moi, Dieu ! Il n'y a pas de
Dieu sinon moi, le plus puissant, le plus puissant ! Et, en vé-
rité, c'est à moi qu'appartient l'empire du ciel et de la terre
1. Ici, le Point c'est Dieu.
2. Les musulmans rigides affectent d'incliner la tète avec respect
chaque fois qu'ils nomment Dieu, le Prophète on on saint personnage
quelconque.
3. Ici il s'agit des douze Imams musulmans qui portent ce nom.
4. C'est-à-dire : Vous n'avez aucune espèce de rapport avec eux ni
avec leurs sectateurs.
5. A quoi sert de les saluer d'une part, et de l'autre, de ne plus les
reconnaître comme guides? Ils sont plus satisfaits qu'on les laisse
absolument en repos. Seulement, il ne faut pas les offenser, car tant
que la loi qu'ils ont prechée au monde n'a pas été remplacée par le
bàbysrae, ils représentaient la vérité et étaient pour le monde une
source de salut.
LE LIVRE DES HtâCEPTES. 527
et de te qui est entre eux I Ce qui vient de moi arrivera à toi,
à ton dernier Jour, et à ton premier jour *l
Bis : La terre entière est magnifiée pour « Celui que je ma-
nifesterai. » Au jour de sa manifestation, vous retournerez à
lui l Et si vous avez une maison et que vous y demeuriez, nous
décrétons contre vous le feu ! En vérité, ô mes serviteurs, vé-
nérez moi2 1
En vérité, les palais des rois sont à lui (Celui que Dieu
manifestera), et, en vérité, si quelqu'un fait la prière dans
ceux-ci, il est indispensable pour lui qu'il donne aux pauvres
un miskal d'argent, à moins que vous ne soyez un des té*
moins de l'Exposition3, priant au coucher du soleil avec une
autorisation (des supérieurs). Que celui-là habite (sans scru-
pule) dans ces (palais des rois), s'il en a la permission.
Dis : dans les grandes assemblées, laisse/ vide (la place) de
dix-neuf (personnes). Puissiez-vous au jour de la manifestation
n'avoir pas pris le pas (sur les dix-neuf) I Cette (prescription a
lieu) lorsqu'il y a de la place, sinon une seule place (vacante)
vous suffira. Puissiez-vous dans ce jour de la manifestation
être sauvés !
Ne vous en allez pas comme aujourd'hui, parlant de moi et
discutant sur moi et ne me saluant pas (de formules de res-
pect4). Ainsi est le premier paragraphe.
1. A la fin des temps et au jour où commencera l'éternité. Il y a
encore un autre sent : au jour où finira la période dogmatique actuelle
et où commencera l'autre période plus élevée dans la vérité absolue
que viendra ouvrir « Celui que Dieu manifestera. »
2. Cela veut dire que si, suivant la prescription qui en est faite plus
baut, vous avez dans votre maison un oratoire destiné à « Celui que Dieu
manifestera, » et que vous, propriétaire, ou plutôt usufruitier des biens
qui n'appartiennent réellement qu'à « Celui que Dieu manifestera» »
vous vous permettiez de vous en servir pour des usages profanes, vous
êtes damné.
3. Un personnage ecclésiastique. Cette prescription n'est que le
maintien du loyer que le roi paye aujourd'hui aux moullas pour avoir
le droit défaire la prière chez lui, ce qu'il possède ne lui appartenant
que par usurpation, puisqu'il n'est pas de la famille d'Aly. La
prière ne serait pas légale dans un lieu ainsi possédé sans droit; mais
le loyer payé à la mosquée est censé rétablir la légalité.
4. Cette défense est dirigée contre la passion qu'ont les Persans, les
Hindous et les Arabes de parler sans terme' ni mesure sur des sujets
théologiques.
528 APPENDICE.
Ensuite tous lisez dans le second paragraphe : En vérité,
ô médecins, craignez Dieu, et donnez des médicaments bons
et bienfaisants (tels que) Dieu les a créés, et vous, ô mes ser-
viteurs, visitez les malades.
Si quelqu'un possède une très-belle écriture, (telle) qu'elle
soit incomparable, qu'il écrive mille lignes (d'éloges de Dieu,
du Bab et des saints) et ce sera son testament, et certaine-
ment je tiendrai grandement compte de lui !
Ensuite le troisième paragraphe (dit) : Tous les rois (bâbys)
devront avoir une maison (ornée) de miroirs et leur apparte-
nant. Ils feront écrire devant eux ce qui servira d'arguments
pour (prouver) la vérité des préceptes de leur Seigneur1.
S'ils n'aident pas (à la religion), certainement Dieu pren-
dra vengeance d'eux par tous les moyens possibles et s'ils
viennent en aide à. lui (au Bab), certainement Dieu leur ac-
cordera tout ce qu'il y a de meilleur. Dis : En vérité, je t'ai
créé pour que tu donnes assistance (à la religion) et il te fau-
dra mourir (ensuite), mais je maintiendrai ton souvenir jus-
qu'au jour du jugement, dans la mémoire du Créateur !
Ensuite le quatrième paragraphe (dit) : Chaque fois que
vous vous reposez dans l'endroit retiré (de vos maisons), pre-
nez plaisir à parler de Dieu, mais si vous prenez plaisir à ce
qui a trait à « Celui que Dieu manifestera, » certainement
c'est (encore) meilleur devant Dieu que si vous prenez plai-
sir à vous entretenir de Lui. Certes, je l'ai exalté dans vos
cœurs, par les préceptes qui le concernent, avant qu'il n'ait
été manifesté (et cette glorification a été faite par) ma langue.
En vérité, ô toutes choses, vénérez-le !
Ensuite le cinquième paragraphe (dit) : Il a été prescrit à
tout homme de servir le Point pendant dix— neuf jours, dans
(le temps de sa) manifestation*, et cette obligation vous est
remise lorsqu'il le permet. Dis : Cela est la meilleure des
œuvres si vous pouvez la bien considérer !
1. Il est ordonné aux rois d'avoir les murailles de leurs palais cou-
vertes de formules talismaniques bien et richement écrites. C'est
exactement ce que faisaient les monarques anciens au moyen de
récriture cunéiforme.
2. Tout homme est obligé d'aller pendant dix-neuf jours servir ma-
tériellement le fiàb.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 529
Ensuite le sixième paragraphe (dit) : Ne prenez point le
pas sur la famille dans laquelle le Point se manifeste, (à la
condition que ceux-là (les gens de cette famille) seront des
croyants '. Dis : Ceux-là sont lesjneilleurs de (tous les hommes
qui sont) sur la terre; et si Dieu avait connu (quelque autre
famille) plus excellente dans la foi, certainement il aurait
manifesté le Point au milieu de cette famille. Demandez le
salut à Dieu pour le père et pour la mère (du supérieur ec-
clésiastique), et pour ce qui vit avec lui , et pour ce qui croit
en lui parmi les chefs de sa parenté. Si vous vous conduisez
bien avec tout le monde, puissiez-vous avoir connaissance
(du Point) avant qu'il se manifeste, et après cela (après la
manifestation), vous n'aurez aucune peine à considérer et à
comprendre. (La forme de salut à adresser aux parents du
Bâb est celle-ci :) C'est à toi qu'appartiennent, en vérité,
ô Trésor de Dieu (ô Bâb), puis aux premiers de ta parenté ,
l'Exposition de Dieu et la louange de toutes choses *. En tout
temps (existe la manifestation), et avant ces temps, et après
les temps !
Ensuite le septième paragraphe (dit) : Tenez-vous loin de
tout ce qui n'est pas de moi, et ne vendez pas et n'achetez pas
ce que Dieu n'aime pas. Et, en vérité, cela vous est interdit,
et ne faites pas cela. Vous qui êtes dans cette loi, écartez-
vous, autant que vous le pouvez, de toute action impure.
Ensuite le huitième paragraphe (dit) : Ne prenez pas de
drogues (enivrantes), ni arak, ni opium, ni les choses qui
sont au-dessus, et n'en vendez point , et n'en achetez point,
et ne vous en occupez point, sinon dans le cas où vous pren-
driez plaisir à en fabriquer 3.
1. Toute famille qui compte parmi ses membres un des dix-neuf
membres de l'Unité prophétique, ou bien un des chefs spirituels infé-
rieurs, a droit à des respects spéciaux.
2. Toutes choses signifie ici le prototype de toutes choses, c'est-à-dire
les Lettres du Vivant, la religion même. — Il faut considérer que les
mots kull-shy, toutes choses, ont la valeur numériqne de 360, et en y
ajoutant l'Élif hamzè, pour le Noktèh, pour leBàb, on a 361, qui est le
carré de 19, lequel nombre est à la fois Dieu, et l'univers et le Bàb.
3. C'est-à-dire dans le cas où vous en auriez besoin pour l'exercice
des métiers ou des arts, et je crois qu'il faut ajouter aussi : dans le cas
où vous en fabriqueriez pour les vendre aux infidèles.
30
530 APPENDICE.
Ensuite U neuvième paragraphe (dit) : Ne faites pas de
prières en commun ; mais visitez les temples et méditez, assis
sur les bancs , sur tout ce qui plaît à Dieu , et faites des prê-
ches ; excepté dans le cas où l'on prie pour les morts , et en
vérité (dans ce cas) , vous prierez (ensemble) i pendant le
temps que Ton sera réuni.
Certainement , prenez tout ce qu'il y a de bon dans vos
maisons pour (le mettre) dans vos temples (domestiques), et,
en vérité, fréquentez les temples *. C'est excellent pour vous.
Puissiez- vous, au jour de la manifestation de Dieu, être di-
ligents dans l'œuvre de Dieu I
Ensuite le dixième paragraphe (dit) : Autant que vous le
pourrez, rendez-vous possesseurs de tous les vestiges (les li-
vres qui traitent) du Point , quand môme ce seraient des (li-
vres) imprimés. Et, en vérité, les faveurs (de Dieu) descendent,
sur celui qui les possède, comme une pluie. Dis : Eu vérité,
ô mes serviteurs, c'est le meilleur des commerces! En vérité,
croyez en « Celui que je manifesterait »
Ensuite le premier paragraphe après le dixième (dit) : Cer-
tainement, purifiez vos esprits de ce qui n'appartient pas
aux Lettres Sublimes 3 1 Puissiez-vous ne pas pénétrer dans
ces horribles réalités 4, et certes ne soyez pas d'entre eux
(les infidèles) ! Et celui qui peut ne s'occuper à comprendre
que le bon, cela est bon pour lui. Pour vous, ayez votre at-
tention concentrée sur ce que Dieu a manifesté, et, en vé-
rité, il a été révélé dans la (loi du Bâb) tout ce qui a été ré-
vélé jusqu'à présent5 1
1. Chacun pour soi, à voix basse et sans s'unir aux autres assistants.
2. Il s'agit ici des oratoires domestiques. C'est la recommandation
expresse des méditations solitaires.
3. C'est-à-dire, de tout ce qui n'a pas trait au peuple fidèle du
Bâb. Les bàbys s'appellent les Lettres Sublimes, parce que toutes
leurs pensées, tous leurs désirs, toute leur vie expriment Dieu et
ses envoyés, en opposition avec les lettres emprisonnées ^^m>
qui représentent les gens enfermés dans l'erreur et l'inâdéâUé, tout ce
qui n'est pas bàby.
4. C'est-à-dire, le châtiment certain qui attend les infidèles.
5. La loi du Bâb contient toutes les révélations antérieures, et de
plus des vérités qui n'avaient pas encore été annoncées.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 531
Après ÏÉHf et le Ya, si (Celui que Dieu manifestera) veut
compléter le nombre de toutes choses (360), certainement,
avec la volonté de Dieu, vous en serez témoins *.
Ensuite le deuxième paragraphe après le dixième (dit) :
Le poil des animaux ne rend pas votre prière infructueuse ni
Tien de ce qui a vie. Pour vous, rendez grâces à la loi de
Dieu 2.
Ensuite le troisième paragraphe après le dixième (dit) : Ne
détruisez jamais aucun écrit !
Ensuite le quatrième paragraphe après le dixième (dit) :
Tous les dix-neuf ans, si vous le pouvez, renouvelez tous vos
effets 3.
Ensuite le cinquième paragraphe après le dixième (dit) :
Certes, il vous faut tracer le nom du Bâb sur tous vos objets.
Puissiez-vous , au jour de la manifestation de sa réalité , si
vous êtes restés fermes dans votre {pi, apporter vos hom-
mages à l'Arbre auguste (le Bâb)4!
Ensuite le sixième paragraphe après le dixième (dit) : Ne
frappez jamais personne !
Ensuite le septième paragraphe après le dixième (dit) :
Certes, dans l'espace de dix-neuf jours, soyez l'hôte de dix-
neuf personnes, quand môme vous n'auriez que de l'eau à
leur donner, et si vous ne pouvez pas avoir plus d'un convive
(à la fois) , amenez- le (cependant chez vous).
Ensuite le huitième paragraphe après le dixième (dit) : Ne
déchirez pas vos habits et ne frappez pas vos corps lorsque
1. Ceci explique ce fait, que huit unités du livre traduit ici n'ont pas été
écrites encore. Le Bàb, en abandonne la révélation à « Celui que Dieu
manifestera, » et qui ainsi complétera le nombre des 19 unités formant
l'unité de la loi. Jusque-là, le nombre de toutes choses restera incom-
plet. Mais ce chiffre de huit unités encore à révéler correspond à une
chose qui est représentée par le chiffre 8 : les huit demeures du pa-
radis. Ces demeures ne seront ouvertes que par les huit unités qui
restent à révéler, et elles sont destinées à tous les peuples du monde
non encore convertis, mais qui le seront alors.
2. Ceci est dirigé contre les idées musulmanes sur la pureté et
l'impureté légales.
3. Les vêtements, les meubles, les tentures, afin que tout soit tou-
jours propre.
4. Cette dénomination d'arbrt est prise de* juifs et des chrétiens.
532 APFESfDICE.
meurt quelqu'un d'entre tous. (Se le frites) jamais, jamais!
Ensuite le neuvième paragraphe après le dixième (dit) :
Chaque fois que tous préparez un poisson de mer ou de ri-
vière, dites : Au nom de Dieu, le protecteur, l'Éternel! En-
suite, mangez de tout (poisson) qui a des écailles!
la dixième rxrrit
Au nom de Dieu, le très-grand, le très-saint! En vérité,
moi, je suis moi, Dieu! Il n'y a pas de Dieu, sinon moi, le
plus parfait, le plus parfait! En vérité, j'ai révélé dans la
dixième unité que, en mérité, j'atteste que, en vérité, Lui, il
n'y a pas de Dieu, sinon moi ! Le protecteur, l'Étemel ! dis :
(C'est ici) le premier paragraphe. Ne vous écartez pas des
chiens ni d'autres (animaux), et quand même vous vous frot-
teriez à leur poil ou à leur humidité, à moins que vous n'ai-
miez à vous brosser après *.
Dis, dans le deuxième paragraphe : En vérité, Dieu a per-
mis à ceux qui croient à l'Exposition, tant Lettres (mules)
que Lettres (femelles), de contempler les femmes, lorsqu'ils
le veulent , et qu'elles le veulent , sauf à ce que les hommes
n'assistent pas, ou que (les femmes) n'assistent pas à ce que
Dieu n'aime pas dans le fait de la contemplation d'eux et
d'elles, et Dieu veut qu'il soit créé entre vous et elles ce qui
peut vous donner la satisfaction que vous aimez *.
Et, en vérité, dans le troisième paragraphe (il est dit) : Certes,
faites le partage de ce dont vous avez hérité des biens de Dieu,
de la m<3me manière que je les ai partagés entre vous. Puis-
siez-vous, après avoir accompli ce que nous voulons au sujet
des parts de chacun, entrer, au jour de la manifestation, dans
celle-ci (la part de la félicité éternelle qui vous reviendra
pour votre conduite)!
1. Pour les musulmans, on n'est pas impur quand on a touché un
animal impur, à moins qu'il ne soit resté après vous quelques-uns de
ses poils, ou bien, s'il est mouillé, que vous n'ayez gardé quelque chose
de son humidité. Pour les bàbys, cette impureté est abolie: mais il n'est
pas défondu d'éviter la malpropreté.
2. L'usage du voile et la réclusion des femmes sont abolis. Il est per-
mis aux deux sexes de se regarder librement, mais dans la mesure et
avec la réservo que doivent imposer la décence et les bonnes mœurs.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 533
Certes, croyez à « Celui que Dieu manifestera! » Ensuite,
soyez convaincus de ses préceptes.
Dis : En vérité , vos enfants hériteront d'après la supputa-
tion du Tha *. Donnez à vos (filles) des portions équitables. Dis :
Puissent-ils rendre grâces de ce que Dieu a prescrit pour .
ceux-là (les infidèles) le nombre de l'Inimitié!
Dis : Pour ce que Dieu a prescrit qu'il soit donné à vos
femmes, d'après le calcul du Ha, conformément aux nombres
Ta et Fa, partagez-le entre elles avec équité.
Dis : Pour ce que Dieu a prescrit dans la supputation de la
supputation du la ( *U ) pour vos pères, (ce qui revient) aux
nombres Ta et Kaf (v^d), décidez d'après la loi que Dieu
(vous a tracée).
Dis : Pour ce que vos mères (ont droit d'avoir en) héritage,
c'est d'après la supputation du Waw, nombre vain dans le
calcul. Pour vous, conformez, sur ce point, votre volonté à la
volonté de Dieu !
Et , en vérité , pour ce que Dieu a prescrit pour vos frères
du nombre Shyn, d'après la suppution Ha (J-^Jl), conformez-
vous à ce que Dieu a prescrit.
Et, en vérité, pour ce que Dieu a prescrit relativement à
vos sœurs, du nombre M et Mym, d'après la supputation Dâl,
soyez justes envers elles, suivant ce que Dieu, en vérité, a
prescrit.
Et, en vérité, pour ce que Dieu a prescrit pour ceux qui
vous ont instruits (et élevés) , d'après la supputation Djym du
nombre Gaf, accordez-le leur avec justice.
Dis : En vérité, Dieu a partagé votre héritage entre quatre
degrés après les trois (premiers degrés de parenté) suivants,
et en vérité, il a déterminé, par les lettres (indiquées plus
haut), ces degrés (de parenté), (de façon à ce) qu'avant les
quatre derniers , il y en eût trois. Cette prescription est tirée
du trésor de la science (déposée) dans le livre de Dieu ; il ne
sera jamais changé , ni transformé ; contemplez-le en vous-
mêmes !
Au jour du jugement dans lequel Dieu éclairera toutes les
1. C'est-à-dire en divisant par 0.
M.
534 APPEXD1CE.
lettres an moyen dn nombre Hè (•-») f, tous croirez et tous
serez convaincus en « Celui que Dieu manifestera. »
DU : En vérité, le quatrième paragraphe est l'essence de la
Loi! Il est dans votre commencement et dans votre retour
(au Créateur au Jour du jugement). ( Le voici : ) En vérité,
croyez en Dieu, celui qui est, Celui sinon lequel il n'y a pas
de Dieu ! Ensuite (croyez) à «Celui que Dieu manifestera, • au
jour du jugement, pour (produire votre retour à Dieu); en-
suite (croyez) à ce qui vous a été révélé des Livres ; ensuite,
(croyez) à « Celui que Dieu manifeste • sous le nom d'Aly
(placé) avant (le nom de) Mohammed; ensuite, (croyez) à ce
que Dieu a révélé (à celui-ci) d'une Exposition à la hauteur
de laquelle rien (dans le monde) ne saurait s'élever, si vous
attendez votre retour de « Celui que Dieu manifestera », et si
vous considérez (la vraie cause de) votre commencement !
Dis : En vérité, le cinquième paragraphe (dit) : Que toutes
choses qui méritent le nom de chose, en vérité, entrent
dans l'océan des choses permises et pures, de la façon la plus
complète , excepté celui qui ne croit pas à l'Exposition, et il
vous a été « ordonné dans le Livre que vous n'acceptiez
pas ce qu'il dit, et, en vérité, le devoir qui vous a été imposé
ne sera pas modifié par ce qu'il porte en lui-même (d'opposi-
tions et d'objections), et ne faites pas de discussions sur ce
que, en vérité, Dieu, votre Seigneur, vous a commandé. Du
reste, abstenez-vous de tout ce qui vous répugne!
Dis : En vérité, le sixième paragraphe (dit) : En vérité, Dieu
vous a défendu dans l'Exposition (de recourir) aux coups , et
quand même on vous frapperait d'un coup de la main sur
l'épaule. En vérité, ô mes serviteurs, vénérez Dieu, et, en
vérité, lorsque vous désirez de discuter les raisons et les ar-
guments, écrivez avec la retenue la plus parfaite vos objec-
tions, et, avec la convenance la plus entière, exprimez-les!
En vérité, (en agissant ainsi), vous pourrez converser avec
Dieu, votre Seigneur, au jour du jugement, en conversant
avec « Celui que Dieu manifestera, » et avec « Celui qui aura
été une porte pour arriver à lui en faveur du Créateur (le
1. Qui produit Hu, Lui : c'est-à-dire que Dieu expliquera toutes
choses par cela seul qu'il se fera comprendre dans sa nature infinie.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 535
Bâb).»Puissiez-vous ne pas avoir d'entretien avec Dieu, votre
Seigneur, et ne pas commettre d'actions qui affligent Dieu,
votre Seigneur, en affligeant « Celui que Dieu manifestera > ;
vous seriez ainsi écartés de toute compréhension et de toute
appréciation (du vrai).
Dis : En vérité, le septième paragraphe (dit) : Que chacun
de vous donne à « Celui que Dieu manifestera » une coupe
à parfums en cristal, magnifique, précieuse, au nom du Point
de l'Exposition (du Bâb) ; ensuite prosternez-vous devant Dieu !
Faites ce présent de votre propre main et non par celle de
quelqu'un qui ne soit pas vous, à moins que vous ne puissiez
faire autrement.
Dis : En vérité, le huitième paragraphe (dit) : Ne vous
prosternez que sur du cristal ! (Cette substance) contient des
parcelles de la terre du premier (du Bâb), et du dernier
(Boushrewyèh, la dernière des Lettres du Vivant). Cette
prescription (vient) de Dieu. (Elle est consignée) dans le
livre de l'Exposition. Puissiez-vous ne jamais avoir de coi**
tact avec des choses autres que celles qui sont aimées (de
DieuM)
Et en vérité, dans le neuvième paragraphe, (il est dit) : Que
chacun possède, en objets de cristal excellents et précieux, le
nombre de l'Unité (49 pièces), autant que cela lui sera pos-
sible. Et s'il ne peut (se procurer ces objets) et qu'il ne les pos-
sède pas, il lui est prescrit de donner aux pauvres dix-neuf
miskals d'or; voilà ce qui a été prescrit (quant à la mesure
de l'aumône), dans le livre de Dieu. Puissiez-vous être pleins
de respect (pour ces ordres) * l
Et en vérité , dans le dixième paragraphe, (il est dit) : Et
que les lettres (mâles) n'attendent pas, après que les lettres
femelles ont été saisies (par la mort) , plus de 90 jours pour
i. Ces personnage», ahn saints que les autres, ont éU créé» du cris-
tal, la plus pure des terres.
2. Il serait difficile de ne pas reconnaître dans cette partialité du
Bàb pour le cristal une influence de la mode la plus nouvelle. Les Per-
sans de toutes les classes raffolent de cristaux. Le roi en a des cham-
bres remplies; il n'est pas de maison, grande ou petite, qui n'en fasse
son principal ornement. Les cristaux d'Europe sont surtout extrême-
ment recherchés, et portktriièfemttt ceux de Bohême.
536 APPENDICE.
se remarier, et les lettres (femelles), après que leurs lettres
(mAles) ont été saisies (par la mort), plus de 95 jours. Telle
est la limite (fixée) dans le livre de Dieu! puissiez-vous la
révérer ! Certainement, vous' rendrez témoignage que le
royaume (de ce monde) et tout ce qui y est compris , certai-
nement, retournera (à Dieu). Et si eux (les hommes) ils met-
tent des délais plus longs que ceux qu'en vérité Dieu leur
prescrit , ou si elles (les femmes) (vont de môme) au delà de
ce que Dieu leur a prescrit , bien que pouvant (obéir) et en
ayant la faculté, il leur est ordonné (aux hommes) de donner
aux pauvres 90 miskals d'or, et (aux femmes) de donner aux
pauvres 95 miskals d'or, si cela est en leur pouvoir, et si cela
ne Test pas (la dette leur) est remise, à eux et à elles, et Dieu
ne demande de chacun qu'amour et contentement. Puissiez-
vous rendre grâces dans la satisfaction (que vous donne)
l'Exposition !
Et, en vérité, le onzième paragraphe (dit) : En vérité, ceux
qui composent un livre ! doivent écrire en tête : « 11 n'y a pas
de Dieu sinon Dieu !» et, à la fin, (il faut mettre) : « 11 n'y a
pas de garantie, sinon (par celui qui a pour nom) Aly avant
Mohammed. » Puissiez-vous, au jour que Dieu manifestera,
avoir des convictions comme celles-là ! Alors, (lorsque vous
aurez suivi les règles indiquées ici), vous serez bien conduits
dans (l'écrit que vous aurez tracé) !
Et, en vérité, le deuxième paragraphe après le dixième
(dit) : Vos enfants, il n'y a pas à leur égard d'obligations (du
genre de celles qui vous ont été prescrites dans l'enterre-
ment) de vos morts avant que n'ait soufflé en eux l'esprit (de
vie)2, et, après que (cet esprit) a soufflé, s'ils sont descendus
(du sein de leurs mères) vivants, alors, en vérité, vous, il vous
faut leur appliquer les obligations de vos morts. — Mais, s'ils
naissent morts, vos obligations sont levées, ainsi que toutes
prières pour eux, et que ni leurs pères ni leurs mères ne les
approchent (ne prennent part à leur sépulture), afin de ne
pas s'affliger, et s'il n'y a personne qu'eux (pour ensevelir
l'enfant, alors ils peuvent le faire) ; la miséricorde est de Dieu
1. Ou un écrit quelconque.
2. Il ne faut faire aucunes funérailles aux enfants mort-nés.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 537
ainsi que la douceur est dans le Livre. Puissiez-vous compter
sur les jours (que) Dieu (manifestera)!
Et, en vérité, le troisième paragraphe après le dixième (dit) :
Il vous a été permis par l'Exposition de vous organiser par
unités distinctes (19 par i 9) afin de pouvoir tous distribuer
entre vous les nombres du Vivant. Puissiez-vous vous honorer,
par cette situation, devant Dieu, votre Seigneur !
Dis : En vérité, le Point (le Bâb) est la marque de l'arbre
sublime ; puis le Vivant (les dix-huit) est la marque de la pre-
mière (source) de la vie ! Approchez-vous ^vous-mêmes, (par
tous vos efforts) de cet état 1 Puissiez-vous, au jour du juge-
ment, ne pas être séparés par un voile de « Celui que Dieu
manifestera, » et ensuite de la première (source) de la vie !
En vérité, celui que u Dieu manifestera », lorsqu'il se mani-
festera, ce sera sous la forme du Point (d'un Bâb) ou (sous
celle des Lettres) du Vivant (sous les formes de dix-huit pro-
phètes ou de l'un de ces prophètes). Et, en vérité, ce (dernier)
proviendra de la Vérité, de la part de Dieu. Il n'y aura pas de
doute en lui. En vérité, nous croirons tous en lui. Et, en vé-
rité, (la source) première de la vie (est manifestée) soit qu'elle
se présente sous la forme (des dix-huit Lettres) du Vivant,
soit que ce soit sous celle du Point (du Bâb). Et (dans tous les
cas), en vérité, ces (manifestations) sont les noms primitifs
(de Dieu par lequel s'opèrent toutes choses). En vérité, nous
croyons tous en eux (en ces noms) !
. Et, en vérité, le quatrième paragraphe après le dixième
(dit) : que Dieu a prescrit à vos pères et à vos mères de vous
entretenir depuis votre naissance jusqu'à la dix-neuvième
année d'une façon complète, et (il vous a prescrit), à vous, que
vous les entreteniez jusqu'à la fin de leur vie dans le cas où ils
ne pourraient pas le faire eux-mêmes, et, (Dieu leur a pres-
crit) de vous entretenir lorsqu'ils le peuvent, et que vous-
mêmes n'êtes pas sur la terre du nombre de ceux qui le peu-
vent (faire). Cette (prescription a lieu) . pour que tous (les
croyants restent en dedans des obligations de leur foi, et si
quelqu'un d'entre eux s'en trouve séparé, alors, en vérité,
vous, pardonnez-lui, et celui qui est séparé des obligations
(imposées par) Dieu sur (le sujet traité ici), certes, il est
538 APPENDICE.
indispensable pour loi que, chaque année, il donne i9 mis-
kals d'or dans le chemin de Dieu ; (e'est) de règle (étroite)
dans le Livre de Dfcem. Puissiex-vous vénérer (Dieu) !
Et, en vérité, le cinquième paragraphe après le dixième
(dit) : Ne chevauches pas sur les vaches, et ne leur faites
porter aucun fardean, si vous croyez à Dieu et à ses préceptes;
et ne buvez pas le lait de l'ânesse, et ne lui imposez pas,
ainsi qu'aux animaux autres que l'âne, d'autres charges que
celles qui sont proportionnées à ses forces. C'est là ce que,
en vérité, Dieu a ordonné ! Puissiez-vous le respecter !
Et ne chevauchez sur aucun animal si ce n'est avec la selle
et l'étrier, et n'en montez aucun que vous ne puissiez être
en parfaite sûreté sur son dos et, en vérité, Dieu, certes, vous
interdit cela d'une interdiction très-grande !
Ne mettez pas les œufs en contact avec quoi que ce soit qui
puisse les gâter avant leur cuisson. C'est l'œuf que, en vérité,
Dieu a déterminé pour être la nourriture du Point primitif
au Jour du jugement et (la nourriture) de ceux qui étaient
avec lui M Puissiez-vous rendre grâces! Et, en vérité, s'il se
montre dans l'œuf quelque peu de sang, (l'œuf n'en reste pas
moins) licite pour vous, et, en vérité, il est pur, et (si) vous ne
le mangez pas, (par simple dégoût, il n'y a pas de mal). Puis-
siez-vous ne jamais contempler quelque chose de plus répu-
gnant!
Et ne vous embarquez pas sur un navire, à moins que vous
ne possédiez pas dans votre fortune assez de moyens (de
vivre), et ne disputez pas (quand vous serez embarqués), et ne
faites pas de querelles, et accordez-vous les uns avec les autres,
comme l'âme avec l'esprit
(Dieu) a prescrit à ceux qui président à la manœuvre dans les
vaisseaux d'avoir la haute main sur ceux qui sont embarqués
au nombre de ceux qui naviguent dans ce (même vaisseau),
pendant le temps que ceux qui sont dans le vaisseau sont (bal-
lottés (par les vagues), et vous, pendant ce temps (que le vais-
seau est agité), ne vous tenez pas debout et demeurez assis à
votre place; et que ce ne soit pas une place où il y ait sujet
1. Dans sa captivité à Makou, le Bab et ses compagnons se nourris-
saient principalement d'œufs.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 539
d'éprouver de la crainte, quand on s'y est établi. Et vous, de
même que vous vous appuyerez (fermement) par le dos à votre
place, de môme, dans une autre place (que vous choisirez
pour vous étendre et vous coucher); établissez-vous (solide-
ment). Et ne vous laissez pas aller en arrière, ne vous éten-
dez pas dans le vaisseau, sinon suivant la mesure où vous
(savez) certainement (que vous) pouvez (le faire sans inconvé-
nient).
(Mais) tout ce que Dieu a prescrit (comme règle) indispen-
sable dans les voyages, est abrogé pour tous ceux (qui habitent)
au-delà de la mer. En vérité, ceux-là ne peuvent pas faire le
voyage par terre, et il leur est permis d'aller par mer. En
vérité, ils prendront parmi eux-mêmes un chef pour conduire
le pèlerinage. Et ils payeront pour celui-là tout ce qu'il dé-
pensera de son bien, afin qu'il puisse les ramener (chez eux).
Le pèlerinage accompli, ils (lui) donneront dans la mesure de
leurs moyens, et s'ils ne peuvent pa» (donner assez), ce qui
manquera leur sera remis. Ils donneront aussi (au conduc-
teur) une part dans tous les profits de commerce qu'ils fe-
ront*
En vérité, le sixième paragraphe après le dixième (dit) :
(Dieu) a prescrit que tout roi de la terre donnera par année
140 miskals d'or1; puis tout grand-vézyr, 290 miskals; puis tout
gouverneur de premier rang, 160 miskals; puis tout grand
personnage religieux, 280 miskals. En vérité, ils ont affligé
« Celui que Dieu manifestera2;» dès lors, certes, ils devront
lui solder (les amendes prescrites) de leur propre main, et à
lui-même, au jour de sa manifestation. Alors, ils n'affligeront
plus, dans ce moment où tous les hommes se dresseront de-
bout, le mandataire de leur Seigneur. Puissent ceux-là (qui
payeront convenablement les amendes indiquées) être créés
à nouveau dans le (sein de) l'Exposition, dans des places où ils
1. 5 X 19 = 140.
2. C'est an lieu commun de là dogmatique orientale, que tout souve-
rain ou prince est un instrument de violence et un méchant. S'il se ra-
pent, c'est un pénitent et H est traité comme tel ; mais il ne cesse Ja-
mais, quelque bonne œuvre qu'il puisse faire, d'être en dehors du droit,
absolument comme l'était, & un autre point de vue, le bon tyran des
villes grecques dans l'antiquité.
540 APPENDICE.
auront la récompense de ce qu'ils auront fait auparavant ; ils
agiront dans la (voie de la) vérité I En vérité, ô vous (hommes),
si vous ne croyez pas à « Celui que Dieu manifestera, » (au
moins) ne l'affligez pas. Et, en vérité, dans ce jour de résur-
rection générale, ceux-là qui croient au Point premier (au
Bftb), il n'existera pour eux aucun chagrin dans (la voie de)
l'Exposition, et tous, à la (grande) résurrection dernière,
apparaîtront avec leur âme et leur esprit. Mais ceux-là (qui
ne croient pas), assurément, ils seront séparés (des croyants),
parce qu'ils se sont rangés à ce que Dieu n'aime pas, (ainsi
qu'il est déclaré) dans l'Exposition. Pour vous, en vérité, ne
les imitez pas et ne vous éloignez pas de la miséricorde de
votre Seigneur, en ne donnant pas à « Celui que Dieu mani-
festera » ce que Dieu vous a prescrit (de lui donner) dans le
Livre. Ne l'affligez pas et ne mettez pas de doute en lui, lors-
que vous entendez (exposer ses préceptes) et ne vous posez
pas vous-mêmes comme sages, (comme contradicteurs) entre
lui et ceux qui acceptent l'Exposition, dans le but de les
détourner des préceptes (du Bub). Se porter témoin devant
ceux à qui l'Exposition a été donnée (pour les détourner
de la foi), c'est une chose désastreuse pour vous et pour eux.
Puis, lorsque vous croyez et que vous n'en portez pas témoi-
gnage, c'est désastreux pour vous et sans inconvénient pour
eux, et alors, vous ne lui faites aucun chagrin (à celui que
Dieu manifestera.)
Et si (Celui que Dieu manifestera) promulgue un (nou-
veau) précepte dans cette résurrection (générale), certaine-
ment il (en) établira la vérité pour tout ce qui est sur la
terre, sans exception aucune; mais tous (les hommes) repa-
raîtront (à la vie) dans les préceptes de leur religion (anté-
rieure) et dans leurs règles (jadis prescrites) et les professe-
ront. Mais ils ne feront apercevoir dans cette œuvre rien qui
soit solide quant aux preuves, et, certainement, les prescrip-
tions de leur Seigneur témoigneront contre eux et les rédui-
ront (au silence). Certes, ils chercheront à s'aider par leurs
préceptes, et, jour et nuit, ils se fatigueront (à chercher des
arguments), et certainement eux-mêmes et tout ce qui est
d'eux-mêmes, ils l'épuiseront. Et ils penseront qu'en vérité,
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. $41
eux, ils sont dans la droite voie. Pour vous, en vérité, ô vous
qui possédez l'Exposition, ne vous mettez pas derrière un
voile, comme ceux-là!
Et, en vérité, le septième paragraphe après le dixième
(dit) : En vérité, ô possesseurs de l'Exposition, conduisez-vous
de telle façon, envers ceux qui partagent votre foi, que vous ne
preniez le vêtement de personne ni rien de ce qui lui appar-
tient1 et si (ceux qui sont sous votre conduite) prennent (quel*
que chose à leur prochain), leurs femmes leur sont interdites>
(maisUes vôtres (vous le sont également) pendant 19 jours, et
si (malgré cette défense) vous vous en approchez, il vous est
certainement prescrit par le livre de Dieu (de donner) 19 mis*
kals d'or que vous remettrez aux témoins de l'Exposition (aux
membres du clergé) qui les donneront à celui auquel le vête-
ment a été pris, ou toute autre chose qui lui appartenait. Puis»
siez-vous craindre Dieu, et ainsi guider ceux qui sont sous
votre conduite (de façon à ce) qu'ils ne fassent jamais de vio-
lence à personne I Puissiez-vous, au jour du jugement, n'avoir
pas de différends avec les compagnons de « Celui que Dieu
manifestera ! »
Faites les choses de telle sorte, sur toute la terre, que vous
établissiez un ordre (parfait) pour les habitants et les bazars
et les différents endroits, et placez chaque corps de métier
dans un lieu à lui, distinct (du quartier d'un autre métier)
afin que deux corps de métiers ne soient pas confondus en-
semble, mais qu'ils soient tous chacun à leur place, et que
tous les métiers soient rassemblés dans une seule localité sui-
vant une organisation excellente. Et, certes, faites les choses
en telle sorte que4ous les métiers soient exercés dans des ca-
ravansérails (et non pas dans des bazars), et, en vérité, cela
est plus profitable et meilleur, pour peu que vous le com-
preniez2!
1. Comme gage, et encore moins par violence.
2. Cela vaut mieux, en effet, parce que dans le bazar, le marchand
ne peut avoir que sa boutique, tandis que dans le caravansérail, il a
sa boutique, ses magasins et sou logement personnel. U n'a donc pas
à perdre de temps pour aller et venir ; il reste avec sa famille qu'il sur-
veille et conduit, au lieu de l'abandonner pendant des journées tout
entières, et peut surveiller aisément tout son bien. Mais les caravansé-
31
342 APPENDICE.
Dis : En vérité, le huitième paragraphe après le dixième (dit) :
Et ne faites pas qu'on retranche de la personne de qui ce soit la
valeur d'un cheveu, ou (quoique ce soit) qui le diminue en quel-
que chose après que Dieu a terminé (comme il Ta trouvé bon)
la création de son extérieur. Cette prescription est au livre de
Dieu. Puissiez- vous ne faire de peine à personne, et quiconque
retranche quoi que ce soit du corps d'un autre, ou change
en lui la couleur (par le sang extra vase), et, si peu que ce soit,
ou souille son vêtement, ou cherche à lui faire du mal, assu-
rément, Dieu lui interdit sa femme pendant dix-neuf mois,
suivant le livre de Dieu, et certainement, il lui est imposé,
s'il passe les limites de Dieu, (une amende de) 95 unités (mis-
kals) d'orl Puissiez-vous être pleins de respect (pour ce pré-
cepte), et ne faites pas et ne faites pas faire, et ne prenez pas
plaisir (à ce qu'on fasse violence), et enfin, ne violentez per-
sonne comme de la moutarde, si vous êtes croyants à Dieu et
à ses préceptes ; et si vous n'êtes pas croyants à Dieu et à ses
préceptes, conduisez-vous pourtant (de manière) à ne pas
troubler votre propre existence, et certes, vous, avant votre
création, vous étiez devant Dieu, une goutte d'eau extraite du
limon, et vous retournerez à n'être qu'une poignée de terre,
et (en conséquence) ne recherchez et n'aimez rien en dehors
de ce qui peut satisfaire vos semblables et dirigez par des
vues élevées votre existence dans vos actes, et ne portez la
destruction dans aucune existence après que Dieu a complété
sa forme1!
En ce que vous voulez (obtenir) de gloire des jours (qui
vous sont) comptés ou de richesses des jours (qui vous sont)
comptés, en vérité, tous ces (jours) seront retranchés de
rails sont beaucoup pins chers à établir que les bazars, parce qu'ils né-
cessitent des constructions plus compliquées. Comme elles sont aussi
beaucoup plus somptueuses, on voit que le Bàb poursuit ici sa recherche
d'une véritable reconstitution économique dans la société qu'il veut
fonder.
1. Ce paragraphe contient (entre autres choses) l'abolition de la cir-
concision. Mais il est vraisemblable que les bâbys auront peine à ob-
tenir ce résultat, car les Nossayrys qui considèrent aussi la circonci-
sion comme tout à fait inutile, la pratiquent cependant et y tiennent
beaucoup comme usage.
LE LIVRE DES PRÉCEPTES. 543
vous, et vous, après votre mort, vous entrerez dans le feu.
Alors vous seriez reconnaissants si vous n'aviez pas été créés
et si nous n'aviez pas trafiqué du chagrin à l'endroit de vos
semblables. Si vous avez été sages dans votre existence, soyez-
en reconnaissants. L n vérité, c'est peu de chose que ce que
vous comprenez.
Dis : le neuvième paragraphe après le dixième (dit) : Il n'y
a pas de précepte de Dieu, et Dieu n'a rien révélé sinon dans
(le but de) la glorification de < Celui que Dieu manifestera. »
Lorsque vous exécutez les prescriptions et les prohibitions de
sa grandeur, vous cherchez la grandeur de Dieu, et vous êtes
(complètement) séparés de toutes les œuvres du monde i
F I N
TABLE DES MATIÈRES
Pige».
I. — Caractère moral et religieux des Asiatiques. . • I
11. — L'islamisme persan . 23
III. — La foi des Arabes. — Origine et développe-
ment du shyysme 41
IV. — Le soufysme. — La philosophie 63
V. — Les libres penseurs. — Le contact des idées
européennes 113
VI. — Commencement du bâbysme 141
VIL — Développement du bâbysme 175
VIII. — Combats et succès des Bâbys dans le Mazen-
déran 195
IX. — Chute du château du sheykh Tebersy. —
Troubles à Zendjan 217
X. — Insurrection de Zendjan. — Captivité et mort
du Bâb 237
XL — Attentat contre le roi 273
XII. — Les livres et la doctrine des Bâbys 308
XIII. — Le théâtre en Perse 359
XIV. — Les tekyôhs ou théâtres 383
XV. — Les noces de Kassem 405
XVI. — Autres compositions théâtrales 439
Appendice. — Le Livre des Préceptes 461
FIN DE LA TABLE
"N
; ' f Tarit. Impr. de Pillet fils aîné, roe des Grands- A uguslins, ».